Il y eut d’abord un soupir de soulagement à la parution de Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? de Pierre Bayard (Éditions de Minuit). Avec l’auteur érudit et pince-sans-rire de Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (Éditions de Minuit, 2007) se profilait la possibilité de déplacer et d’interroger un débat devenu étouffant, ou à tout le moins trop réducteur, qui porte néanmoins sur un sujet de première importance. Il s’agissait en effet – il s’agit toujours – de la possibilité de faire face à l’instrumentalisation des réseaux sociaux et des médias par des propagandistes ennemis de la démocratie en utilisant ce qui est désigné, par leurs adversaires, comme fake news – et à l’occasion revendiqué par ceux qui les mettent en œuvre comme « vérités alternatives ».
Contre ce phénomène aux effets concrets considérables, qui tuent, détruisent et ruinent des hommes, des femmes, des enfants, des animaux et des plantes, des milieux vivants et des collectivités dans le monde entier, la principale ligne de défense mise en place jusqu’à présent a été le travail de scientifiques et de journalistes.
Au-delà de tout ce qui les différencie, ces deux corporations fonctionnent en présupposant qu’il existe une réalité factuelle identifiable et descriptible à laquelle peut s’appliquer un discours véridique. Une immense littérature aussi bien que l’expérience quotidienne témoignent pourtant que, si la vérité est un horizon vers lequel chacun.e, à commencer par les membres de ces deux communautés qui en font en quelque sorte profession, devrait tendre, cet horizon est assurément susceptible d’être approché, sans jamais être atteint.
L’immense corpus des STS (Science and Technology Studies) a amplement documenté comment les certitudes scientifiques comportent, et même exigent, la possibilité d’être remises en question par de nouvelles découvertes et dépendent de multiples facteurs sociaux, techniques, etc. De même, d’après le b.a.-ba du journalisme, il convient de tendre vers l’objectivité, alors même qu’on ne saurait être exempt de biais, d’angles d’approches particuliers, d’ailleurs tout à fait souhaitables au nom de la diversité de points de vue, des regards, des sensibilités, des compréhensions du monde.
On assiste depuis quelques années à l’essor, ô combien souhaitable, de la vérification des faits (fact checking en globish), vérification qui était supposée être la base du journalisme et connaît une nouvelle vogue en réponse à la diffusion massive des fake news. Mais cet essor bute d’emblée sur deux obstacles : son absence de prise sur qui porte foi aux autres récits, aux dites « vérités alternatives », et son incapacité à prendre en compte les limites intrinsèques, vis-à-vis de cet idéal de vérité factuelle, du journalisme et de la science. C’est là que nous avions bien besoin d’un excellent connaisseur des procédures du récit et des manières dont il construit, consciemment ou pas, des représentations, ce qu’est assurément Pierre Bayard. Après l’avoir lu, vient le sentiment que nous en avons toujours autant besoin, et que Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? n’aide finalement guère à sortir de la double impasse qu’on vient d’évoquer.
Le livre annonce clairement son projet. Il s’agit de « montrer que non seulement la fable est aussi ancienne que l’être humain, mais que sa pratique, qui lui est consubstantielle, mérite d’être reconnue et encouragée, tant elle est utile au progrès collectif comme à l’équilibre personnel de ceux qui y recourent. » Qui a un peu lu Bayard se défiera de cette clarté, comme il faut se défier de ce que montre avec ostentation un prestidigitateur, cet auteur s’étant fait une spécialité, souvent très stimulante, des démonstrations à double-fond et des envols d’improbables colombes littéraires sorties des manches de son érudition. Alambiquée, notamment du fait de l’étrange incise « qui lui est consubstantielle », l’affirmation dit en fait une banalité, du moins tant qu’on accepte cette généralité de « la » fable.
Au cours du livre, on aura droit en lieu et place à « la » fiction ou à « l’invention littéraire », évoquée y compris dans des contextes qui n’ont rien à voir avec la littérature, sauf à prétendre que tout énoncé (journalistique, scientifique, juridique, techniques, etc.) relève de la littérature, ce qui demanderait quelque argumentation. Le premier biais, déterminant dans les développements de l’ouvrage, consiste à entretenir la confusion entre toutes formes d’énoncés, soit la même chose que ce que font les producteurs de fake news, et avant eux les marchands décomplexés d’infotainment et de docudramas sans conscience.
Pierre Bayard entreprend d’illustrer les vertus de la fable, ou plutôt de la fabulation qui n’est pourtant pas la même chose – fabulation délibérée ou non, consciente ou pas –, en une série de brefs chapitres, tous construits sur le même schéma rhétorique. Il commence par résumer une histoire telle qu’elle fut narrée et crue, puis décrit en quoi cette histoire ne correspond pas à « la réalité des faits » dont elle prétendait rendre compte, pour dans un troisième temps essayer de démontrer que, toute éloignée des faits qu’ait été ladite histoire, elle a eu des effets bénéfiques, à un titre ou à un autre.
Dans ce scénario apparaît un personnage négatif, surnommé « le chicaneur », celui ou celle ou ceux qui se sont avisés d’aller vérifier les faits et ont cru bénéfique de montrer combien le récit s’écartait de leur déroulement effectif. Loin d’apparaître comme les justiciers ayant rétabli le déroulement d’actes incontestablement falsifiés, ces personnages qui sont autant d’avatars des fact checkers actuels apparaissent simultanément comme des balourds qui croient que la factualité des événements est ce qu’il y a de plus important, comme des rabat-joie qui détruisent les plaisirs nombreux et les bénéfices divers que l’affabulation apporte, selon les cas, à ceux qui les commettent, à ceux qui, en ayant pris connaissance, y apportent foi, voire à l’humanité tout entière lorsque de ces fictions, fables, erreurs, légendes urbaines ou mensonges délibérés (Bayard couvre toute la lyre) ont éventuellement été tirés des éléments de compréhension du monde ou d’une meilleure capacité de l’habiter. (…)