L’exposition conçue par Georges Didi-Huberman montre comment la fétichisation des signes de la révolte transforme les élans de l’histoire en un répertoire nostalgique.
D’abord saluer l’ampleur du travail. L’exposition «Soulèvements» au musée du Jeu de Paume conçue par Georges Didi-Huberman, est considérable par son ampleur comme par la diversité des œuvres et des thèmes mobilisés. Et elle s’inscrit en contrepoint d’un livre lui-même très riche, Peuples en larmes, peuples en armes paru au début de l’année aux éditions de Minuit, et qui constitue le volume 6 d’un ensemble de recherches publiées par le philosophe sous le titre générique L’Œil de l’Histoire.
Le projet commun de ces deux propositions, le livre et l’exposition, consiste à mettre en évidence et à analyser le rôle des émotions dans les mouvements de révoltes à travers l’histoire. Peuples en larmes, peuples en armes s’appuyait exemplairement sur une brève séquence du film Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein, durant laquelle, devant le cadavre du marin mutiné, le peuple s’assemble et passe de la tristesse à la colère, puis à un début d’organisation collective en vue du renversement du pouvoir, avant d’être massacré sur l’escalier d’Odessa.

Extraits du Cuirassé Potemkine
Potemkine ne figure pas dans l’exposition du Jeu de Paume, où sont rassemblées des dizaines d’œuvres de formats très variés (tableaux, photos, installations, vidéos, extraits de films, mais aussi livres, journaux, tracts, enregistrements sonores, sites web…). De Goya à Henri Michaux, de Courbet et Manet à Annette Messager ou à Sigmar Polke, des artistes de premier plan sont convoquées à côté de documents de natures très diverses.
Et la révolte d’aujourd’hui?
Du livre à l’expo, le changement de registre modifie en partie le sens. Celui de la réflexion proposée par le livre, et qui s’inscrit dans un puissant mouvement historiographique de réhabilitation des émotions comme facteurs décisifs des évolutions politiques et sociale. [1]
Au Jeu de Paume, cette réflexion est remplacée par la proposition d’une sorte de répertoire des signes (visuels, corporels, verbaux, événementiels) de la révolte. Drapeaux et poings levés, diatribes et barricades s’y répondent à travers les décennies, par-delà la multiplicité des situations historiques.
C’est que l’exposition, comme le livre d’ailleurs, part d’un impensé, un point aveugle élevé au rang d’absolu: l’éloge de principe de la révolte. Dès lors, tout ce qui en relève est considéré comme relevant du même champ, politique aussi bien que sémantique, géographique (même si très européocentré) ou sexuel –ces dominantes sont en partie compensées par le complément virtuel de l’exposition, y compris les formes d’activisme liés à internet et aux réseaux sociaux, dont il est significatif qu’ils ne trouvent aucune place dans l’exposition.
Cette pétition de principe en faveur de l’acte de révolte est en fait appuyée sur des références soigneusement choisies dans l’historiographie des mouvements d’extrême gauche. Elle mène à ignorer, par exemple, que les formes les plus massives de révolte, ici et maintenant, dans la France de 2016, se rangent sous la bannière du Front national ou de l’islamisme radical. S’il y a bien un charme au romantisme de la rébellion, voire de l’émeute, on gagnerait à se demander comment, pour qui, ou pour quoi, travaille ce charme aujourd’hui.
L’exposition du Jeu de Paume s’accompagne d’un copieux programme de rencontres, débats, et projections. Parmi ces dernières figure le film Le fond de l’air est rouge de Chris Marker, réalisé en 1977. A l’époque, présentant son film [2], celui-ci écrivait: «La césure [entre les deux parties du film] se situe autour de l’année 68. Pourtant en 67 tout est joué: la Révolution culturelle est reprise en main, l’échec de la gauche révolutionnaire au Venezuela (plus significatif, quoique moins spectaculaire, que la mort du Che en Bolivie) a marqué le tournant de la tentative castriste de « révolution dans la révolution », partout les pouvoirs ont commencé à infiltrer et contrôler les groupes subversifs, les appareils politiques traditionnels ont déjà commencé de sécréter les anticorps qui leur permettront de survivre à la plus grande menace qu’ils aient rencontrée sur leur chemin. Mais on ne le sait pas encore. Et comme la boule de bowling de Boris Karloff dans Scarface qui abat encore des quilles sur sa lancée alors que la main qui l’a jetée est déjà morte, toutes ces énergies et ces espoirs accumulés dans la période montante du mouvement aboutiront à l’éclatante et vaine parade de 1968, à Paris, à Prague, à Mexico, ailleurs.»
Inventer d’autres sens
Entre la lucidité difficile, sans cynisme ni renoncement, d’il y a 40 ans, et la mise en scène trop contemporaine de l’imitation sans fin des gestes, des apparences, de la mimétique révolutionnaires saturée de passéisme, il y a plus qu’un gouffre, une blessure. Marker comme bien d’autres, exemplairement, ne se sera jamais aveuglé sur la réalité du monde régi par l’injustice, la violence, la domination, et jamais il ne l’aura accepté. Mais il aura cherché à inventer d’autres formes, d’autres gestes, d’autres mots, d’autres pratiques.
Le contraire du travail mis en œuvre par cette exposition, qui cherche, trouve et glorifie la réitération du même, cette symbolique aujourd’hui, non seulement nostalgique, mais véritablement réactionnaire au sens où elle fait obstacle à l’invention de réponses d’avenir.
En quoi «Soulèvements» soulève en effet un problème, qui n’est pas d’ordre muséographique ou esthétique, mais politique: la façon dont, aujourd’hui, le poids des anciennes postures tient lieu de pensée qui se voudrait de changement profond. Au Jeu de Paume, le contraste est d’autant plus saisissant avec la précédente exposition présentée au même endroit, «Se souvenir de la lumière», où les artistes libanais Khalil Joreige et Joana Hadjithomas travaillaient magnifiquement à inventer d’autres images, d’autres rapports au temps, à l’espace, aux gestes et aux souvenirs.
Dans le cas de «Soulèvements», la muséographie n’est pas étrangère à ce processus. Elle tient à la grande référence de Georges Didi-Huberman qu’est le travail d‘Aby Warburg, historien de l’art et penseur allemand auquel il a consacré plusieurs ouvrages. Le grand œuvre de Warburg, L’Atlas mnemosyne, est construit sur les rapprochements par analogies d’images d’origines et d’époques variées, qui tendent à mettre en évidence des constantes, des archétypes.
Très féconde, la méthode trouve pourtant ses limites lorsqu’elle affronte l’histoire et le politique –singulièrement les mouvements révolutionnaires– pour tendre à créer des absolus, des modèles qui figent ce qui n’a de sens que dans le mouvement, et la réinvention radicale.
Et c’est là que le passage du medium du livre, qui analyse et interroge, à celui de l’exposition, qui, dans ce cas du moins, insiste sur les effets –visuels et affectifs– déplace de manière problématique l’ensemble de la réflexion. Une revanche des émotions, bien plus ambiguës qu’il n’est reconnu dans les salles du musée de la place de la Concorde.
1 — Notamment Christophe Prochasson, L’Empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Demopolis, Frédéric Lordon, La Société des affects. Pour un structuralisme des passions (Seuil), David Le Breton, Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Payot, Christophe Traïni [dir.], Émotions… Mobilisation?! (Presses de Sciences Po), Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Histoire des émotions. Tome 1 : De l’Antiquité aux Lumières (Seuil). Ce mouvement est à rapprocher des travaux de philosophes tels que Myriam Revault d’Allonnes (L’homme compassionnel, Seuil). Voir le savant article sur la question paru dans la Revue d’histoire du 19e siècle n°47.
2 — Préface au livre Le fond de l’air est rouge, commentaires et descriptions du film, publié en 1978 chez Maspero.