Alex (Tom Mercier) meets Marion (Lou Sampros)
Le premier film d’Antoinette Boulat accompagne le parcours d’une jeune femme dans les rues de Paris, aux risques et aux bonheurs des rencontres, et de retrouvailles avec le monde.
Des nombreuses différences entre voir un film en salle ou sur son écran privé, il en est une si évidente qu’on n’y porte guère attention, et qui est pourtant très importante.
Il peut arriver qu’au début d’un film, on n’éprouve aucun intérêt, voire de l’antipathie pour les personnages et les situations. Devant sa télé ou son ordinateur, il sera alors logique d’aller voir ailleurs. Dans un cinéma, la probabilité qu’on reste néanmoins dans son fauteuil est bien plus élevée.
Ce phénomène n’a rien d’anecdotique, il est la condition de la possibilité que se construise des rencontres imprévues, des découvertes avec des êtres, des lieux, des circonstances auxquelles on n’était pas d’emblée disposé à porter intérêt.
Et c’est bien en effet une des puissances décisives de l’art du cinéma, dans sa relation à des présences réelles –des corps, des voix, des gestes, des lieux…– et, condition sine qua non, à de la durée, que nous inviter à regarder, à percevoir, à apprécier autrement. Le cinéma est par excellence art de la rencontre, encore faut-il être en situation de s’y rendre disponible.
Ainsi Marion, la jeune fille autour de laquelle se développe le premier film d’Antoinette Boulat. Lorsque je la rencontre au début de Ma nuit (il faut bien ici dire «je», rien n’a de sens autre que ce qui se passe entre le film et moi), Marion ne m’intéresse pas.
Je trouve insipides les environnements qu’elle recherche, les personnes qu’elle fréquente, les codes qui organisent ses comportements et ceux de ses copines.
Marion est habitée d’une souffrance qu’on devinera peu à peu, se balade dans Paris l’été comme une étrangère à sa ville, elle se faufile dans son grand appartement bourgeois comme en territoire ennemi, affronte de manière injustement agressive sa mère elle-même clairement névrosée, circule de bandes d’amies en jeunes gens de rencontre, de jeux stupides en fêtes déjantées.
C’est son affaire, ce sont d’ailleurs surtout des décisions du scénario dont je ne perçois pas les enjeux ni la sincérité, auxquelles je ne me sens nullement tenu d’adhérer. À tous les sens de l’expression, ça ne me regarde pas. Et puis la voilà, la nuit donc, dans les rues de la capitale.
Un corps dans la ville
Et peu à peu, d’abord sans raison particulière sinon la présence à la fois intense et multiforme de celle qui joue Marion, l’étonnante Lou Sampros, et la manière dont Antoinette Boulat la filme, quelque chose commence de palpiter. Quelque chose qui entre en relation avec des émotions, des inquiétudes, des associations d’idées.
À la chronique post-adolescente s’est substituée un cinéma du mouvement. Un corps dans la ville la nuit, oui c’est beau en effet, du moins cela le devient lorsque regardé avec assez d’attention et de délicatesse.
Assez de sensibilité pour laisser apparaître de multiples facettes chez cette jeune femme plus mystérieuse, plus insaisissable, aux beautés plus diverses qu’il n’y semblait d’abord. Peu à peu le regard –mon regard– change, s’ouvre, s’étonne.
Marion en chemin vers le bout de ses peurs | Epicentre Films
Alors se produit l’irruption de ce véritable effet spécial qu’est Tom Mercier, cet acteur découvert avec émerveillement dans Synonymes de Nadav Lapid il y a trois ans.
Ensemble, lui et la cinéaste inventent des jeux avec les écarts, les dialogues dits ou retenus, de gestes accomplis ou comme déjà advenus sans avoir eu lieu. Ensemble Lou Sampros et Tom Mercier inventent une chorégraphie des regards, des rythmes, des manières d’occuper l’espace –trottoirs, parc, salle d’attente d’hôpital, chambre– au fil des péripéties qui jalonnent leur trajectoire.
Des événements, petits ou pas si petits, adviennent sur leur route, des rebondissements comme on dit. Il y a des menaces, toutes réelles, qu’elles soient dans la ville ou dans la tête. Et aussi de belles rencontres à leur tour un peu magiques, avec une femme médecin et un vieil homme noir, aussi sourd que sage –des êtres de conte de fée à peine frottés de modernité. (…)