Le cinéaste Jacques Rivette est mort le 29 janvier. Il avait 87 ans. Il aura incarné, de manière sans doute plus juste qu’aucun autre réalisateur lié à ce mouvement, ce qu’on pourrait appeler l’esprit de la Nouvelle Vague: sa radicalité, son goût pour l’expérimentation, son rapport intense à la fois avec l’histoire de l’art du cinéma et avec les dynamiques du monde réel.
Provincial monté à Paris de son Rouen natal, déjà passionné et grand connaisseur de littérature à 20 ans, il rencontre un aîné dans une librairie du quartier latin, Maurice Scherer, qui bientôt s’appellera Eric Rohmer. Ensemble, ils participent à la création d’une petite revue de cinéma, puis rejoignent vite la rédaction des Cahiers du cinéma, créés et dirigés par André Bazin, et avec comme collègues notamment François Truffaut, Jean-Luc Godard et Claude Chabrol. Rivette s’y révèle un critique acéré et érudit, doté d’un humour aussi vif que sa capacité d’admiration et d’analyse –un article comme «Génie de Howard Hawks», publié en mai 1953, qui jouera un rôle important dans la construction de la pensée des Cahiers, en est un bon exemple, comme le seraient ses textes sur Rossellini et Mizoguchi.
Personnalité marquante de la bande des «Jeunes Turcs» qui fait alors la réputation polémique de la revue, il est sans doute celui qui, en même temps qu’à l’esthétique, accorde le plus d’importance aux questions d’économie et de politique publique du cinéma. Il est d’ailleurs le seul à faire preuve alors d’une conscience politique, inclinant à gauche. Godard a raconté comment, ayant un jour trouvé à son goût un rythme répété par des automobilistes avec leur klaxon, il s’était fait vertement engueuler par Rivette puisqu’il s’agissait du rythme 3-2 du slogan «Algérie française», antienne de l’extrême droite d’alors. L’anecdote est significative: Godard n’était pas pro-Algérie française, mais il ne portait attention qu’à la vertu esthétique. C’est assez représentatif d’une revue dont les autres jeunes rédacteurs, faute de s’intéresser à la politique, ont souvent été taxés de réactionnaires en des temps où il était exigé d’afficher ses engagements.
L’anecdote est significative de ce qui se joue lorsque Rivette remplace Rohmer à la tête des Cahiers du cinéma en 1963 à l’occasion d’une sorte de putsch. Avec lui, la revue va relier de plus en clairement l’association fondatrice, venue de Bazin et résumée par la formule de Godard «Le travelling est affaire de morale», entre esthétique et éthique, à la dimension politique, tout en s’ouvrant aux grandes figures la pensée et des arts à l’époque, Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss, Pierre Boulez, auxquels succèderont bientôt Gilles Deleuze et Michel Foucault. Rivette aura ainsi accompagné l’ouverture au monde et à ses conflits théoriques et politiques d’une revue auparavant exclusivement focalisée sur le cinéma.
Mais du cinéma, lui-même avait alors déjà commencé d’en faire, précurseur parmi ses copains des Cahiers, avec le moyen métrage Le Coup du berger (1956). Deux ans plus tard, il tourne Paris nous appartient, dans des conditions matérielles très difficiles, film qu’il ne pourra mener à terme que grâce à l’aide de Truffaut et Chabrol, entretemps eux aussi passés à la réalisation. Outre un côté bricolage sur le tournage dont Jacques Rivette saura faire vertu et dynamisme, on repère dans son premier long métrage une dimension majeure de l’œuvre encore à venir: l’importance du mystère, d’une menace plus ou moins précise planant sur la ville, et dès lors la capacité à filmer rues et immeubles, dans leur apparence la plus quotidienne, comme hantés de dangers et puissances invisibles.
Radicalisant la théorie du MacGuffin élaborée par Hitchcock (l’intrigue prétexte, l’objet qui par convention met en mouvement les personnages), Rivette en fait le ressort d’une idée très riche du cinéma à la fois comme évocateur des tensions bien réelles qui travaillent le monde sans forcément s’afficher ou se formuler ouvertement, et comme mobilisateur de forces invisibles, évoquées sur des modes qui circulent entre jeu fantasmagorique et inquiétude politique.
Le cinéaste se lance ensuite dans un projet qui aurait dû être plus classique, malgré la liberté et l’élégance de la mise en scène, et qui, un peu par malentendu, va se transformer en brûlot: l’adaptation de La Religieuse de Diderot (1966) suscite une mobilisation des catholiques intégristes, qui obtiennent son interdiction, ce qui déclenche une véritable levée de boucliers, première expression, avant «l’affaire Langlois», du rôle central du cinéma dans la phase qui culmine avec Mai 68.
En écho avec ces événements, et dans le sillage de sa rencontre avec le grand artiste de théâtre expérimental Marc’O, Rivette se lie avec certains acteurs, dont Bulle Ogier, qui deviendra la comédienne avec laquelle il travaillera le plus souvent, et Jean-Pierre Kalfon. Avec eux, il commence d’inventer un cinéma non pas d’improvisation mais de création collective in situ, ancrée dans ses conditions réelles de fabrication et les affects entre les protagonistes, et simultanément ouvert aux vents de l’aventure et de l’imaginaire. C’est le coup de tonnerre de L’Amour fou (1968), film en amoureuse convulsion synchrone d’une société qui tremble alors de la tête aux pieds. (…)