Il était une fois… Shirin

Le 20 janvier, sortie en salle d’un film à nul autre pareil, Shirin d’Abbas Kiarostami: à la fois un conte magique, sensuel et cruel, et une mise en jeu radicale de la place du cinéaste, de l’acteur, et du spectateur.

« Dans une salle de spectacle, l’art sort des spectateurs. » Henri Langlois.

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Il était une fois une princesse. Si belle, si libre, si prête à suivre les élans de son désir. Elle fut aimée d’un roi, Khosrow, et d’un ouvrier, Farhad. Elle les aima l’un et l’autre. Elle fut malheureuse et sincère, libre et déchirée. Elle s’appelait Shirin, son histoire est une légende inspirée de personnages réels – le roi sassanide Khosrow II Parwiz (590-628) et la reine d’Arménie qui donna son nom à une ville aujourd’hui sur la frontière entre Iran et Irak, Qasr-e Chirin. Les amours de Shirin ont été chantées par le grand poème épique perse, Le Livre des rois, puis, au 12e siècle, le poète Nezâmi a dédié à son histoire sensuelle et tragique son œuvre Khosrow et Shirin, rendant ce récit aussi célèbre en Iran que le sont, en Europe, ceux de Roméo et Juliette ou de Tristan et Yseult.

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Il était une fois un artiste de cinéma. Il avait exploré jusqu’au confins des ressources de son art. Pourtant, à ses débuts de réalisateur, Abbas Kiarostami se concevait lui-même comme un pédagogue autant que comme un artiste, et c’est ainsi qu’il découvrit très tôt que les moyens de l’art du cinéma pouvaient aider à mieux comprendre le monde et à mieux le faire comprendre. Ainsi réalisa-t-il des courts métrages pour donner à voir les effets de pratiques quotidiennes(Deux solutions pour un problème, Avec ou sans ordre…), ainsi fut-il, en cinéaste, le témoin précis de la Révolution iranienne comme aucune autre révolution n’aura eu de chroniqueur, à la fois témoin et analyste(Cas n°1, cas n°2), ainsi étudia-t-il, toujours grâce à la mise en scène, les effets des systèmes d’enseignement (Les Premiers, Devoirs du soir) et de justice (Close-up) ou les comportements civiques (Le Concitoyen). Il advint qu’il y avait dans ces projets de recherche plus de grâce et de beauté que dans tant de films autoproclamés œuvres d’art, et surtout que cette élégance et cette beauté s’avéraient les moyens nécessaires pour accomplir leur tâche. Dès le début (Le Pain et la rue, le premier court métrage, L’Habit de mariage, le premier moyen métrage, Le Passager, le premier long métrage), les films de fiction portèrent eux aussi la marque de cette manière de mieux voir le monde en sachant le filmer avec davantage d’élégance.

Kiarostami a depuis longtemps affirmé que toute œuvre digne de ce nom n’était jamais offerte achevée à un public, qui serait alors réduit au seul statut de consommateur, mais n’avait de sens que si elle restait ouverte, pour être terminée par chacun, pour lui-même. Voilà 25 ans qu’il dit que c’est seulement dans le regard et dans le cœur des spectateurs qu’une œuvre s’accomplit, et que sa tâche à lui est seulement d’ouvrir le plus possible l’espace où chacun pourra entrer. Il n’est pas le premier à l’avoir dit, et mis en œuvre, même si rares sont ceux qui l’auront fait avec autant de constance et de talent. Mais il est le premier à avoir poussé au bout de sa logique cette intelligence de l’art, en filmant les spectateurs eux-mêmes pour voir et donner à voir comment les visages et les corps manifestent ce qu’éprouvent les esprits et les cœurs devant une proposition artistique. La première traduction concrète de ce renversement a été l’œuvre intitulée Tazieh, où Kiarostami filme en gros plans puis montre sur des grands écrans les visages (séparés) des hommes et des femmes assistant, bouleversés, à une représentation du théâtre religieux traditionnel qui, en Iran, commémore chaque année le massacre de Kerbala, événement fondateur de l’islam chiite. Plusieurs variations dans les modalités de représentation de Tazieh (avec le spectacle lui-même ou comme installation autour d’une captation télé) ont commencé de déployer les ressources de cette approche paradoxale : à la fois indirecte (l’essentiel n’est plus ce qui se joue sur scène ou à l’écran mais ce que se traduit sur le visage des spectateurs) et plus subtilement directe (aucun spectacle n’a de sens en soi, ce sont ses effets sur le public qui comptent).

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Il était une fois un film, Shirin. A dire vrai, il était deux fois le film Shirin. Car Abbas Kiarostami a bien, sous ce titre, réalisé deux œuvres de cinéma. Que l’une des deux ne soient perceptibles que sur la bande son n’en fait pas moins un film, celui qui raconte, de manière très simple, très « visuelle » même si ces images ne se forment que dans nos esprits, l’histoire de Shirin. Comment elle tomba amoureuse du roi Khosrow après avoir vu son portrait. Comment celui-ci la surprit nue alors qu’elle se baignait. Quels chassés-croisés les séparèrent longtemps. Comme après que Khosrow en eut épousé une autre elle fut aimée et aima en retour le tailleur de pierre Farhad. Les batailles, les ruses, les exploits, les frayeurs, les moments de joie et de désespoir. Les meurtres sanglants et les douces étreintes. Ce film dont toutes les images sont inspirées à notre imagination par le son – à nous spectateurs occidentaux qui découvrons ce récit comme, bien différemment, à des spectateurs iraniens qui le connaissent par cœur – est « vu » par des spectateurs, que nous regardons. Voici le deuxième film.

Il bénéficie du plus prestigieux casting dont jamais rêva un réalisateur : toutes les grandes actrices de son pays, à travers quatre générations, sont présentes à l’écran – parmi elle s’est glissée, on le sait, une grande actrice étrangère, Juliette Binoche. Des actrices, des vedettes, de très belles femmes. Car le film de Kiarostami ne s’appelle pas Khosrow et Shirin comme le texte dont il est inspiré, mais Shirin. C’est son histoire à elle, contée par elle, et c’est, dans la lumière réfractée sur le visage de toutes ses spectatrices, quelque chose de leur histoire à elles toutes. Elles, ces « sœurs » qu’invoque l’héroïne malheureuse, et dont le sort touche si profondément celles qui regardent, et que nous voyons. Elles, les femmes d’Iran – et aussi bien, les femmes de façon générale.

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Que regardent-elles véritablement ? De quel phénomène lumineux devinons-nous la réfraction sur ces visages si beaux, si différents, si intenses ? Nous ne le saurons pas. Pas plus que nous ne savons ce que regardait en fait Falconetti ligotée au bûcher de Jeanne d’Arc, ce que regardait Vivien Leigh au pied de l’escalier d’Autant en emporte le vent. Un rail de travelling peut-être. Ce sont des actrices.

Mais ce sont des femmes. En faire, aujourd’hui, en Iran tel que ce pays est réglementé, les uniques êtres visibles dans la lumière est à la fois une affirmation courageuse et digne, et un gag offensif : le film retourne la séparation entre hommes et femmes imposée dans les espaces publics par la loi de la République islamique, pour faire de toutes les femmes ses héroïnes, tout en transgressant ostensiblement cette loi puisqu’il y a aussi des hommes dans cette salle, même s’ils demeurent constamment dans la pénombre des arrières plans.

Il était une fois la salle de cinéma. Pour ses 60 ans, le Festival de Cannes avait demandé à une trentaine de réalisateurs du monde entier un petit film à la gloire de ce lieu dont on annonce sempiternellement la disparition ou au moins la désuétude. Kiarostami avait alors donné un petit extrait de ce qui allait devenir Shirin (avec le son d’un autre film, Roméo et Juliette, projeté hors champ). On ne mesurait pas alors ce qui devient si évident avec le long métrage achevé : qu’il s’agit aussi d’un chant d’amour à ce lieu à nul autre semblable qu’est la salle de cinéma, et d’une étude très précise de ce qui s’y joue d’essentiel. Là où se construit, dans le noir et face à une lumière deux fois réfractée – par l’écran, qui est le même pour tous, par chaque visage, qui n’est jalais le même – un rapport à l’intimité et au collectif sans équivalent dans aucun temple, aucun théâtre ni aucun stade.

Il était une fois l’histoire d’une aventure de cinéma, qui réunit un des artistes les plus renommés de son temps, un récit populaire, émouvant et spectaculaire, un grand nombre de très belles femmes… Une aventure de cinéma, c’est aussi, Kiarostami ne cesse de le dire, l’aventure d’une rencontre entre le film et des spectateurs. Tous les spectateurs ne sont pas disponibles d’emblée à assister non pas à un film mais à deux, à laisser leur esprit inventer davantage qu’à recevoir un objet tout fabriqué, à accepter l’écart entre bande image et bande son. Pourtant, si le film surprend nos habitudes, il n’y a là en lui qui fasse obstacle à une rencontre de l’émotion. L’histoire est belle et simple, il suffit de se la laisser conter. C’est l’éternelle invitation des Mille et une nuit, où Shéhérazade magiquement démultipliée nous entraine dans un conte qui est aussi notre histoire.

(Ce texte figure dans le dossier de presse du film, distribué par MK2)

2 réflexions au sujet de « Il était une fois… Shirin »

  1. C’est un grand plaisir de vous lire, et particulièrement quand vous abordez Abbas Kiarostami. Vous me l’avez fait découvrir il y a quelques années dans le journal Le Monde. Je ne vous en remercierai jamais assez.
    Kiarostami nous surprend encore, je suis impatient de voir sa nouvelle oeuvre.

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  2. Un séjour à Paris m’a permis de voir enfin ce film qui malheureusement n’était pas projeté à Toulouse…
    Shirin nous conduit à nous interroger sur notre façon d’être spectateur. Nous regardons avec attention ces femmes, attentifs au moindre de leur geste, sourire, battement de cil, mais au bout d’un moment, nous nous surprenons à ne plus oser bouger, croiser les jambes ou cligner des yeux. Comme si nous étions aussi filmés.
    L’histoire de Shirin et Khosrow est éternelle, ce qui permet au spectateur d’anticiper sur les réactions des spectatrices/actrices, il attend les larmes, l’effroi…c’est une façon de regarder l’autre qui est unique aussi.
    Ces femmes sont voilées et leur foulard parfois est quelque chose dans lequel elles se réfugient, se blottissent quand l’émotion est trop forte.
    J’ai trouvé l’ensemble d’une rare beauté.

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