En un peu plus de 20 ans et quelque 25 films de longueurs et de natures très différentes, Sergei Loznitsa a construit à la fois une œuvre de cinéma essentielle dans le paysage contemporain et une sorte de machine à comprendre le présent, aussi unique qu’impressionnante par sa capacité éclairante. Entretien fleuve à l’occasion de la sortie en salle le 14 septembre de Babi Yar : Context, montage d’archives concernant le massacre des Juifs par les nazis fin septembre 1941 près de Kyiv.
Le 14 septembre sort en salles le nouveau film de Sergei Loznitsa, Babi Yar : Context, montage d’archives concernant le massacre des Juifs par les nazis fin septembre 1941 près de Kyiv. Nouveau film ? Loznitsa en a depuis terminé deux autres, respectivement présentés au festival Cinéma du Réel (Mr. Landsbergis) et au Festival de Cannes (L’Histoire naturelle de la destruction). Et Babi Yar : Context fait lui-même partie d’un projet au long cours, très représentatif du travail du cinéaste ukrainien. En un peu plus de 20 ans et quelque 25 films de longueurs et de natures très différentes, Loznitsa a construit à la fois une œuvre de cinéma essentielle dans le paysage contemporain et une sorte de machine à comprendre le présent, aussi unique qu’impressionnante par sa capacité éclairante. D’abord formé comme scientifique, le réalisateur né en 1964, élevé à Kyiv avant de bénéficier du meilleur de ce que pouvait offrir la formation de l’école de cinéma de Moscou, le VGIK, au début des années 1990, raconte les processus selon lesquels il a développé des méthodes de travail inédites, pour une œuvre prolifique où se combinent documentaires, films de montages et fictions.
Qu’ils concernent la Seconde Guerre mondiale, la société russe passée ou présente, les mouvements d’indépendance des peuples de l’ancienne Europe de l’Est, à commencer par l’Ukraine où il a vécu toute sa jeunesse, ses films sont de constantes invitations à interroger les mécanismes de pouvoir, de soumission, comme les voies possibles d’émancipation et de responsabilité, collective et individuelle. Ces multiples approches mobilisent un considérable savoir historique et politique, mais aussi, mais surtout, une sensibilité inventive dans la composition des séquences et l’organisation des plans, qui font de ce cinéaste complet un maître incontesté du montage. L’ensemble des savoirs et des talents mobilisés par Loznitsa vise assurément à rendre mieux compréhensibles des événements et des situations, mais surtout à interroger, aujourd’hui, les regards, les habitudes, les conformismes et les aveuglements.
Extrêmement présent à toutes les étapes de la fabrication de ses films, cherchant constamment à développer de nouvelles ressources du langage cinématographique, Sergei Loznitsa raconte au cours de l’entretien qui suit sa manière d’associer procédures scientifiques et intuition, exigence théorique personnelle et bonheur fécond du travail en commun, tout en mettant en évidence l’immense diversité des références qui l’inspirent et l’aident à frayer son chemin avec autant d’originalité et de force. Esprit rétif à toutes les formes d’embrigadement, cet artiste qui s’est construit dans le refus de la chape de plomb soviétique incarne au cœur des défis et conflits actuels la revendication d’un humanisme sans frontière, nourri d’une immense inquiétude face à la marche du monde. J.-M.F.
Si quelqu’un vous demandait où vous vivez maintenant, que répondriez-vous ?
(Rires). C’est difficile à dire. Aujourd’hui, je suis à Berlin, demain je m’envole pour la Lituanie, puis je retourne en Allemagne, puis je vais à Majorque, et ensuite à Sarajevo[1]… Je vis régulièrement à Berlin, mais ces deux dernières années, j’ai passé la plupart de mon temps à Vilnius, où j’ai réalisé trois films. Et l’automne prochain, je serai là-bas pour travailler sur une pièce de théâtre, et pour réaliser d’autres films. Je vais aussi souvent à Bucarest et à Kyiv. Je suppose donc que la réponse à votre question est que je vis en Europe.
Mettre en scène une pièce de théâtre ? C’est quelque chose de nouveau pour vous…
En effet, je n’avais jamais pensé que cela arriverait. Pendant deux ans, le directeur du théâtre a essayé de me faire diriger une pièce, il m’a proposé de travailler avec Jonathan Littell sur son roman Les Bienveillantes. J’ai finalement décidé de tenter le coup, je crois avoir trouvé le moyen de porter à la scène cette immense œuvre littéraire.
Vous avez été élevé en Ukraine (qui faisait alors partie de l’Union soviétique), vous avez reçu une formation de cinéaste et avez commencé votre carrière cinématographique en Russie, vous vivez maintenant en Allemagne. Dans quelle mesure diriez-vous que les pays auxquels vous appartenez — si « appartenir » signifie quelque chose — sont importants pour ce que vous faites ?
Où que je sois, je suis entouré de livres, et je suis avec mon ordinateur. En fin de compte, je suppose qu’ils constituent mon pays. Je pourrais être presque n’importe où tant que j’ai cet environnement et tant que je peux continuer à faire mon travail. J’essaie d’être là où je peux faire mes films dans les conditions les moins dérangeantes, et c’est tout. Berlin est très pratique et accueillante, c’est donc un bon camp de base, mais si quelque chose rendait les choses plus difficiles, je déménagerais. Je suis comme un Gitan.
Qu’est-ce qui vous a poussé à déménager de Kiyv à Moscou au début des années 1990, puis de Moscou à Berlin au début des années 2000 ?
J’ai passé mes 27 premières années à Kiyv, mais après cela, j’ai décidé d’aller de l’avant, de changer de domaine de travail pour entrer dans le monde du cinéma, ce qui était complètement nouveau pour moi. C’était un mouvement tout à fait intuitif. Et puis j’ai passé huit ans dans une école de cinéma, ce qui est énorme. Ce n’est qu’après avoir réalisé mon troisième film, en 2000, que j’ai enfin été sûr que c’était ce que je devais faire, que j’avais pris la bonne direction. Après cela, j’ai continué à déménager là où cela me semblait être l’endroit le plus approprié pour réaliser mes prochains films. Ce qui m’a amené assez rapidement à quitter Moscou pour Berlin : c’est à ce moment-là que j’ai compris ce qui allait se passer en Russie et que nous voyons malheureusement aujourd’hui sous un jour terrible. Aller en Ukraine à ce moment-là n’était pas vraiment une option, il n’y avait pratiquement pas de cinéma ukrainien à l’époque. Le fait de m’être installé en Allemagne, d’où j’ai beaucoup voyagé, m’a permis de réaliser un ou deux films par an.
Vous avez étudié et commencé à travailler dans un domaine scientifique de haut niveau, les mathématiques, la cybernétique, les processus de décision. Dans quelle mesure diriez-vous que ces connaissances, ou plus encore cette façon de penser, sont encore présentes dans votre travail de cinéaste ?
La chose fondamentale que j’ai reçue des mathématiques est de traiter des objets qui n’existent pas. Les mathématiques traitent d’êtres idéaux, abstraits, qui aident à comprendre le monde réel et à agir sur lui. Les réalisateurs de films doivent être conscients que ce que nous traitons n’est pas réel, c’est abstrait, c’est artificiel, mais cela interagit avec la réalité, de plusieurs manières. Au lieu d’objets réels et singuliers, les mathématiques travaillent avec des modèles, toujours. Faire un film, c’est aussi construire un modèle. Et comme en mathématiques, le type spécifique de modèle qu’est un film rencontre à un moment donné la réalité, et la réalité lui donne raison ou tort. Les mathématiques et le cinéma sont tous deux des moyens d’essayer de découvrir l’univers, par le biais de modèles (équations dans un cas, films dans l’autre) qui doivent se confronter à la réalité à un moment donné et se révéler corrects ou non.
Diriez-vous que ce que vous venez d’expliquer concerne surtout l’idée de départ, ou le tournage, ou le montage ?
Il s’agit de toutes les étapes de la réalisation. Lorsque je fais un film, j’essaie d’isoler certains thèmes, certains sujets, pour me concentrer sur eux. Cela définit bien sûr la définition du projet, mais aussi la préparation, la phase de préproduction. Ensuite, c’est aussi déterminant dans tous les aspects du tournage. Enfin, cette méthode est également présente lors de la phase du montage, mais avec une dimension différente. Car le montage doit se frayer un chemin à travers deux approches différentes, il doit s’occuper de la narration, qui relève de la littérature, et il doit s’occuper de la composition, qui relève de la musique — sachant que, à sa manière, la musique relève aussi des mathématiques. Seul le cinéma a la possibilité de s’appuyer sur toutes ces approches pour construire une certaine perception et compréhension du monde.
Diriez-vous que c’est la raison pour laquelle vous êtes devenu cinéaste, parmi les nombreuses options qui s’offraient à vous ?
Exactement. J’essaie toujours d’utiliser les possibilités qui n’existent que dans le langage cinématographique pour dire et découvrir quelque chose. Chaque fois que je fais un film, j’essaie de m’approcher de quelque chose d’inconnu pour moi. À sa façon, chaque film est comme un théorème que je dois prouver, comme en mathématiques. Mais la nature de la preuve est différente. Les mathématiques m’aident donc beaucoup. Quand j’étais jeune, j’ai travaillé dans une institution de cybernétique, sur les systèmes experts, où il faut élaborer de nouveaux concepts de communication, en cherchant à être précis dans la description d’éléments factuels dans un langage particulier — il peut s’agir de nos langages communs ainsi que de langages spécifiques conçus pour les machines, ce que nous appelons parfois des programmes. Il y a une chose très importante concernant les langues, toutes les langues : tant que vous êtes parmi ceux qui utilisent une langue spécifique, vous ne pouvez pas voir les défauts, les erreurs, les malentendus. Il faut faire un pas de côté pour en prendre conscience, et c’est ce que font les mathématiques, ou le cinéma, grâce aux modèles.
Vous avez étudié le cinéma au VGIK[2], la célèbre école de cinéma de Moscou. Votre professeur principal était la très bonne réalisatrice géorgienne Nana Djordjadze. Comment définiriez-vous son enseignement, sa touche personnelle au sein du programme du VGIK ?
J’ai postulé deux fois pour devenir étudiant au VGIK, en 1990 et 1991, et j’ai été refusé deux fois. J’étais déjà vieux pour redevenir étudiant. Chaque fois, j’ai été acceptée au premier niveau de l’examen d’entrée, une conversation, et refusé à la deuxième étape, où il fallait écrire un court texte basé sur trois mots imposés, ce qui n’a aucun sens pour moi. Mais lorsque j’ai été refusé la deuxième fois, en 1991, je suis allé voir Nana Djordjaze, qui était l’une des maîtres du VGIK, et je l’ai suppliée de m’accepter comme auditeur libre. Il faut comprendre l’esprit très particulier de cette époque, juste après l’effondrement de l’URSS. Nana Djordjadze était là, à ce poste au VGIK, grâce à cette atmosphère. À l’origine, un autre cinéaste avait été nommé à ce poste, un réalisateur soviétique traditionnel spécialisé dans les films de guerre de propagande, Iouri Ozerov. Mais il a été refusé par les étudiants, un groupe parmi lequel il y avait Sharunas Bartas, et à la place ils ont imposé la nomination de ces deux Géorgiens très créatifs, Irakli Kvirikadze et Nana Djordjaze. Je suis donc allé à la rencontre de cette dernière et je lui ai dit que j’avais déjà 27 ans et que je ne pouvais pas attendre, et elle a accepté. À ce moment, dans de nombreux endroits en Russie et dans l’ancienne Union soviétique, il y avait l’espoir que beaucoup de choses seraient possibles.
Que s’est-il passé pour vous au VGIK ? Avez-vous apprécié cette période de votre vie ?
Enormément ! J’ai donc d’abord été auditeur libre pendant un an et demi, puis j’ai été inclus dans le programme régulier, que j’avais de toute façon pleinement suivi depuis le début. Il y avait là des professeurs incroyablement brillants, dont beaucoup issus de l’ancienne tradition soviétique, des personnes dotées de connaissances étonnantes, d’une immense diversité de culture et d’une volonté d’enseigner, de partager. Je leur suis extrêmement reconnaissant à tous, ils m’ont littéralement fait. J’ai toujours une dette envers eux. Ce que nous avons appris au VGIK n’était pas seulement technique, c’était ce qu’on pourrait appeler un enseignement des humanités : littérature étrangère, littérature russe, histoire de l’art, histoire du théâtre, histoire du cinéma, histoire de la musique, philosophie, théorie de la perception, théorie culturelle… Ah ! Et la composition musicale, nous devions composer des pièces musicales selon les différentes formes classiques. J’utilise encore cela dans certains de mes films, Funérailles d’Etat est basé sur un schéma symphonique, quand d’autres sont plus proches de la sonate ou de la fugue.
Certains cours ont été particulièrement importants pour vous ?
Je me souviens que notre professeur de littérature, Nina Alexandrovna Nossova, a invité pour le premier cours Otar Iosseliani, qui nous a parlé. Il avait lui-même été étudiant au VGIK, son professeur était Alexandre Dovjenko, on sentait donc cette impression de transmission au long cours. C’était vraiment impressionnant. Et pour le deuxième cours, elle a invité Tarkovski ! Elle était vraiment vieille, presque 80 ans, elle trichait sur son âge pour pouvoir continuer à enseigner. Nous avions aussi trois années d’apprentissage du théâtre, deux fois par an nous devions présenter une courte pièce sur scène. Nana Djordjadze avait trouvé pour nous un grand professeur, Stanislav Mitin, qui deviendrait plus tard également réalisateur de films. Grâce à lui, lorsque je suis passé au cinéma de fiction, je savais comment travailler avec des acteurs.
Il y avait aussi une formation plus technique ?
Bien sûr, notamment une merveilleuse professeure pour ce qui concerne le son, Iliana Popova, à qui je dois cette dimension majeure de mes films qu’est ma façon de travailler la bande son. Nous avons passé beaucoup de temps à travailler sur le son des films de Godard, et c’était vraiment productif. J’ai appris le montage avec une femme merveilleuse, qui avait travaillé avec Artavazd Pelechian, Ludmila Petrovna Volkova. Et autant qu’elle le pouvait, Nana Djordjaze a essayé d’inviter des personnes qui avaient également travaillé en dehors de l’Union soviétique, des personnes avec autant d’expériences que possible. Les différents professeurs avaient des idées différentes, des conceptions différentes, et ils se battaient pour elles, ce qui était également très productif en termes d’éducation. Parce que l’éducation ne consiste pas seulement à acquérir un certain nombre de connaissances, mais aussi à remettre en question les êtres humains et l’organisation de la société. À cette époque, le VGIK était vraiment un terrain fertile, j’ai commencé avec Alexei Guerman Jr, Andreï Zviagintsev, Boris Khlebnikov, etc., cela a été le berceau d’une nouvelle génération. Il est si triste que le VGIK tel qu’il était à l’époque n’existe plus. Maintenant les professeurs et les étudiants sont tous embrigadés, ils soutiennent cet horrible régime. Tout l’esprit de liberté et de découverte a été écrasé.
Être étudiant en cinéma implique aussi de regarder beaucoup de films.
Oui, c’était la deuxième dimension majeure de nos études, même si ce n’était pas principalement à l’intérieur du VGIK lui-même. Nous passions des journées entières à l’école de cinéma et, tous les soirs, j’étais au Musée du cinéma, qui venait d’être créé par Naoum Kleiman[3], qui a également eu une influence majeure. Je regardais au moins un film chaque soir, grâce à toutes les grandes rétrospectives des meilleurs réalisateurs du monde entier que Kleiman organisait. Il m’a offert, ainsi qu’à mes camarades de classe, une compréhension incomparable du cinéma. Le Muzei Kino était ma deuxième école, avec le VGIK. Mais il est détruit aujourd’hui.
Je me demande si vous avez été en relation avec une autre cinéaste importante de la génération précédente, Kira Mouratova[4].
C’était une amie très chère ! Je l’ai rencontrée assez tard, en 2010. C’était après une projection de mon film My Joy. Elle était très directe, elle m’a dit « vous êtes meilleur quand vous faites des documentaires » (rires). Elle avait raison, bien sûr, c’était mon premier film de fiction et j’avais fait beaucoup d’erreurs. Par la suite, je lui ai envoyé tous mes nouveaux films, elle était toujours parmi les premiers spectateurs et ses commentaires étaient toujours justes et utiles. Je ne comprends pas pourquoi elle n’est pas plus connue, c’est elle qui a décrit le plus précisément le subconscient soviétique. Personne n’a réussi aussi bien à construire une image de cette incroyable zone sombre dans laquelle des millions et des millions de personnes ont vécu pendant des décennies. Le Syndrome asthénique est un chef-d’œuvre inégalé en la matière. Mais il ne s’agit pas seulement du passé : en 1989, lorsqu’elle a tourné ce film, elle décrivait déjà le monde tel qu’il est aujourd’hui. Le film était à la fois prophétique et hyper-lucide sur la réalité du passé récent. Lorsque je lui ai montré Maïdan, à Odessa où elle vivait, elle s’est mise en colère contre le film, parce qu’elle estimait qu’il encourageait la violence. Pour elle, toute violence déshumanisait les gens. Je vois maintenant à quel point elle avait raison. Dans son dernier long métrage, L’Eternel Retour en 2012, elle a vraiment inventé un nouvel élément du langage cinématographique, ce qui est très rare, en faisant de la qualité du jeu des acteurs un élément de la dramaturgie elle-même. Personne ne l’avait fait auparavant. Bien sûr, elle appartenait à la fois aux cultures russe et ukrainienne, si quelqu’un lui avait demandé de choisir, elle l’aurait regardé comme un fou. Comme un personnage du Syndrome asthénique (rires).
Bien que vous ayez réalisé deux courts métrages auparavant, est-il juste de considérer La Station en 2000 comme votre véritable point de départ en tant que cinéaste ?
Oui, je suis d’accord. À cette époque, je n’analysais pas ce que je faisais, je suivais simplement mon intuition. Ainsi, avec Pavel Kostomarov, un très bon caméraman, j’ai décidé de partir en voyage à travers la Russie, sans aucune idée préconçue. J’étais sûr de trouver des situations intéressantes qui mériteraient de tourner un film. Et en fait, je pense toujours que c’est la meilleure façon de procéder pour un documentaire : la réalité déclenche l’idée. Et pour cela, la Russie était, et est probablement toujours, un extraordinaire terrain de recherche, en raison de sa taille et de la variété des modes de vie que l’on peut rencontrer.
En Russie, des gens vivent à différentes époques, physiquement et mentalement, certains vivent au Moyen-Âge, d’autres à l’ère industrielle, d’autres encore à l’ère technologique postmoderne. Quoi qu’il en soit, Pavel et moi voyagions en train, à un moment donné, nous nous sommes arrêtés dans une petite ville, à environ 100 kilomètres de Saint-Pétersbourg, pour changer de train. Mais le train que nous attendions a été annulé, et nous sommes restés coincés là, sans même être dans une gare normale : la gare avait brûlé, elle était en ruines. Cela se passait en hiver, avec beaucoup de neige tout autour, et nous étions là, au milieu de nulle part, quand j’ai vu des gens se rendre dans un bâtiment voisin. Nous y sommes arrivés, il s’agissait d’une grande pièce, très éclairée, avec beaucoup de gens, tous endormis. Et beaucoup, beaucoup de ronflements, on pouvait entendre la respiration humaine comme un élément très matériel. C’était une sorte de symphonie de ronflements et de respirations. Puis un train est passé, un gros, l’express Moscou-Saint Petersbourg, très bruyant, comme le tonnerre. Tout tremblait dans le bâtiment. Mais personne ne s’est réveillé, ils ont tous continué à dormir et à ronfler. Il ne s’est rien passé. Pour moi, ce train était comme une matérialisation de la révolution, un événement énorme et brutal mais qui ne change finalement pas grand-chose. J’ai donc pensé que je pouvais faire un film métaphorique sur ce qui s’est passé dans les années 1990 en Russie, dans ce qui était autrefois l’Union soviétique.
Mais vous n’avez pas tourné à ce moment-là ?
Non, ce n’est pas le genre de films que je fais. Je n’avais même pas de caméra avec moi à l’époque. J’ai d’abord dû y réfléchir, puis, avec cette idée en tête, je suis revenu avec Pavel Kostomarov et une caméra. Mais je devais décider quelle caméra. J’ai d’abord essayé avec un appareil numérique, mais cela ne donnait pas ce que je voulais, j’ai décidé d’utiliser de la pellicule, Pavel a construit un objectif spécial qui ferait la mise au point sur le centre de l’image mais garderait les bords un peu flous. Et nous avons tourné le film pendant une année entière. J’étais préoccupé par la dramaturgie du film, je voulais avoir les différentes saisons, enregistrer le mouvement du temps, également à travers les sons. Cela semble assez simple quand on le regarde, mais j’ai beaucoup travaillé, jusqu’à ce qu’il devienne un film allégorique de 24 minutes intitulé La Station. Une fois le mixage sonore et toute la postproduction terminés, je me souviens être rentré chez moi et avoir regardé le résultat sur un téléviseur, à partir d’une cassette VHS, et avoir pensé : OK, c’est très mauvais, j’ai tout faux. Mais le film avait été envoyé à quelques festivals, DOK Leipzig, le festival international du documentaire, m’a invité. Et là, j’ai regardé le film sur un grand écran de cinéma, et je dois dire que je l’ai vraiment aimé. C’est à ce moment-là que j’ai acquis la certitude que faire des films serait mon métier. (…)
[1] Cet entretien a été réalisé début juillet 2022, dans le cadre de l’hommage rendu à Loznitsa par le Festival du Film de Sarajevo lors de sa 28e édition, du 12 au 19 août. Vifs remerciements à Joël Chapron.
[2] Le VGIK (Institut national de la cinématographie) a été créé en 1919. Plus ancienne école de cinéma au monde, elle est aussi une des plus réputées. Son enseignement, très varié, est organisé en petits groupes d’élèves sous la direction d’un maître, fonction qu’a assumée au fil des décennies du XXe siècle la plupart des grands cinéastes soviétiques.
[3] Naoum Kleiman est un éminent historien du cinéma, qui a créé et dirigé le Cabinet Eisenstein, devenu le point de rencontre de tous les cinéphiles venus à Moscou depuis la fin des années 60. Au début des années 90, il a coordonné et dirigé le Musée du cinéma, jusqu’à son expulsion sous la pression des bureaucrates affiliés à Poutine et de leur homme fort dans le domaine du cinéma, le « tsar » Nikita Mikhalkov.
[4] Kira Mouratova (1934-2018) a réalisé seize longs métrages entre 1961 et 2012, souvent en conflit avec les autorités soviétiques. Elle a travaillé la plupart du temps avec le Studio d’Odessa, la ville ukrainienne où elle a passé la majeure partie de sa vie.