Inger Servolin devant les bobines des films produits par SLON et Iskra.
Le documentaire de Maria-Lucia Castrillon raconte avec chaleur et précision le parcours étonnant de celle qui, aux côtés de Chris Marker, rendit possible une des plus belles aventures de cinéma engagé.
« Nous étions un groupe d’enthousiastes, de jeunes romantiques… » dit le vieil homme, qui fut le cavalier rouge qui faisait parler les chevaux. Le cinéaste Alexandre Medvedkine parle du début des années 1930.
Chris Marker lui consacrera deux films, Le Train en marche et le Tombeau d’Alexandre, il distribuera en France, plus de 30 ans après sa réalisation, son poème burlesque Le Bonheur, et baptisera de son nom le premier groupe de cinéma ouvrier, constitué début 1968 par les syndicalistes de l’usine Rhodiaceta de Besançon, bientôt rejoints par ceux des usines Peugeot de Sochaux.
Alexandre Medvedkine filmé par Chris Marker.
Cela, les films réalisés, la distribution, les groupes de cinéma militant, naitra et existera grâce à un autre groupe d’enthousiastes, de jeunes romantiques. A l’initiative de Marker, il s’est constitué autour d’une jeune femme, qu’on voit à l’écran, et que regarde une femme âgée. C’est la même, alors et aujourd’hui, Inger Servolin.
On ne sait pas très bien ce que signifie l’expression « cheville ouvrière » mais c’est celle qu’on emploie toujours pour elle, et elle lui convient. En 1967, pour accompagner le film collectif Loin du Vietnam et la diffusion du premier film qu’il a réalisé à la Rhodiaceta avec Mario Marret, A bientôt j’espère, Marker a l’idée de cette structure originale, sans équivalent alors dans le cinéma en France.
Faire tourner la boutique
Mais si le cinéaste de La Jetée regorge d’idées, et s’il trouve autour de lui de nombreux soutiens politiques et artistiques, il faut quelqu’un pour faire « tourner la boutique ». Partageant les engagements et les espoirs d’alors, ce sera cette jeune mère de famille née en Norvège, et qui jusque là travaillait dans le placement de produits agricoles sur les marchés, et s’y ennuyait ferme.
La coopérative de production et de distribution s’appelle SLON, un peu pour Service de Lancement des Œuvres Nouvelles et beaucoup pour « éléphant » en russe. Pour échapper à la censure, directe ou financière, de l’Etat français, c’est uen société belge, qui deviendra l’épicentre de l’impressionnante floraison de cinéma militant qui suit Mai 68.
Les bonnes volontés, le courage physique et le talent ne manquent pas, mais la capacité de se consacrer à tout l’aspect administratif, logistique et financier qui rend possible cette floraison est beaucoup moins partagée par les activistes d’alors. Activistes qui ne manquent pas, par ailleurs, de se diviser et de s’affronter en de multiples chapelles et groupuscules.
Inger Servolin fera le boulot obscur et indispensable, et elle le fera avec tout le monde. Lorsque, après 1973, date du coup d’Etats au Chili qui voir débarquer à SLON une floppée de cinéaste s chiliens venant cherhcer de l’aide, date surtout du reflux des élans et des espoirs nés de 68, Inger Servolin, voit que SLON est dépassée. Elle en invente la mutation, en une nouvelle société, française celle-là, Iskra. « Elle faisait que ça continue » dit Anne Papillault, qui comme son compagnon Jean-François Dars a longtemps travaillé à ses côtés. Ce dernier résume : « Slon, c’était les idées de Marker mises en œuvre par Inger »[1].
Parmi les innombrables « idées de Marker » en apparaît une, qui sera sans doute le sommet de l’aventure SLON-Iskra, et manque de le détruire : la conception au long cours de ce qui reste à ce jour un des plus grands films politiques jamais réalisé, Le Fond de l’air est rouge, dont la première version de 4 heures est terminée en 1977. Marker remaniera durant plus de 20 ans ce bilan lucide et bouleversant des engagements révolutionnaires du 20e siècle, avant d’arriver à sa version définitive.
«Elle a inventé une manière politique de faire ce type de travail» dit son mari, Claude Servolin. Et c’est ce qu’on comprend bien grâce au film que lui consacre Maria-Lucia Castrillon. Sa Lettre à Inger est en effet à la fois le récit d’une vie dans toute sa singularité et le récit d’une époque. Mais c’est aussi l’incarnation d’une idée, modeste et intraitable, telle qu’elle s’est réaffirmée jour après jour durant des décennies.
A la fin du film, les camionnettes de la Cinémathèque française viennent chercher les bobines des centaines de films de tous formats et de multiples origines produits ou distribués par SLON-Iskra. C’est à la fois un peu mélancolique, et très heureux : cette immense archive sera désormais préservée.
Mais à la fin du film, Inger Servolin est toujours là. Et Iskra aussi, qui grâce à ses membres actuels qui ont tous débutés auprès d’elle, poursuit, dans des conditions toujours précaires, son travail exigeant et généreux.
Lettre à Inger
De Maria-Lucia Castrillon.
Durée : 1h21. Sortie : 1er mai 2019
[1] Sur ce sujet, lire Le cinéma militant à l’heure des collectifs, Slon et Iskra dans la France de l’après-1968, de Catherine Roudé, aux Presses Universitaires de Rennes.