« Des Apaches »: les fils du secret

HTFileDes Apaches de Nassim Amaouche, avec Nassim Amaouche, Laetitia Casta, Djemel Barek, Alexis Clergeon, André Dussolier. Durée : 1h37. Sortie le 22 juillet.

Le titre le suggère à sa façon, avec ce mot qui d’emblée mobilise plusieurs mythologies, plusieurs systèmes de référence, de Geronimo aux fortifs et de Casque d’or à La Flèche brisée. Le deuxième film de Nassim Amaouche, après le remarquable et remarqué Adieu Gary en 2008, joue – et gagne – sur de multiples tableaux. Sa richesse tient pour beaucoup à sa manière de circuler ainsi entre des cadres et des genres, sans s’y laisser enfermer, sans non plus se livrer à des pirouettes gratuites ou à des volte-face inutiles.

C’est à un étrange cheminement que convie Des Apaches, qui s’ouvre sur la lecture en voix off d’un texte peu connu de Karl Marx faisant l’éloge de l’organisation sociale traditionnelle berbère (extrait de Lettres d’Alger et de la Côte d’ Azur, édité par Le Temps des cerises), selon lui version archaïque mais accomplie du socialisme.

Ce qui mène… droit à Barbès, aujourd’hui. Là s’enclenche un mouvement qui va circuler entre drame identitaire et film noir dans un Paris contemporain filmé avec une précision d’ethnologue, pour mieux y suggérer des ouvertures de fiction, voire de fantastique.

Il est très rare qu’une écriture de scénario serve à ce point la mise en scène, par l’organisation subtile des informations peu à peu données au spectateur, la définition des personnages, et leurs relations, le moment du récit dans lequel on se situe. A nouveau il ne s’agit pas là de manipulation, mais de création des conditions d’une compréhension plus profonde, plus ample que ce que produirait un énonce plus linéaire – et d’autant mieux que, s’il accepte les règles du jeu, le spectateur en tire un plaisir certain.

Samir, paria parmi les siens, vivant à l’écart de la communauté dont il est issu, croise aux obsèques de sa mère un homme qu’il ne connaît pas : son père. S’enclenche alors une histoire complexe, entre générations, entre systèmes de vie, entre capacités à exprimer ses sentiments et à affronter son passé.

Encore cette histoire n’est qu’un des fils dramatiques, tendus par les obligations du droit coutumier kabyle, toujours en vigueur chez les bistrotiers « arabes » (!!) entre Goutte d’or et Belleville. Un père absent, une mère très belle qui travaille la nuit laissant seul son garçon… une autre histoire, la même histoire redoublée, avant ? Après ? En même temps ?

Loin d’affaiblir le film, cette incertitude lui donne une épaisseur et une humanité, qui trouvent écho dans la manière d’exister des protagonistes. Autour de Samir, le père, l’enfant, la femme, le conseil de la communauté flanqué de l’étonnant consigliere joué par Dussolier s’amusant beaucoup à rappeler Robert Duval dans Le Parrain : aucun ne se résume à sa « fonction dramatique », chacun a sa part d’incertitude – ce qu’on pourrait appeler sa liberté (de personnage de fiction).

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Entre chiens perdus sans repères affectifs et loups des affaires et de la tradition, dans le secret des conciliabules entre familles pas moins mafieuses qu’ailleurs, éclats de violence, tentatives de tendresse, notations documentaires, Nassim Amaouche tisse une architecture délicate et tendue de mystère et d’émotion. Un beau travail de l’image privilégiant les ambiances sombres et un usage ciselé de la voix off participent de ce déploiement en clairs obscurs, et de cette circulation entre psychologie, règlements de compte et méditations sur la nature et la solidité des liens nombreux et différents qui relient les vivants entre eux, et aux morts.

Tenant lui-même le rôle de Samir, le réalisateur instille une présence aux aguets, parfois presque fantomatique, visage opaque, corps qui pourrait disparaître au détour d’un couloir. Nassim Amaouche ne devait pas jouer le rôle principal, que les circonstances l’aient amené à le faire donne à sa présence une sorte de retrait, polarisé par une volonté tendue à l’extrême et un manque d’assurance, qui sont la meilleure chose qui pouvait arriver au film.

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Partant de l’extrême opposé, la visibilité maximale d’une vedette de l’écran et des médias, Laetitia Casta accomplit avec une grande élégance le chemin en sens inverse, laissant monter les parts d’ombre, se banalisant sans rien perdre de sa séduction.

Toujours en mouvement, celui de son récit mais aussi des perceptions que le spectateur en a, Des Apaches bouge entre polar, mélodrame, chronique réaliste et thriller psychologique, jusqu’à inventer sa propre issue, à nouveau en juste déplacement par rapports aux habitudes et conventions.