Enquêtant sur la vie et la mort de son père, l’avocat Yves Mathieu, la réalisatrice éclaire le sens, et le destin de deux combats successifs, les indépendances nationales et la tentative d’un système social fondé sur l’égalité et le partage.
Il y a une énigme. L’énigme des causes de la mort de l’avocat Yves Mathieu, le 16 mai 1966, sur une route près de Constantine où sa voiture a été percutée par un camion de l’armée.
Et il y a une histoire, complexe et mal connue. L’histoire de la lutte pour l’indépendance des Algériens, du soutien de Français le plus souvent issus de la Résistance et des combattants de la France libre, mais aussi l’histoire du projet de construction du pays nouvellement indépendant.
La réalisatrice du film est la fille de l’homme qui est mort dans ce qui a été présenté comme un accident. Défenseur des combattants algériens durant tout le conflit, Yves Mathieu, lui-même né en Algérie, avait rejoint le Parti communiste français à la Libération avant d’en être exclu lorsqu’il s’inscrit au FLN.
Le parcours d’un homme, le chemin d’une idée
Partant à la recherche des traces de la vie et de la mort de son père, Viviane Candas fait lever sous ses pas, envol frémissant, bien des éléments de cette histoire qui devrait s’écrire à la fois avec une majuscule et sans.
Associant archives photographiques et filmées de l’époque, documents personnels, témoignages enregistrés aujourd’hui des deux côtés de la Méditerranée et saynètes métaphoriques où les robes et les menottes figurent juges, avocats et policiers, elle compose un récit à la fois intime et collectif: le parcours cohérent d’une vie, et le récit d’une succession de combats où la continuité, la cohérence, la loyauté des divers protagonistes ne sont aussi clairement établies.
Le véritable tournant, et l’aspect le moins bien connu, concernent l’Algérie de l’immédiat après-guerre, le rôle du pays dans les autres luttes de libération nationale des années 1960, et surtout son projet de politique intérieure.
À ce moment, non sans difficultés, le gouvernement de Ben Bella installé en 1962 entreprend une tentative d’organisation originale de la société, auquel le coup d’État de Boumediene mettra un point final. Yves Mathieu aura été un artisan essentiel de la tentative de gestion coopérative des terres et des entreprises alors mise en place, et vite devenue gênante pour les nouveaux puissants du pays.
Sans rien révéler explicitement, Ben Bella lui-même vient évoquer à l’écran ce qui s’est joué, et perdu, dans ces années-là: une hypothèse, politique, économique et sociale, désormais effacée des mémoires, et qui associait l’aspiration à l’indépendance vis-à-vis de l’occupant colonial à celle, bien moins partagée, de l’invention de rapports sociaux différents.
Des fantômes très présents
La tension qui court au long de cette histoire se déploie grâce à la présence, même fantomatique, d’autres figures, tel Chérif Belkacem, dit Si Djamel, commandant de l’Armée de libération nationale devenu ministre, et ami de Mathieu –et, plus fugacement, celle d’un autre ami de Si Djamel, Ernesto Che Guevara.
Chérif Belkacem, qui savait peut-être la vérité sur la mort de l’avocat devenu un des principaux rédacteurs des «Décrets de mars» qui tentèrent d’instaurer l’autogestion en Algérie, ne pourra plus témoigner au moment de résoudre l’énigme, lorsque Viviane Candas cherche à le rencontrer à Alger.
Pourtant, son absence comme sa présence contribuent à rouvrir l’accès à ce qui fut, pour Mathieu comme pour beaucoup d’autres, pas tous Algériens, une étonnante aventure dans le siècle – un autre siècle. Algérie du possible palpite de cette tension entre ce qui est et ce qui manque, entre histoire et légende, mémoire et refoulé, douleur et vitalité.
Et, par-delà les secrets, les doutes, les aveuglements, c’est toute une dynamique qui se construit dans la circulation entre les documents hétérogènes, l’émotion à titre individuel de la voix off et les éléments d’informations qu’elle fournit, les ellipses assumées et la qualité d’écoute.
Ce beau travail de cinéma engendre bien mieux que la sortie de l’oubli de faits et gestes, de pensées et d’actes occultés par les histoires officielles : la possibilité d’en retrouver l’élan et l’esprit qui, eux, n’appartiennent pas seulement au passé.