« Kommunisten »: Haute fidélité

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Kommunisten de Jean-Marie Straub. Durée: 1h10. Sortie le 11 mars.

Le nouveau film de Jean-Marie Straub se place sous le signe d’une triple fidélité.

Fidélité à un engagement politique qu’évoque le titre. Il s’agit d’une idée communiste et non d’un parti, encore moins d’un pouvoir. Le communisme selon Straub aura toujours été du côté des déshérités, des faibles, et finalement des vaincus. Ses grandes figures se nomment Antigone ou Paul Cézanne, ses textes de références sont signés Hölderlin et Pavese. Sous l’invocation d’André Malraux, qu’il est aussi judicieux qu’inattendu de retrouver ici, le film s’ouvre avec la parole de ces hommes de chair et d’idéal, qu’attendent la torture, la prison et la mort. Les mots viennent d’une nouvelle, Le Temps du mépris, dont le titre fait surtout écho à la liquidation de l’idée en même temps que la défaite des régimes et des formules doctrinaires qui avaient prétendu l’incarner.

Fidélité, aussi, à une recherche cinématographique constamment en quête de nouvelles puissances de compréhension par l’organisation de rencontres (un de ses films s’appelle Ces rencontres avec eux, ce pourrait être le titre de beaucoup d’autres), que ces rencontres aient lieu sous forme de dialogues, d’affrontements, de recherches d’harmonies, souvent de plusieurs de ces registres à la fois.

Une dialectique, en effet, mais aux puissances et aux grâces singulières. Ces rencontres, ce sont celles des protagonistes des films, entre eux, et avec la nature, avec des textes, avec des œuvres, avec des paysages, avec le vent et la lumière. Mais ce sont aussi les rencontres de l’image et du son, de la parole et du silence, de la musique et du récit, du cadre et de la profondeur, du mouvement qui bouge et du mouvement suspendu, parce qu’en attente, ou accompli, ou encore à inventer.

Le cinéma de Straub a la réputation d’une ascèse, d’une exigence limite envers ses spectateurs. Ascèse ? Il n’est pas au contraire de cinéma plus sensoriel, plus construit sur le pari, le défi même des effets de la présence, présences des êtres, des mots et des idées tels qu’ils sont perçus, et donc enregistrés par la caméra et le micro. Exigence ? C’est l’exacte mesure de l’écart avec l’idée dominante du spectacle cinématographique, la proposition modeste et orgueilleuse à la fois, obstinée assurément, d’être entièrement avec le cinéma mais entièrement différemment.

Cela surprend, cela déroute, cela dérange. Oui. Mais en quoi est-ce un défaut ? En quoi n’est-ce pas au contraire une marque de confiance au spectateur, en sa capacité à aller voir ailleurs, comme le regard s’habitue à une lumière différente, et se met à percevoir ce qui d’ordinaire lui échappe ? Et c’est bien ce que font ces films-là.

Fidélité, enfin, à son propre parcours de cinéaste, à son propre travail – il faudrait écrire à leur propre travail, puisque ce cinéma-là a tout entier été conçu à deux, par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, depuis Machorka-Muff  en 1963 et Non réconciliés en 1965. Danièle Huillet est morte en octobre 2006, depuis Jean-Marie Straub a présenté quinze nouveaux films de durées variables, ils sont tous des « Straub-films » comme disait Serge Daney, dans la rigoureuse continuité d’une œuvre conçue à deux et accomplie au fil d’un demi-siècle. Il ne s’agit pas ici de style, encore moins de procédés, il s’agit de réponses concrètes données pas à pas, avec une rigueur enracinée dans une exigence que chacun sera libre de dire politique, mais qui est en tout cas éthique.

La fidélité, à cet égard, passe ici par le retour par des plans déjà tournés, des plans qui viennent de cinq Straub-films d’époque et de tonalités très différentes, Fortini/Cani, 1976), Trop tôt, trop tard (1982), La Mort d’Empédocle (1987), Noir péché (1989) et Ouvriers, paysans (2011). Il ne s’agit évidemment pas d’auto-citation narcissique, il s’agit de remettre au travail les travaux d’hier, de faire jaillir de nouvelles étincelles en frottant à nouveau des pierres déjà mises en formes et employées. Cette entreprise nouvelle saturée de souvenirs, voire de fantômes (fantômes d’autres époques, d’autres perceptions et compréhensions du monde) mène à une image de Danièle Huillet – est-il besoin d’insister sur cette fidélité-là ? – semant les points de suspension de cette quête obstinée, qui repasse par sa propre archéologie pour cheminer encore.

Pour qui a accompagné le parcours de Straub et Huillet depuis des années, cette retraversée inventive et altière aura quelque chose de ludique et de stimulant, par sa manière de renouveler les puissances de suggestions de plans nés dans un autre contexte. Pour qui découvrirait la Straub-œuvre à cette occasion, comme avec une offre de morceaux choisis – et pourquoi pas ? – Kommunisten recèle de surprenantes et là aussi stimulantes proposition de résistance, selon des modalités sans repos, « irréconciliables » comme ils disaient, qui évitent à ce mot « résistance » de devenir ce qui le menace tant désormais, à savoir de devenir une incantation réactionnaire.