«Anatomie d’une chute», une femme au risque de tous les mots

Fragile et puissante, la romancière Sandra (Sandra Hüller), accusée à la fois solitaire et très entourée.

Consacré d’une légitime Palme d’or, le film de Justine Triet construit autour de son personnage féminin un passionnant réseau de tensions, de doutes et d’exigences.

D’emblée, rien ne va. Cette balle qui dévale seule l’escalier du chalet. La musique trop forte qui vient du premier étage. Les réponses de la romancière, errant entre séduction et repli derrière un verre de vin, esquivant les questions de l’étudiante venue l’interroger. Le léger décalage des gestes de l’enfant qui donne un bain à son chien.

En quelques scènes, aucun événement, aucun drame ne se sont produits, mais le monde est tout entier instable, saturé de fragilités et de tensions. Décidément la musique qui vient du hors-champ est trop forte, l’étudiante s’en va. Ou bien s’enfuit-elle? Le petit garçon sort promener le chien dans la montagne alentour, au dessus de Grenoble. À son retour, Daniel trouve son père mort devant le chalet familial. Accident, suicide ou meurtre?

Consacré par une des Palmes d’or les plus judicieuses que le Festival de Cannes ait attribué depuis longtemps, et méritant la plus grande attention indépendamment des débats suscités par le discours, parfaitement fondé, de la récipiendaire, le quatrième long métrage de Justine Triet arrive sur les écrans précédé d’une réputation méritée. Il arrive, aussi, avec la réputation d’un film de procès, ce qui n’est qu’en partie exact.

Il y aura bien un procès dans Anatomie d’une chute, celui de Sandra, l’écrivaine et mère de Daniel, épouse de l’homme mort. Elle est accusée de l’avoir tué. Mais si l’enquête de police et la procédure judiciaire s’enclenchent aussitôt la découverte du corps, le procès lui-même ne commence qu’à la 52e minute d’un film de 2h30.

Et si une part importante du film se déroule en effet dans une salle d’audience, c’est selon une dramaturgie qui ne répond que très partiellement aux règles du «film de procès» comme genre cinématographique, règles établies principalement par le cinéma américain classique, dont le titre cite d’ailleurs un des fleurons –Anatomy of a Murder d’Otto Preminger, devenu Autopsie d’un meurtre en français.

ouverture_anatomie_dune_chuteSandra au centre d’une version de la dramaturgie judiciaire, face à la présidente (Anne Rotger) et à son avocat (Swann Arlaud) sous le regard de l’expert psychiatrique (Wajdi Mouawad) et du public, mais en l’absence de jury. | Le Pacte

Côté procès à l’écran, le film de Justine Triet appelle également la comparaison avec un autre grand film français récent situé lui aussi pour l’essentiel dans un tribunal, Saint Omer. Le film d’Alice Diop déplaçait davantage les règles du genre, en éliminant d’emblée la question de la culpabilité de l’accusée, pour mieux interroger un grand nombre de questions cristallisées par son acte.

Alors qu’Anatomie d’une chute garde en suspens, en les séparant, le fait de savoir si l’écrivaine est coupable et celui de savoir si elle sera condamnée. Cette double question est un ressort dramatique du film, mais pas son principal enjeu.

Un point fixe et de multiples flux

Autour de Sandra, son fils, son avocat (qui est un ancien amoureux), l’avocat général seront les principaux protagonistes d’une quête qui passe par de multiples voies, dont celles des enquêtes policières et judiciaires ne sont que les plus apparentes et les plus codifiées.

L’avocat général (Antoine Reinartz), redoutable virtuose de l’emploi des mots et du changement de registres de discours pour mieux déstabiliser sa cible. | Le Pacte

Dès lors, la réussite impressionnante du film passe par l’agencement d’un point fixe et d’une multitude de flux. Le «point fixe», c’est Sandra. Tout tourne autour d’elle, part d’elle et y revient. Tour à tour ou simultanément puissante et fragile, instinctive et calculatrice, artiste, mère et femme à la fois autonome et désorientée, celle à qui l’actrice Sandra Hüller offre une présence impressionnante d’intensité et de diversité est la source ou la cible de ces multiples flux.

La cinéaste et la comédienne composent ainsi une figure féminine hors du commun, figure capable de mobiliser de multiples affects sans être, loin s’en faut, conforme aux critères habituels d’une héroïne, conquérante, machiavélique ou victime.

Les flux sont, eux, de natures très diverses. Ils se matérialisent de la manière la plus apparente par des types de discours. Autour de Sandra ou émanant d’elle, circulent ainsi les formes du discours juridique, du discours médiatique, du discours médical, du discours littéraire, à un moment un discours mystique… Ils se combinent, s’entrechoquent, se font écho pour mener dans des directions différentes, voire opposées.

L’exigence factuelle d’un enquêteur face au trouble d’un enfant malvoyant à relater des événements qui l’affectent tragiquement ou l’interprétation d’indices par des techniciens qui peuvent leur faire dire tout et son contraire contribuent à ce déploiement des possibles, d’après lesquels des choix devront être faits, des décisions prises.

Ils interfèrent avec des formes plus intimes, mais pas forcément moins codées, la manière dont une mère parle à son fils de 11 ans, dont un mari mal dans sa peau et dans son couple parle à sa femme, dont un ex parle à celle qu’il a aimée, qu’il aime sans doute toujours.

Vincent (Swann Arlaud), l’avocat, et Sandra, sa cliente, qui est aussi un amour de jeunesse auquel lui n’a pas renoncé. | Le Pacte

Sandra est allemande mariée à un Français. Jugée en France, elle navigue entre sa langue maternelle, la langue du pays où elle se trouve (qu’elle maîtrise mal) et l’anglais comme mode d’expression intermédiaire, avec des interlocuteurs plus ou moins capables de le comprendre, ou disposés à le faire.

Cette pluralité des idiomes, et la circulation entre eux, sont le marqueur le plus évident de cette infinie labilité des modes d’échanges qui ne cesse de tendre le film dans de multiples registres. Cette labilité saturée de significations s’invente aussi en jouant de l’immense nuancier du langage corporel, où parfois ce qui est énoncé compte moins que le rythme d’un geste, une mimique, un regard.(…)

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