Dans l’ombre portée de deux mémoires qui s’ignorent et pourtant se répondent, des clés ouvrent sur d’improbables et fécondes correspondances.
Entre Jean-Luc Godard et le patriarche du cinéma iranien Ebrahim Golestan, Mitra Farahani déclenche une circulation de signes ludiques et mélancoliques, aux bifurcations et rebondissements imprévisibles, émouvants et savoureux.
Cette critique a été écrite avant la mort de Jean-Luc Godard. Nous n’avons pas jugé nécessaire de la modifier après l’annonce de son décès.
Cela semble d’abord un projet absurde, cet échange de messages entre un vieil aristocrate persan exilé dans un palais de la campagne anglaise et l’ermite helvète le plus célèbre du cinéma mondial.
Dans son manoir qui semble un décor sorti de La Belle et la Bête, Ebrahim Golestan aujourd’hui centenaire, qui fut une figure majeure de la production en Iran à l’époque du Shah et a signé plusieurs films importants de cette période, accède à la sollicitation de sa jeune compatriote, elle aussi exilée en Europe, Mitra Farahani, de dialoguer avec Jean-Luc Godard.
Lequel, aussi singulier que cela puisse paraître (on doute qu’il ait jamais entendu parler de Golestan auparavant), répond: «Pourquoi pas?» Et fait illico ce qu’il sait si bien faire: il invente un protocole cadrant leur échange de mails hebdomadaire, et y associe un jeu sur les mots, dont le titre garde la trace. Cela durera sept ans.
La caméra est souvent dans le château anglais, plus rarement dans le petit logis suisse. Godard envoie des énigmes, des images, des aphorismes. Golestan commente, digresse, s’occupe de sa santé, joue à se disputer avec sa femme, évoque des souvenirs.
Ce n’est ni un dialogue, ni un double portrait, encore moins une comparaison. Alors quoi?
La dérègle du je
Disons, comme approximation à propos d’une proposition vigoureusement inclassable: un jeu étrange dont chacun.e des trois cinéastes, celle à qui on doit Fifi hurle de joie, l’auteur de La Brique et le miroir qui fut en 1964 une des prémices du nouveau cinéma iranien, et le signataire du récent Le Livre d’image invente les règles qui lui agréent, trace son chemin grâce à ce que montrent et cachent les deux autres, grâce à ce qu’ils et elle disent et taisent.
Ebrahim Golestan, artiste et châtelain de droit divin, prompt à cultiver son personnage. | Carlotta Films
Déroutant de prime abord, À vendredi, Robinson se déploie peu à peu de manière ludique et mélancolique, méditation à trois voix, chacune dans son registre, où la réalisatrice détient bien sûr quelques bribes du dernier mot –mais où il apparaît que ce n’est franchement pas la question.
La «question», le jeu mystérieux et farceur où rôdent de multiples ombres, dont celles de la vieillesse et de la mort de ces deux messieurs nonagénaires qui ont bien voulu de cette partie avec la jeune femme, est justement du côté des, ou du langage.
Ce langage auquel, toujours pas à bout de souffle, JLG entreprenait de dire adieu il y a huit ans. C’était juste au moment où il commençait à dialoguer à distance avec Robinson Golestan.
Jean-Luc Godard, chercheur d’ombres et lumières. | Carlotta Films
Mais on ne se débarrasse pas si facilement du langage. Dans le film, il est là, multiple et plein de résonances, langage des images et langages de la mémoire, langage des corps et langages des idiomes, langage de la musique et langages des mythes, langage du montage et langage des variations sonores. Les signes sont toujours parmi nous, qu’on le veuille ou pas. (…)