Grâce à la présence d’Adèle Haenel, le nouveau film des frères Dardenne transforme une réflexion sur la responsabilité en drame tendu et touchant.
Pourtant, le monde de Jenny –jeune généraliste dans un quartier pauvre de Seraing, en Belgique, ravagé par le chômage, mais ce pourrait être dans beaucoup d’autres en Europe– n’avait déjà rien de facile. Mais une jeune femme a sonné, Jenny n’a pas ouvert.
Le lendemain, celle qui est restée dehors était morte. On ne sait pas qui c’est.
Et celle qui n’a pas ouvert, la jeune toubib? Elle n’est pas morte, mais son image s’est cassée, pour n’avoir pas répondu à l’appel. Cette image, elle s’est cassée pour elle-même. Personne ne lui reproche rien, le cabinet médical était fermé depuis plus d’une heure, Jenny n’aurait même pas dû y être. Elle n’est en tort ni avec la police, ni avec les autres –ni vis-à-vis de la loi, ni vis-à-vis de la morale. Elle est en tort à ses propres yeux –une question d’éthique, donc.
La «fille» du titre dès lors, c’est cette jeune prostituée noire retrouvée le crane ouvert le long de la Meuse, mais c’est aussi cette jeune femme médecin promise à une belle carrière, et qui se retrouve face à un trou noir: elle-même, qui elle est, pourquoi elle fait ce qu’elle fait.
Le nouveau film des frères Dardenne, qui sort ce mercredi dans une version légèrement différente de celle présentée au Festival de Cannes, est peut-être leur œuvre la plus audacieuse, la plus radicale. Huitième long métrage depuis La Promesse qui, en 1996, marquait leurs véritables débuts de cinéastes de fiction, il radicalise ce qui travaille toute leur œuvre. Cette radicalité tient à l’écart entre l’enjeu du film et le jeu du film.
L’enjeu et le jeu
Personne ne lui demande rien, à part de reprendre le cours de l’existence –sauf elle. Elle est comme Ahmad, le petit garçon de Où est la maison de mon ami?, prêt à affronter tous les obstacles pour faire ce qu’il considère devoir faire, dans l’indifférence ou l’hostilité des autres, et le films des Dardenne a quelque chose d’un remake de celui de Kiarostami. Un remake plus proche, dans le temps, dans l’espace, et surtout parce qu’il met en scène un(e) adulte, là où l’enfant faisait distance, symbole: d’où son côté dérangeant.
(Photo Christine Plenus)
La tension, très émouvante, qui traverse le film, se joue entre cette abstraction de la question posée et l’incarnation si charnelle, si vivante de Jenny par Adèle Haenel.
Son corps à la fois gracieux et massif, son phrasé, ses gestes où affleurent simultanément des caractères contradictoires (la compétence professionnelle et l’inquiétude, la détermination, voire l’obstination butée, et l’incertitude…), ce qu’elle est à la fois de féminin, de masculin et d’enfantin, de très fort et de très fragile, produisent un effet de présence humaine, très physique et bien au-delà du seul physique, d’autant plus exceptionnel que la comédienne ne semble jamais être dans la performance, l’exploit d’actrice. En quoi elle est au diapason d’un film dont la radicalité se garde de tout affichage, de tout effet de manche –ce qui lui a nuit à Cannes, et lui nuira encore.
Oubliés du palmarès, les deux frères par ailleurs couverts de récompenses festivalières offrent pourtant peut-être avec La Fille inconnue, et avec le concours d’Adèle Haenel, un des plus beaux accomplissements de la recherche qu’ils poursuivent de film en film.
Certes les frères ont toujours su filmer les lieux et les corps de ce monde, avec une intensité qu’on nomme «humanité» lorsqu’elle concerne des humains, mais qui vaut pour les lieux, et les choses – la «présence» de la moto de Jérémie Renier dans La Promesse, des bottes en plastique et de la bouteille de Butagaz d’Emilie Dequenne dans Rosetta, des outils d’Olivier Gourmet dans Le Fils marquent de manière décisive, bien au-delà de leur caractère utilitariste dans le récit.
Les outils qui relient et qui séparent
S’il y a un objet décisif dans La Fille inconnue, c’est le digicode. Dans son parcours –oui, il y a toujours une forme de chemin initiatique, sinon de chemin de croix dans les films des Dardenne– Jenny ne cesse de devoir franchir ces obstacles gérables (elle a les codes) mais qui s’interposent entre tous et tous, et fabriquent de l’exclusion, de la solitude, de l’abandon de son lien aux autres. Quand bien même les médecins, les policiers et même les parents ou les voisins font «au mieux».
C’est qu’au thème éthique de la responsabilité, les Dardenne dans une démarche d’une extrême ambition associent le thème «sociétal» de la séparation. Il suffit de regarder les photos qui accompagnent la sortie du film: partout apparaissent les concrétisations de cet écart, de cette médiation qui éloigne en même temps qu’elle relie. Les gants médicaux, le stéthoscope, le téléphone portable en sont d’autres avatars, ils donnent accès, ils sont utiles, mais ils défont un certain état du commun.
(Photo Christine Plenus)
Le télescopage en retour, l’irruption d’un monde encore plus violent, est pris en charge par la brutalité extrême de la scène où le proxénète africain menace Jenny. La violence de la situation, bien plus qu’à la menace elle-même, tient au fait de l’avoir forcée à baisser sa vitre –à faire, sous la menace, ce qu’elle n’avait pas fait en n’ouvrant pas sa porte– et à se retrouver de plain-pied avec ce monde plus vaste, plus malheureux, plus dur encore que celui qu’elle fréquente et où elle se bat courageusement.
Et c’est ici, bien sûr, une question politique qui rejoint une question de mise en scène: quelle distance entre les corps, entre les êtres, entre les états –sociaux, psychiques, de langage? Quels écarts et quels liens, puisque les deux sont nécessaires. Hormis Éric Rohmer, dont ce fut un des grands thèmes, rares sont les cinéastes à avoir su questionner aussi profondément, et de manière aussi émouvante, vivante, concrète, cet enjeu qui est celui même de comment faire société, habiter ensemble.