« Casse » : brèves de carburateur

casse-hd-02Casse de Nadège Trebal. Durée : 1h27. Sortie le 1er octobre.

 Il y a des hommes – des femmes aussi, mais très peu. Il y a ces voitures sans nombre, parfois sans forme. C’est la casse. La casse est la métaphore de tout ce que voulez – je veux dire qu’elle renvoie vraiment à une infinité de sens, et plus encore le mot qui la nomme, surtout sans article.

Il y aura bientôt un demi-siècle, avec le plus long travelling de l’histoire du cinéma, le Week-end de Jean-Luc Godard faisait de l’accumulation des voitures brisées l’image même d’une catastrophe de civilisation, catastrophe toujours déjà advenue et grosse d’un probable pire jusqu’à l’extrême. Les hectares de carcasses du film de Nadège Trebal accueillent cette vision apocalyptique, mais presque comme en passant. Parce qu’il y a des hommes.

Des hommes qui… travaillent ? Pas forcément, pas tous, ou alors il faudrait revoir sérieusement le sens du mot « travail ». Mais des hommes qui agissent, assurément. Ils démontent, ils dévissent, ils tirent et ils poussent, ils s’activent avec énergie, savoir-faire, maladresse, inventivité, audace, perplexité, humour. Et on se prend à se demander pourquoi le cinéma ne montre jamais ça : le travail mécanique.

C’est formidable, le travail mécanique, ce sont des efforts inouïs, des réflexions subtiles, des erreurs monumentales, des gags fulgurants et des drames terribles – il n’y a que le burlesque muet, génial enfant cinématographique de l’âge des machines, qui aura su bien utiliser cette pratique.

La réalisatrice et sa caméra regardent ces hommes en action, elles observent les gestes, les vêtements, les outils, les visages, les corps. Elles regardent bien, c’est à dire qu’elles voient – et font voir – plein de choses à la fois. Ceux qui s’y connaissent à fond et les amateurs essayant de récupérer une pièce bon marché, les rusés, les costauds, les maladroits, les « l’union-fait-la-force ».

La cinéaste et sa caméra voient aussi que la plupart sont d’origine étrangère, c’est comme ça, on saura ou pas s’ils sont nés ailleurs ou descendants plus ou moins lointains d’immigrés arabes, africains, asiatiques, est-européens, roms…

Elles voient, et font voir cela, qui n’était carrément pas prévu : ces hommes sont beaux. Tous. Chacun à sa manière. On ne sait pas où la réalisatrice trouve cette capacité à filmer avec autant de dignité et, oui, de grandeur, ces garagistes de banlieue, ces adolescents de cités, ces employés bricoleurs, ces retraités venus pour rendre service à un pote. On sait qu’il y a un réel plaisir à les regarder, et à les écouter.

Parce que voilà : Casse est aussi, peut-être surtout, un film de paroles, même si ces paroles ne pourraient pas exister sans les gestes, et les images. En même temps qu’ils s’activent sur les mâchoires de freins rétives, sur le delco coincé, le joint de pare-brise réfractaire ou les jantes rétives, tous ces messieurs parlent. Ils disent… ce qu’ils ont à dire, là, à ce moment, dans ce contexte deux fois particulier : démonter des pièces de voiture dans une casse, être filmé par une caméra de cinéma.

Certains parlent mécanique, certains échangent des blagues, d’autres racontent leur vie. Et c’est non pas la même chose, pas plus que leurs histoires ne se ressemblent, oh non !, mais c’est en légitime continuité, en contiguïté de fait, comme le côte à côte des Mercedes et des Lada, des carrosseries encore rutilantes et des épaves rouillées.

Et là, exactement là, il se passe un truc un peu miraculeux. A l’intersection des gestes de mécaniques et des récits, d’abord imperceptiblement puis de manière plus en plus manifeste, c’est un monde immense qui se déploie imaginairement – un monde infiniment plus vaste que la pourtant gigantesque casse au Sud de Paris, et peuplé d’êtres encore plus fantastiques que les improbables sculptures que deviennent les voitures usées ou accidentées, et les monstrueux bulldozers qui les manipulent avec une nonchalance distante, qu’on dirait méprisante.

En quoi l’usage de clés à molettes et de marteaux s’associe-t-il de manière si féconde à des récits de voyages au pays, d’accompagnement d’une fille qui fait des études, de souvenirs d’une arrivée en France comme esclaves briseurs de grève dans les années 70, de tragique traversée des mers ou de voyages d’affaires tropicaux chargés de pièces ici sans valeur et ailleurs convoitées ? On ne sait pas. Et on appelle « cinéma » cette absence de savoir.

2 réflexions au sujet de « « Casse » : brèves de carburateur »

  1. enfin un vrai commentaire de film de quelqu’un qui regarde vraiment,pas blasé,ouf !merci de cet encouragement pour ce film delicat et brut à la fois

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