L’horizon (trop) mesuré de «The Fabelmans»

Lorsque l’enfant (Mateo Zoryon Francis-DeFord) découvre le prodige de la projection, à même son corps.

Hymne d’amour au cinéma et autobiographie sous le signe d’une famille qui se désunit, le nouveau film de Steven Spielberg construit un récit émouvant, mais se protège de toute zone d’ombre.

Depuis ses premières apparitions sur des grands écrans, il se répand comme une traînée de poudre que le nouveau film de Steven Spielberg serait un chef-d’œuvre. C’est tout à fait exagéré.

Récit autobiographique racontant son enfance et son adolescence sous l’influence de la double relation décisive pour le jeune Steven (Sammy dans le film) à sa famille et au cinéma, The Fabelmans est… un excellent scénario.

Mais c’est aussi, malgré quelques coups d’éclat, un film sagement illustratif dudit scénario, parfois même étrangement appliqué de la part d’un virtuose du spectacle cinématographique comme l’auteur de E.T..

L’exception Michelle Williams

Il faut ici sans tarder faire une exception à ces réserves. Elle concerne Michelle Williams, qui interprète la mère du héros.

Tandis que tous les autres acteurs déroulent (avec talent, là n’est pas la question) l’illustration de ce qu’est supposé être son personnage, elle insuffle à Mitzi une étrangeté, un trouble, une profondeur instable et dynamique d’une impressionnante puissance –qui finit par souligner par contraste le caractère littéral et calibré des autres présences à l’écran.

Femme, artiste, mère, habitée de pulsions obscures comme de désirs contradictoires et de projets incompatibles avec ceux de ses proches, elle est ce qu’aurait pu être le film lui-même.

Davantage que le personnage principal, Sam Fabelman, double explicite du réalisateur portraituré assez platement, Mitzi incarne en effet la tension entre l’élan lyrique que Spielberg tient à insuffler à son ode au cinéma et le dosage méticuleux dans ce qu’il choisit de raconter de sa famille, et de son propre parcours.

Mitzi (Michelle Williams), la mère de famille habitée d’élans contraires et fascinée par les tornades. | Universal

Entre papa, brave époux par ailleurs brillant ingénieur électronicien et cette maman qui a renoncé à une carrière de pianiste pour élever son fils et ses deux filles, Sammy découvre donc tout petit la magie du cinéma, matérialisée par le spectaculaire accident de train de Sous le plus grand chapiteau du monde, le film de Cecil B. DeMille de 1952, et magnifiée par la projection dans un immense cinéma archicomble.

De la côte est à la Californie en passant par l’Arizona au gré de l’ascension professionnelle du père, les membres de la famille Fabelman traverseront de multiples épisodes, épreuves, deuil, rupture, déménagements, dans l’Amérique conquérante de l’après-guerre, où sévit aussi un solide antisémitisme auquel le jeune Sammy aura affaire lors de son entrée au lycée.

Une apparition messianique

Au sein de ces tribulations familiales, le rapport au cinéma, passé la scène initiatique de l’accident ferroviaire, l’usage de la caméra et la réalisation de films, joue un rôle central.

Une scène pivot, aux allures d’apparition messianique, inscrit la référence peut-être la plus significative piochée par The Fabelmans dans l’histoire du cinéma, à savoir Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman.

Cette scène voit l’irruption d’un vieil oncle un peu fêlé qui annonce à l’adolescent à la fois la place qu’aura dans sa vie son rapport à l’art, et la contradiction insoluble que cela représentera avec son appartenance au cadre familial.

L’oncle Boris (Judd Hirsch), surgi des limbes du passé, de la Mitteleuropa et du monde des saltimbanques, prédit au jeune Sam (Gabriel Labelle) un avenir déchiré sous l’emprise de la passion artistique. | Universal

Soit, en effet, le fil conducteur le plus solide à travers l’œuvre entière de Steven Spielberg, même s’il ne la résume pas entièrement. Le motif de la prééminence du modèle familial court tout au long de la carrière du cinéaste, cadre sentimental infranchissable, horizon indépassable selon lui de l’inscription dans le monde des humains. (…)

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«Babylon», ou de la difficulté de jouir du carnaval tout en le dénonçant

Quand la débutante Nelly (Margot Robbie) s’impose au centre de l’orgie pour conquérir le centre de l’écran.

Saturé de références à la légende de Hollywood, le film de Damien Chazelle pousse à fond les puissances du spectaculaire tout en soulignant le marécage de brutalité vulgaire, voire meurtrière, sur lequel s’est construite l’usine à rêves.

Si le nouveau film de Damien Chazelle, Babylon, s’ouvre sur une scène virtuose d’orgie en passe de devenir culte, celle-ci est précédée d’un prologue tout aussi significatif. Avant la débauche de sexe plus ou moins transgressif, de dépenses somptuaires délirantes, d’absorption de montagnes de cocaïne et de niagaras de champagne qui introduira deux des trois personnages principaux, Jack et Nelly, la séquence d’ouverture présente le premier d’entre eux, le serviteur mexicain Manuel, bientôt renommé Manny.

Manuel-Manny, c’est supposé être vous et moi, tout spectateur invité dans ce pandémonium du Hollywood de la fin des années 1920 et suivantes. D’entrée de jeu, Manuel croise le chemin d’un éléphant, lequel, pardon my french, lui chie dessus dans des proportions elles-mêmes éléphantesques. Et, pour que les choses soient claires, nous chie dessus, en un impressionnant geyser dirigé vers la caméra.

Au loin, se profile le manoir inspiré du Falcon Lair, le château kitsch construit par Rudolph Valentino en haut d’une colline de Bel-Air (Los Angeles), où va se déchaîner la party extrême dont Jack, star du muet à son apogée, est la figure la plus en vue, et que va prendre d’assaut l’aspirante actrice prête à tout Nelly. Comme indiqué sur un carton, l’action se passe en 1926.

L’année suivante, Le Chanteur de jazz va tout bouleverser avec le triomphe du cinéma sonore. De Sunset Boulevard à The Artist, ce bouleversement (parfois désormais comparé à celui engendré soixante-quinze ans plus tard par le numérique) a déjà inspiré bien des films.

Hollywood face et pile

Cette double ouverture, le sketch scato avec l’éléphant et le délire festif, synthétise le projet du cinquième film de Damien Chazelle. Il s’agit de raconter à la fois le rêve doré et spectaculaire qu’a incarné Hollywood, et qu’il continue d’incarner, et son revers de brutalité destructrice, d’immondes comportements où les excès en tout genre, mais d’abord et en fin de compte ceux du fric et du pouvoir, ont régné sans partage, se gavant de la débauche comme du puritanisme, de la naïveté (mot poli pour dire «la stupidité») de beaucoup, comme de la rouerie de certains

L’éléphant du début n’est pas là par hasard, il est aussi un clin d’œil –le film est si truffé de clins d’œil qu’il semble souvent affecté de tics– aux premiers mots de l’ouvrage qui l’inspire explicitement, Hollywood Babylone de Kenneth Anger.

Publié, d’abord en France pour cause de censure aux États-Unis, en 1959, le livre signé d’une des principales figures du cinéma expérimental américain dressait un catalogue des turpitudes sexuelles, financières, addictives, des morts violentes, des trahisons, des ragots et de manipulations qui furent le sillage de l’industrie du rêve construite en Californie.

Manny (Diego Calva) et Jack (Brad Pitt), le regard fixé sur l’horizon, où scintille la gloire dont jouit le second et à laquelle aspire le premier. | Paramount Pictures

L’ouvrage s’ouvrait lui aussi sur la présence d’éléphants. Il s’agissait en l’occurrence des gigantesques animaux en stuc fabriqués pour le tournage de la séquence «babylonienne» de la première superproduction de Hollywood, Intolérance, de David W. Griffith [1] .

On ne trouve ni Griffith ni grand monde côté réalisateurs dans le film de Damien Chazelle, lequel n’évoque guère ses collègues de jadis qu’à travers une caricature assez déplaisante du génial Erich von Stroheim, qui fut détruit par Irving Thalberg le patron de la Metro-Goldwyn-Mayer d’alors, ou une plus intéressante figure de réalisatrice, qui à cette époque ne peut plus guère évoquer que Dorothy Arzner, seule femme encore admise à ce poste par l’industrie –elles avaient été sensiblement plus nombreuses dans les décennies précédentes.

Babylon accorde en revanche, et c’est rare, quelques scènes à la violence des rapports de travail, en particulier à l’exploitation sans frein des figurants, de la frénésie de tournages rentabilisés à l’extrême, contrepoint de la frénésie partouzarde et somptuaire des bénéficiaires d’un système d’une brutalité sans limites. Mais ces aperçus, qui ne participent pas du récit, contribuent aussi à donner le sentiment que le scénariste-réalisateur a voulu trop en dire, esquissant des pistes qu’il ne suivra pas, indiquant des enjeux qui resteront sur la table.

Et de fait l’essentiel du film reste bien consacré aux vedettes et aspirants vedettes selon le schéma classique gloire et décadence, ainsi qu’à ceux qui les fabriquent, les producteurs, et à ceux qui gravitent autour, échotiers, gangsters et dealers.

Une surenchère permanente

L’ampleur et la complexité de la séquence de fête convoquent inévitablement le souvenir de la tout aussi ample et complexe séquence d’ouverture de La La Land, pour aussitôt rendre évidente la différence entre elles. Autant l’hommage à la comédie musicale de 2016 trouvait son rythme intérieur, une sorte de jubilation affectueuse qui ne cessait de se réinventer en gestes, en couleurs et en rythmes, autant le nouveau film remplace la grâce par la surenchère et les effets choc.

Ce n’est ni un hasard ni un malentendu: cette surenchère permanente est au cœur de ce que veut raconter le cinéaste. Il n’empêche que cet objectif, en pariant sur la possibilité d’être à la fois dans l’hommage et dans la dénonciation, dans l’exaltation du rêve «plus grand que la vie» (pour les spectateurs aussi bien que pour ceux qui faisaient les films), tout en montrant à quel prix cela s’est payé pour ces derniers, s’avère d’emblée bancal.

Au cœur de la fête endiablée, Nelly (Margot Robbie) prête à tout affronter et à tout subir pour devenir star. | Paramount Pictures

Là se situe l’écart entre les deux films. Le premier avait trouvé la belle alchimie qui évitait le happy end conventionnel et les illusions de l’«usine à rêves», tout en faisant vibrer des accents de tendresse et une attention aux personnages. Le second, pas très bien servi par des acteurs trop âgés pour leurs rôles –celles et ceux qu’ont voit étinceler et se brûler à mort dans Hollywood Babylone étaient pour la plupart finis avant 25 ans–, et dotés de dialogues souvent lourdement déclaratifs, ne retrouve jamais la formule élégante du premier. (…)

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«Le Serment de Pamfir» et «Amsterdam»: fragilité des passages en force

Au début du Serment de Pamfir, l’impressionnant costume d’un carnaval venu du fonds des âges, toujours actuel.

Bien que très différents, le thriller de l’Ukrainien Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk et la comédie noire de l’Américain David O.Russell mobilisent des ressources de mise en scène comparables, avec des résultats similaires.

S’ils ne sortaient pas sur les écrans au même moment, nul n’aurait l’idée de rapprocher le premier film de l’Ukrainien Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk et la nouvelle réalisation du marginal hollywoodien David O. Russell. Au-delà de leurs différences, considérables, et indépendamment de l’enthousiasme, modéré, que chacun est susceptible d’inspirer, l’un et l’autre mobilisent des ressorts étonnamment voisins et significatifs.

La sombre fantaisie historique sur fond de montée du fascisme aux États-Unis dans les années 1930 et le thriller villageois dans une zone multiethnique à la frontière de l’Ukraine et de la Roumanie mobilisent le même type d’énergie: intensification des présences physiques, amplification de tous les signes, typage des personnages, passage en force de tous les affects.

Et dans les deux cas, un écart dans le temps donne un écho à l’actualité. C’est assurément l’objectif délibéré de Russell, qui rappelle la très réelle tentation nazie d’une partie des élites et du grand patronat aux États-Unis dans les années 1930, arrière-plan historique de la montée d’un populisme violent aujourd’hui. Que le film sorte quelques jours après le rachat de Twitter par Elon Musk, qui promet de faire du réseau un terrain de libre expression pour tous les complotismes radicaux, ne fait que renforcer l’actualité de cette évocation.

Bien moindre, et involontaire, l’écart temporel qui travaille Pamfir n’en est pas moins suggestif. Écrit et tourné avant l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine en février dernier, il témoigne d’une relation au territoire, à l’imaginaire, aux rapports humains très différents de ce qu’est devenu le pays dans les représentations collectives depuis qu’il résiste vaillamment aux agresseurs russes.

Dans l’un et l’autre cas, avec des moyens narratifs et sensoriels nourris par une même volonté d’emprise sur le spectateur, ces films interrogent nos perceptions de l’état du monde ici et maintenant, alors même qu’ils semblaient se situer jadis et ailleurs.

«Le Serment de Pamfir», de Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk

La première image se place d’emblée sous le signe d’un sortilège troublant, propre à déstabiliser le rapport à l’époque comme à l’inscription spatiale. Cette figure démoniaque, couverte de paille et affublée d’un masque macabre, semble venir d’un rituel moyenâgeux –c’est d’ailleurs le cas–, ou d’une civilisation exotique, alors qu’on est bien en Europe, aujourd’hui –ou du moins hier, disons: dans les années 2010.

Sous le costume du carnaval sauvage qui se prépare se cache l’homme surnommé «Pamfir»: Leonid, père de famille qui a abandonné la carrière très en usage dans cette région de contrebandier pour aller gagner légalement sa vie comme travailleur immigré en Pologne.

De retour au pays pour quelques jours, il va devoir affronter les démons qui hantent la région, et dont on ne sait trop dans quelle mesure ils décrivent des réalités ou n’apparaissent qu’en référence à des genres cinématographiques codifiés –western, film noir et fantastique.

Cela restera la limite, ou le point aveugle, de cette aventure familiale où prolifèrent potentat local violent, curé obscurantiste, flic corrompu, pratiques traditionnelles archaïques. Les tribulations du brave géant débonnaire Pamfir, ex-trafiquant rangé des voitures contraint d’y repiquer et pris dans le tourbillon des attachements (familiaux, amicaux, moraux) et des forces hostiles, ont beau être très largement balisées, elles s’inscrivent sur un double horizon intrigant.

D’une part, il y a cette présence de rites anciens, carnavals violents qui réapparaissent dans de nombreux films européens (on en a vu trois récemment au Portugal, mais aussi en Grèce, en Europe centrale, en Scandinavie). Outre leur usage spectaculaire, ils traduisent la remontée à la surface des pulsions viscérales, brutales, machistes, racistes, qui sont le terreau des populismes d’extrême droite qui ont à peu près partout le vent en poupe.

Dans les sous-bois d’une Europe en clair-obscur, des trafics aux enjeux multiples. | Condor Films

D’autre part, il y a l’espoir que constitue, dans le film, le fait d’atteindre l’Union européenne (UE), en l’occurrence la Roumanie. Il n’y a que ceux qui ne vivent pas dans l’UE pour lui attribuer ce statut d’eldorado progressiste et civilisé –ce qui n’est pas forcément aussi faux que le prétendent les citoyens européens.

Qu’en outre ce soit la Roumanie, destination qui ne fait rêver personne, dont le récent et admirable R.M.N. a rappelé qu’elle subit des travers largement comparables, et pays dont une part importante des habitants émigre ou cherche à le faire, ne peut qu’augmenter le trouble inspiré par le film. À l’évidence, la situation bouleversée par la guerre actuelle et ce qu’est devenue, pour nous, l’Ukraine, ne fait que décupler cette étrangeté, qui soulève plus de questions qu’elle n’offre de perspectives.

Le Serment de Pamfir

de Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk
avec Oleksandr Yatsentyuk, Stanislav Potiak, Solomiya Kyrylova
Durée: 1h40
Sortie le 2 novembre 2022

«Amsterdam», de David O. Russell

La ville des Pays-Bas qui donne son titre au film y joue le rôle d’un lieu utopique, où trois Américains –une riche héritière en rupture de dynastie, un médecin juif (et borgne) et un avocat noir– vivraient un moment de liberté absolue au lendemain de la Première Guerre mondiale, à laquelle ils ont pris part et dont ils ont éprouvé les abominations. (…)

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«The Woman King», une guerrière en uniforme

Nanisca (Viola Davis) qui commande l’armée féminine du Dahomey

L’épopée des combattantes du Dahomey mobilise toutes les ressources du film hollywoodien à grand spectacle, pour une histoire dont le cadre et les héroïnes sont inhabituels, mais racontée de manière convenue.

Le film raconte, avec énergie et sens du spectacle, les hauts faits d’un régiment de guerrières imposant au début du XIXe siècle la suprématie du royaume du Dahomey, en Afrique de l’Ouest.

Au centre de l’action se trouve la cheffe du régiment, Nanisca (Viola Davis), femme puissante et sage mais hantée d’un terrible secret, et une adolescente rebelle surdouée pour le combat, Nawi (la jeune actrice sud-africaine Thuso Mbedu).

Situé à une époque où le trafic d’esclaves fait encore rage sur les côtés d’Afrique, The Woman King se nourrit d’éléments historiques, à commencer par l’existence de cette armée féminine, nommée dans le film les Agojiés, mais également connue comme les Mino.

La star Viola Davis donne une présence impressionnante à la figure centrale de cette aventure pleine de combats filmés avec une grande violence (surtout du fait de l’usage du son) qui est aussi un récit d’initiation et une histoire sentimentale.

À la croisée de deux enjeux

Faire aujourd’hui de femmes noires les héroïnes d’un grand récit épique est à l’évidence dans l’air du temps, et il y a tout lieu de s’en réjouir. Le film se situe de fait à la croisée de deux enjeux, qui méritent l’un et l’autre considération.

La présence en position d’héroïnes de femmes, noires, dans un récit évoquant (y compris de manière romancée) un épisode de l’histoire africaine, donne une visibilité bienvenue, nécessaire, importante, à des personnes et à des situations longtemps occultées ou marginalisées dans les récits et dans les imaginaires.

Simultanément, la manière dont cette histoire est racontée reconduit des stéréotypes et des conventions droit venues du monde qui a toujours prospéré sur la domination et l’injustice.

N’est-il pas singulier, aujourd’hui, que tous ces habitants du Golfe du Bénin au début du XIXe siècle parlent anglais? Mais, comme à l’époque des bons vieux westerns racistes, les chants traditionnels et quelques exclamations utilisent une langue indigène pour apporter une touche d’«authenticité» (sic).

N’est-il pas singulier, et puis finalement pas tant que ça, que tout ce qui arrive dans le film est parfaitement prévisible? Tout spectateur ayant vu trois ou quatre films américains à grand spectacle peut en prédire sans mal le déroulement, reconnait en permanence les situations et les péripéties.

Manières d’occuper l’espace et le temps

Histoire de femmes noires réalisée par une femme qui joue un rôle actif dans la communauté afro-américaine du monde du spectacle (elle co-dirige le Comité d’orientation afro-américain de la Ligue des réalisateurs), Gina Prince-Bythewood, The Woman King semble répondre à toutes les exigences de légitimité.

Des femmes, des Noir·es, des Africain·es? Certes, mais cela ne change rien quant à la façon de définir des personnages, des relations humaines, des manières d’occuper l’espace et le temps. Y compris les danses, qui évoquent surtout Broadway. Ou l’entrainement des jeunes recrues, qui rappellent la manière dont les films montrent celui de Marines.

Les Agojié, une force de combat selon des modèles reconnaissables –à droite la jeune recrue Nawi (Thuso Mbedu). | Sony Pictures

Mais c’est toute la dramaturgie, aussi bien en ce qui concerne le scénario que la réalisation, qui se moule sur une forme de modélisation qui, à la différence du male gaze par exemple, n’est guère remise en question. Le «Hollywood gaze» mériterait pourtant des regards plus critiques. (…)

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«Elvis», rock star luxueusement statufiée mais aplatie

Le narrateur-manipulateur colonel Parker (Tom Hanks) et sa créature, Elvis Presley (Austin Butler).

Baz Luhrmann déploie toutes les ressources de son savoir-faire d’homme de spectacle pour composer une évocation énergique mais millimétrée et simplificatrice.

Rare privilège, Baz Luhrmann a pu modifier le logo de la multinationale qui le produit (Warner), et qui apparaît serti d’or et de pierres précieuses. De quoi afficher immédiatement le ton et l’esprit du film: l’excès de clinquant, la déferlante de kitsch.

Aussitôt après apparaît celui qui est supposé raconter l’histoire (bien qu’on puisse douter qu’il l’aurait racontée ainsi), le colonel Parker, imprésario démiurge de la star du rock, que Tom Hanks se régale à surjouer en Raminagrobis visionnaire et cynique.

Elvis, le film, est porteur d’une question à plusieurs centaines de millions de dollars: dans quelle mesure un public âgé de moins de 50 ans est-il susceptible d’être passionné par un phénomène totalement inscrit dans un monde disparu avec les années 1950-1960?

Pour les autres, plus âgés, il n’y a guère de suspense: ceux pour qui le chanteur de «Blue Suede Shoes» a été une figure importante de leur jeunesse pourront piocher à loisir dans le luxueux éventail de colifichets-souvenirs offerts par le film. Et ceux qui lui portent peu ou pas d’intérêt ne risquent pas de changer d’avis.

Deux atouts et deux ressorts

Sur une trame classique de biopic qui se garde bien de toute interrogation sur la mécanique de ce genre, Baz Luhrmann déploie les plus évidents, les plus assurés de ses atouts, qui sont au nombre de deux. L’un, plus technique qu’artistique, tient au réalisateur; l’autre, la musique, tient à son sujet.

Le signataire de Roméo + Juliette et de Moulin rouge! est un expert incontesté pour ce qui est de rendre spectaculaire, à force d’effets visuels tape-à-l’œil et de sens du tempo, des clichés de la culture populaire.

Et il dispose en l’occurrence du renfort considérable d’une poignée de morceaux musicaux historiques, chargés d’une puissance qui, même s’ils ne modélisent plus depuis longtemps les compositions à succès d’aujourd’hui, conservent une indéniable efficacité.

Comme il est si fréquent, ils ne seront d’ailleurs évoqués qu’à ce titre de citation-clin d’œil, sans avoir jamais le droit d’être joués et chantés pour eux-mêmes –il fallait un Clint Eastwood, cinéaste vraiment amoureux de la musique dont il évoquait une grande figure, pour faire entendre en entier les morceaux de Charlie Parker dans Bird.

Côté bande-son, le film bénéficie d’ailleurs, outre les multiples fragments de chansons chantées par Presley, de très nombreuses contributions d’artistes d’aujourd’hui, convoqués pour évoquer l’univers musical au sein duquel le phénomène a émergé au milieu des années 1950. Parmi les plus mémorables figure l’apparition de Shonka Dukureh en Big Mama Thornton pour un fragment de la version originale de «Hound Dog».

À ces ressources s’ajoutent deux ressorts typiques d’Hollywood –l’un du Hollywood de toujours, l’autre du Hollywood de maintenant. (…)

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«Cyrano» n’est pas une histoire de nez

Entre Roxane (Haley Bennet) et Cyrano (Peter Dinklage), une proximité indicible et un écart infranchissable.

Tel un miroir déformant, à la fois ludique et révélateur, la transposition à grand spectacle chantant et dansant de la pièce de Rostand a le mérite de faire jouer les différences avec l’œuvre d’origine, peut-être pour mieux la comprendre.

Le Studio Universal avait annoncé renoncer à la sortie en France, avant de se raviser: le film de Joe Wright a eu peu de succès aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, la Major redoutait un échec pire encore au «pays de Cyrano». Et si c’était le contraire?

Il ne s’agit pas ici de prédire un succès commercial, mais de pointer combien ce très disruptif Monsieur de Bergerac à la sauce Broadway-Hollywood a du moins de quoi intriguer sur les terres natales d’Edmond Rostand.

Edmond, justement, et son considérable succès à la scène puis à l’écran, est venu rappeler à la fin de la décennie précédente combien le Gascon au tarin majuscule demeure une figure culte. Et il est judicieux qu’un des meilleurs livres jamais écrits sur le cinéma et sa manière de s’inscrire dans une culture s’intitule fort à propos Le Complexe de Cyrano, de l’indispensable Michel Chion.

Foin donc du pusillanime réflexe interdisant d’avance à quiconque de toucher à un monument national, monument redoublé par la formidable mise en film qu’en avaient fait Jean-Paul Rappeneau et Gérard Depardieu. Les œuvres, toutes les œuvres, sont faites pour qu’on y touche –ce qui ne justifie pas qu’on puisse le faire n’importe comment.

Un réjouissant analyseur

Il convient dès lors de prêter attention à ce que fabrique précisément ce film-là, le Cyrano de Mr. Wright. Lequel s’avère un assez réjouissant analyseur des tropismes du spectacles «à l’américaine», comme disait le cher Jacques Tati, mais aussi de ce qui se joue d’important dans l’œuvre fondatrice.

Il faut pour cela, serait-on comme l’auteur de ces lignes un enthousiaste de Hercule Savinien et des vers de mirliton de Rostand, non pas accepter en tordant le pif le considérable déplacement opéré par le film mais s’en réjouir grandement. Se prêter au jeu des multiples variations, sans intégrisme ni complaisance est sans doute la meilleure manière de regarder cette production.

Cyrano, donc, n’a plus un grand nez. Son nez est même de toute petite taille, comme tout le reste de sa personne (1m38), puisque Monsieur de Bergerac est interprété par Peter Dinklage, inoubliable pour quiconque a vu Game of Thrones, ce qui fait beaucoup de monde.

Rien là d’infidèle à l’esprit de la pièce, dont le ressort dramatique principal tient à une apparence physique hors des normes dominantes, et pas nécessairement à la taille d’un tarin, fut-il pic, roc voire péninsule.

Dès lors, variante dont on voit mal ce qu’elle aurait d’inacceptable, la célèbre tirade des nez se voit remplacée par une revendication moins située du droit à la différence, qui est surtout une violente dénonciation des humiliations subies, par un personnage qui jamais ne fera mention de sa taille.

Légitime violence

Seul passage dont le texte rappelle (un peu) la prosodie de l’original –ce Cyrano-là n’est évidemment pas en alexandrins– cette scène de duel à l’épée en même temps que verbal est surtout d’une brutalité qui l’éloigne de l’original, et il n’y a nulle raison de s’en plaindre. Il y a de la colère dans cet affrontement-là, une colère légitime qui peut bien être celle de l’interprète autant que du personnage.

Improbables cadets de Gascogne, Cyrano et Christian (Kelvin Harrison Jr.) scellent le pacte qui leur permettra à tous deux de s’exprimer. | Universal

La scène du duel concentre plusieurs des caractéristiques de cette adaptation, une des principales étant que la diversité est ici beaucoup plus diverse que le seul appendice nasal: Cyrano est nain, Christian (Kelvin Harrison Jr, qui jouait Fred Hampton dans Les Sept de Chicago) et le capitaine Le Bret sont noirs, on verra aussi des gays, laissons les croisés franchouillards s’en émouvoir. (…)

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«The Batman», plus noir que noir, le trou noir

Robert Pattinson en héros revêtu de son armure et hanté par des idées de la même couleur.  | Warner Brothers

La nouvelle aventure à grand spectacle du super-héros surjoue systématiquement les aspects sombres, qui deviennent non seulement le masque de son indigence narrative, mais le signe de l’usure d’une recette.

On cherche en vain à se souvenir d’une précédente campagne promotionnelle entièrement bâtie sur le caractère négatif du super-héros et du film qui lui est consacré.

Nulle exagération ou falsification ici de la part de la publicité, la mouture 2022 de l’homme chauve-souris est effectivement définie par la noirceur de tout: du monde qu’il décrit, de l’humeur du personnage principal, des images systématiquement plongées dans la pénombre, et le plus souvent sous la pluie pour faire bonne mesure.

Warner et DC Comics auraient-ils fait de Tarkovski et Béla Tarr leurs maîtres à filmer? Pas vraiment. Ce parti pris, qui semble à la fois chercher à renouveler une franchise usée jusqu’à la corde et vouloir surfer sur des succès récents, aboutit à de curieux paradoxes, à propos d’un produit dont les objectifs mercantiles ne sont nullement mis en veilleuse pour autant.

Un concept, pas un style

Le côté hyper dark n’est ici ni un point de vue, ni une ressource, c’est ce que le marketing appelle «un concept»: une sorte de code qui doit tout affecter, indépendamment de ce dont il est question.

C’est-à-dire, contrairement à ce qu’on croit parfois, le contraire d’un style, si le style résulte de choix formels issus d’un point de vue, d’une perception du monde, d’une visée narrative et, dans le meilleur des cas, de compréhension.

Deux ombres se croisent sur la conception du Batman nouveau, celle du Dark Knight de Christopher Nolan et celle du Joker de Todd Philips: deux très bons exemples de ce qui relève précisément du style, comme aboutissement d’un projet et non comme point de départ.

Curieusement, lorsque le héros apparaît sous l’identité de Bruce Wayne, Robert Pattinson ressemble… au Joker dans The Dark Knight –la version échevelée qu’en donna Heath Ledger.

À visage découvert, celui de Bruce Wayne, un héros singulièrement destroy. | Warner Brothers

En vengeur masqué, tout son jeu consiste à paraître encore plus rigide, minéral, pesant que ses prédécesseurs –on n’est pas loin de la caricature à force de souligner combien est torturé le redresseur de torts à la noire carapace. Ce qui est particulièrement injuste pour un aussi bon acteur que Pattinson.

Le confortable «tous pourris»

Obéissant au même principe, le portrait de la société de Gotham énumère avec une sorte de délice la dépravation extrême de toutes les élites, selon un discours qui relève davantage du populisme simplificateur que de la critique des abus de pouvoirs et des trahisons par des dirigeants de l’ordre et de la morale dont ils sont supposés être les défenseurs. Dans le contexte actuel, le côté «tous pourris» a des relents aussi complaisants que nauséabonds.

Pour faire bonne mesure, le scénario ajoute dans les motivations du super-vilain la lutte des classes, mais ne fait mine de toucher au plus sacro-saint des piliers de l’idéologie dominante, la famille, que pour la réhabiliter illico.

De même, tout en affichant un pessimisme si généralisé qu’il acquiert des airs de simplisme paresseux, il se débrouille in extremis pour sauver les deux impératifs catégoriques du spectacle hollywoodien, le happy end et la possibilité d’une suite.

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«Les Éternels», super-héros stylés mais myopes

Une team diversifiée pour protéger l’humanité: Kingo, Makkari, Gilgamesh, Thena, Ikaris, Ajak, Sersi, Sprite, Phastos, Druig. | The Walt Disney Company

Confié à Chloé Zhao, réalisatrice venue du cinéma indépendant, le nouveau blockbuster Marvel témoigne d’une certaine ambition narrative et visuelle, à défaut d’un propos véritablement neuf.

Une certaine curiosité accompagne forcément la sortie du nouveau produit Marvel, du fait de sa réalisatrice. Chloé Zhao a en effet parcouru un chemin aussi rapide que remarquable, des marges du cinéma ultra-indépendant au cœur de l’industrie hollywoodienne.

Jeune chinoise expatriée aux États-Unis, un temps installée dans une réserve sioux, elle y a tourné ses deux premiers longs métrages, les excellents Les chansons que mes frères m’ont apprises et The Rider. Situés au carrefour d’une recherche d’écriture associant documentaire et fiction et d’une attention sensible aux exclus, ces films ont été à juste titre remarqués dans les milieux du cinéma art et essai le plus exigeant.

Elle s’est ensuite imposée avec aisance dans le cadre d’un cinéma d’auteur pouvant jouir d’une plus ample visibilité, grâce notamment à son alliance avec une actrice de renom, Frances McDormand. Ce mouvement, considérablement amplifié par une pluie de récompenses (Lion d’or au Festival de Venise, Golden Globes et Oscars), a fait de Nomadland l’un des principaux événements cinématographiques de l’immédiat avant-Covid.https://www.youtube-nocookie.com/embed/Fn8-LOuP9Zk

Au moment où Chloé Zhao recevait ces consécrations méritées, elle avait déjà réalisé Les Éternels, ce qui signifie que l’industrie, dont on a toujours tort de sous-estimer la clairvoyance, l’avait repérée avant. Et qu’elle avait décidé de lui confier le méga-budget d’un blockbuster destiné si possible à lancer une nouvelle franchise. Soit des investissements considérables pour des objectifs commerciaux encore plus gigantesques.

Deux questions pour deux missions

Qu’allait pouvoir faire une telle réalisatrice dans un tel contexte? Voilà une question plus intéressante, et plus ouverte, que de savoir si la énième teamde super-héros bodybuildés allait sauver le monde des manœuvres d’un hypervilain. Les réponses de Chloé Zhao à la mission qui lui a été confiée se situent sur plusieurs plans.

La marque la plus apparente de la singularité de la réalisatrice est de trouver, dans les limites du genre, une certaine élégance aux choix visuels qui définissent le graphisme du film. Le recours à de fines lignes dorées qui redessinent et réorganisent les espaces et les corps, et l’usage de couleurs légèrement désaturées et associées de façon complexe, participent d’un design moins grossier que ce dont on a l’habitude en pareil milieu.

Au fil des situations, une série de jolies trouvailles conforteront cet aspect du film, qui a clairement fait l’objet d’une exigence inhabituelle.

Des choix visuels inhabituellement sophistiqués. | The Walt Disney Company

La caractérisation des membres du groupe des Éternels envoyés par une divinité toute-puissante supposément pour protéger les humains d’une horde de monstres extraterrestres marque aussi une certaine originalité quant à l’identité des différents protagonistes.

Si Hollywood se sent désormais obligé à un affichage multigenre et multiracial politiquement correct, affichage qui n’est d’ailleurs pas non plus étranger au choix de Chloé Zhao elle-même par les producteurs, le film va plus loin qu’aucun blockbuster de super-héros dans cette direction.

Un casting qui insiste sur la diversité

Respectant la parité (grâce à la féminisation de deux membres de la troupe, Ajak et Makkari, personnages masculins dans la BD éponyme de Jack Kirby), et dirigé par une femme, Sersi (jouée par Gemma Chan, britannique d’origine chinoise), le groupe des dix super-héros comprend ainsi une personne noire et gay (Brian Tyree Henry, dont le personnage vit en couple avec un Arabe), une jeune femme sourde muette (Lauren Ridloff), un Indien d’Inde (Kumail Nanjani), un Asiatique d’Extrême-Orient (Don Lee), un personnage qui pourrait être latino ou amérindien (Barry Keoghan), une autre qui parle avec un accent espagnol (Salma Hayek)…

Même le seul mâle blanc de la bande (Richard Madden) est doté d’un fort accent écossais, ce qui ne manque pas d’un certain humour pour un être supposé venir de la planète Olympia –la définition des personnages brode surtout sur le panthéon gréco-romain et homérique, même s’il emprunte aussi à d’autres mythes, de Peter Pan au star-system de Bollywood. (…)

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«Dune», superproduction sauvée par sa (relative) modestie

Un frêle jeune homme nommé Paul Atréides (Timothée Chalamet), prince, héros ou messie. | Warner Bros.

Fidèle pour l’essentiel au roman de Frank Herbert, le film de Denis Villeneuve réussit à allier dynamique, partis pris esthétiques personnels et complexité.

On pourrait le dire ainsi: il n’y avait aucune raison pour que Hollywood ne s’empare pas de l’univers de science-fiction créé par l’écrivain Frank Herbert. Et en ce cas, le film de Denis Villeneuve est sans doute le mieux de ce qu’on peut en attendre.

Écrit au milieu des années 1960, Dune est un roman magnifique, épopée visionnaire qui, en recyclant des figures pour l’essentiel empruntées aux récits de chevalerie, anticipait nombre des grands enjeux des temps à venir –comme avant lui Isaac Asimov, en même temps que lui Ursula Le Guin et juste après lui John Brunner.

C’est-à-dire des auteurs qui ont pensé, sous forme de récits déplacés dans le temps et éventuellement l’espace, des organisations de sociétés complexes, permettant de mettre en évidence des mécanismes sociaux à l’œuvre et des développements possibles, avec toute la licence d’une grande imagination romanesque. Soit une autre approche que ces autres grandes figures de la science-fiction que furent Ray Bradbury, Arthur C. Clark ou Philip K. Dick, bien davantage préoccupés par la psychologie, voire la métaphysique.

 

Un projet d’affiche pour l’adaptation rêvée par Alejandro Jodorowsky, et qui ne vit jamais le jour.

Porter Dune sur grand écran est un projet si ambitieux qu’il a découragé de multiples tentatives, et mené à l’échec, différemment, l’entreprise ultra-ambitieuse de Jodorowsky, interrompue, et la tentative décevante de David Lynch.

Dépasser une contradiction fatale

Ces deux précédents ont buté sur la même contradiction, l’écart entre une inventivité narrative et visuelle très sophistiquée, et le présupposé des seuls organismes capables de financer un tel projet, les grands studios hollywoodiens, en faveur d’une simplicité, d’une lisibilité et d’une attractivité immédiate pour un très large public états-unien et international.

 

Denis Villeneuve est celui qui s’est avéré capable de résoudre cette équation difficile, en bénéficiant d’un facteur qui existait déjà lors des précédentes tentatives, mais était loin d’être aussi prégnant qu’aujourd’hui, la possibilité de décliner de manière presque infinie, la «franchise» créée par un premier film s’il obtient suffisamment de succès.

Dune, devenu entre-temps le roman de science-fiction le plus vendu au monde, est en effet le premier (et le meilleur) volume d’un «cycle» de six titres, qui offrent toutes les ressources pour des suites, des prequels, des spin-offs, des sérialisations, et toute la lyre des procédés de marketing qui sont devenus le principal mode de fonctionnement de l’industrie de l’entertainment. Sans oublier les treize volumes consacrés à l’«univers de Dune» cosignés par le fils de l’écrivain, Brian Herbert, et Kevin Anderson.

Encore fallait-il à Villeneuve trouver la possibilité de mener à bien cette première mission, qui ouvrirait ensuite le chemin vers une prolifération de sous-produits dont rien n’assure qu’il les réalisera. La réponse relève de vertus rarement présentes dans de tels environnements, la modestie et le goût.

Ou plutôt le début de réponse: ce n’est pas Dune qui sort dans les salles françaises le 15 septembre, mais la première moitié –de même que le livre fut à l’époque d’abord publié en deux partie

Contre la suprématie des machines

Modestie? Pas de malentendu: Dune est une énorme production à grand spectacle pleine d’effets spéciaux incroyablement onéreux et de vedettes rémunérées de manière extravagante. S’il y a bien de la modestie, c’est à l’intérieur de cet appareillage.

La modestie consiste, d’abord, à se mettre au diapason du texte, et à ne jamais chercher à «pousser les feux» des éléments spectaculaires ou sentimentaux. Ceux-ci existent, mais viendront en leur temps, et pas davantage.

 

Un fantastique loin de la surenchère et des effets –Rebecca Ferguson dans le rôle de Dame Jessica, la mère de Paul. | Warner Bros.

Cette retenue concerne en particulier l’utilisation des effets visuels: le film utilise évidemment une grande quantité de trucages numériques, mais s’abstient d’en surcharger l’écran, les cantonnant à un rôle d’outil, ce qui d’ailleurs fait écho à un des partis pris du roman (partis pris d’ailleurs extraordinaire pour l’époque de sa rédaction): l’histoire se passe dans une ère où a été proscrite l’intelligence artificielle.

Cette dimension de la narration, qui transfère ou restitue aux humains des puissances que nous aussi déléguons désormais aux machines, trouve sa traduction visuelle dans la relative sobriété des représentations, sobriété en phase aussi bien avec l’ambiance d’un récit situé sur une planète complètement désertique qu’avec un de ses principaux thèmes, l’écologie. (…)

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En Chine, la grande glaciation du cinéma

L’entrée du Musée du cinéma de Shanghai, sous bonne escorte

Un ensemble de mesures volontairement spectaculaires marque la volonté des dirigeants de contrôler de manière beaucoup plus rigoureuse le monde des films, sur fond d’affrontement de plus en plus tendu avec les États-Unis.

Depuis le début du mois d’avril, une nouvelle réglementation impose à toutes les salles de cinéma chinoises de projeter au moins deux fois par semaine des films à la gloire du Parti communiste chinois (PCC), dont le centenaire sera officiellement célébré le 1er juillet, comme l’a récemment indiqué le magazine des professionnels de Hollywood, Variety. Les salles appartenant au circuit «art et essai» doivent quant à elles projeter de tels films au moins cinq fois par semaine.

Au moment où l’exploitation en salle est repartie sur les chapeaux de roue, installant la Chine très loin devant les autres pays, à commencer par les États-Unis, grâce à la maîtrise –incomplète mais très significative– de la pandémie, cette mesure vient compléter une batterie de reprises en main par les autorités d’un secteur dont la popularité ne se dément pas.

Le cinéma en République populaire de Chine n’a jamais été libre, et même dans les périodes dites d’ouverture, la censure s’est exercée avec rigueur, interdisant des films, exigeant des coupes, obligeant certains titres à des sorties ultra-confidentielles, privant du droit de travailler les réalisateurs s’éloignant des règles en vigueur, règles pour la plupart non écrites.

C’est pourtant en naviguant à vue au milieu de ces obstacles que trois générations de réalisateurs sont parvenus à faire exister, parfois clandestinement, parfois seulement à l’étranger mais aussi parfois en Chine même, un considérable ensemble d’œuvres d’une immense liberté d’expression.

C’est aussi dans ce contexte que s’est développée, sur un modèle hollywoodien, une puissante industrie. Mais il est possible qu’on arrive à un tournant dans ce processus qui date du début des années 1980 pour l’invention artistique (la «cinquième génération») et du début des années 2000 pour l’essor économique de masse.

Changement de tutelle

Si la pleine liberté n’a jamais existé pour le cinéma en Chine, il ne fait aucun doute qu’un sévère tour de vis lui a été imposé en 2018, avec le remplacement du Bureau du cinéma, département d’une administration publique avec laquelle les réalisateurs avaient dans bon nombre de cas appris à négocier, et qui à sa façon se souciait des films, par la direction de la propagande du Parti communiste, beaucoup plus rigoriste, et indifférente aux singularités du secteur.

Ce contexte a vu le nombre de films interdits augmenter, y compris au détriment de productions qui n’avaient rien de marginal ou d’ouvertement transgressif. C’est qu’à la défiance envers toute déviation idéologique s’est ajoutée chez les dirigeants chinois la volonté de contrôler la puissance économique d’entrepreneurs nés sous l’égide du système, mais auxquels la réussite offrait des marges d’autonomie devenues intolérables.

                                                        La star Fan Bing-bing, accusée de fraude fiscale massive. | Zhu Jiahao / SIPA ASIA / SIPA

En outre, la visibilité de ces acteurs-là, connus du grand public, permettait de faire des exemples plus spectaculaires que dans d’autres secteurs. Aussi bien le gigantesque consortium Wanda, qui posséda un temps le plus grand circuit de salles du monde, que Fan Bing-bing, la star féminine la plus populaire, ont été condamnés pour des pratiques dont tout indique qu’elles étaient effectivement illégales, mais qui ont aussi été le moyen de leur faire payer d’avoir pu paraître empiéter sur la gloire du Parti et de son grand leader.

L’ennemi américain

Le 2 avril a été publiée une première liste des films. Non seulement les salles ont obligation de les programmer, mais elles doivent en outre faire en sorte que les séances soient pleines grâce au choix des meilleurs créneaux horaires, à des tarifs attractifs, à des partenariats avec les collectivités.

Une image du classique Combattre au Nord et au Sud où la glorieuse Armée populaire de libération balaie les troupes du Kuomintang. | Capture d’écran 老电影 Chinese Classic Vintage Movies via YouTube

Cette liste comprend aussi bien des films des tout débuts de la République populaire tels que Combattre au Nord et au Sud (1952) et le classique Détachement féminin rouge (1961) de Xie Jin, qui devait servir de base à l’«opéra révolutionnaire modèle» du même titre durant la Révolution culturelle, que des réalisations récentes, dont le blockbuster Le Sacrifice (2020), situé durant la guerre de Corée, et assez directement inspiré du Dunkerque de Christopher Nolan.

Cette directive s’inscrit dans le processus qui doit mener à la création d’une «atmosphère festive et chaleureuse» dans la perspective de la célébration du centenaire du parti au pouvoir et sa propre glorification par Xi Jinping, comme l’a expliqué au cours d’une conférence de presse le responsable du cinéma au bureau de la propagande, Wang Xiao-hui.

Bande-annonce du Sacrifice réalisé par Guan Hu, Frant Gwo et Lu Yang.

S’y est ajoutée la déclaration d’un porte-parole militaire mettant en valeur la réalisation de superproductions à la gloire de l’Armée populaire de libération, dont La Bataille du réservoir de Chosin (une victoire chinoise sur les Américains pendant la guerre de Corée), réalisée par Chen Kaige.

Le temps est loin où cette figure de proue de la «cinquième génération» incarnait un renouveau artistique et une liberté de ton transgressive, notamment avec son deuxième long-métrage, La Grande Parade (1986), consacré déjà à l’armée, mais bien différemment, et immédiatement censuré. (…)

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