Les veilleurs – sur « Les Sentinelles » à l’Institut du Monde Arabe de Tourcoing

Journaliste, Chercheuse en études visuelles

À l’Institut du Monde Arabe de Tourcoing, cinq foyers abritent une trentaine d’œuvres sur le monde arabe – photographies, films, vidéos – sélectionnées parmi les 32 000 photographies et 1 600 œuvres audiovisuelles de la collection du Centre national des Arts plastiques. Une exposition qui s’inscrit à contretemps de la logique événementielle des médias, en s’attachant à des propositions artistiques qui ne cessent d’interroger les impensés de l’image et les impuissances du langage.Ses commissaires, Pascale Cassagnau, responsable de la collection des œuvres photographiques, cinématographiques et vidéo du Centre national des Arts plastiques (CNAP), et Camille Leprince, chercheuse et curatrice, dont le travail explore notamment les images documentaires des conflits et soulèvements du monde arabe depuis 2011, délivrent une vision moins consensuelle que celle habituellement promue par la structure mère parisienne de l’IMA. Initiée avec l’ancienne directrice de l’IMA Tourcoing, Françoise Cohen (qui a depuis pris les commandes de la Fondation Giacometti), celle-ci bénéficie d’une indépendance garantie par son financement public, comme en témoigne le choix pour l’affiche d’une œuvre de l’artiste Abdessamad El Montassir.

Cette image est en effet extraite d’une œuvre vidéo, Achayef, tournée dans un paysage désertique jamais nommé, où les métamorphoses des végétaux pour survivre à la violence du climat racontent par métaphore les stratégies de résistance du peuple sahraoui. Le daghmous, une plante qui a perdu ses feuilles pour se parer d’épines, prend valeur d’emblème politique dans un paysage meurtri, où « les montagnes sont devenues aveugles et la terre est devenue cendre ».

Cette botanique de l’histoire, c’est l’une des pistes qu’emprunte « Les Sentinelles » pour tresser autrement les récits et les images des mondes arabes contemporains, non selon une géopolitique des conflits, mais à travers autant de contre-espaces au spectacle de la violence, hors-champs où le temps médiatique semble s’abolir.

Déserts et mers, étendues d’éternité et d’oubli, composent les paysages privilégiés de ces récits muets, entre chien et loup, sur une plage de Casablanca dans une fable animalière d’Ilias El Faris (Aïn Diab), entre documentaire et fiction, avec la version installée du magnifique film de l’Algérien Hassen Ferhani, 143 rue du désert qui ouvre la première salle de l’exposition, ou encore entre mythologies et actualités, avec l’impossible écriture d’une lettre d’amour au Liban dans le conte philosophique de la vidéaste palestinienne Basma Alsharif The Story of Milk and Honey.

Ces contre-espaces, les commissaires les appellent des foyers. Ils forment autant des refuges pour échapper à la guerre que des étincelles pour ranimer les feux de la révolte. Cinq foyers abritent ainsi une trentaine d’œuvres – photographies, films, vidéos – sélectionnées par Camille Leprince parmi les 32 000 photographies et 1 600 œuvres audiovisuelles de la collection du CNAP. Disons d’emblée que ce que l’exposition met en lumière est magnifique, que l’on considère une par une les œuvres retenues ou que l’on se soucie de l’ensemble ainsi agencé, et de ce qu’il compose. Cet ensemble s’ouvre avec un fragment d’un poème de Mahmoud Darwich écrit durant le siège de Ramallah voilà vingt ans :

« Ô veilleurs ! N’êtes-vous pas lassés
De guetter la lumière dans notre sel
Et de l’incandescence de la rose dans notre blessure
N’êtes-vous pas lassés ô veilleurs ? »

Et de fait l’exposition aurait sans doute à meilleur droit pu s’appeler « Les Veilleurs », tant les artistes et les œuvres sont plus les témoins et les gardiens de la mémoire que les défenseurs de quelque citadelle que ce soit. D’une gigantesque épave de cargo en Mauritanie, monument malgré lui de tant de naufrages migratoires, à cinq brèves et foudroyantes vidéos du collectif Abou Nadara qui, semaine après semaine pendant plus de cinq ans conçut des formes visuelles pour dire la révolte du peuple syrien contre la dictature el-Assad, la traversée de l’exposition fait écho aux multiples tragédies qui meurtrissent le monde arabe.

Mais elle s’inscrit cependant à contretemps de la logique événementielle des médias, en s’attachant à des propositions artistiques qui ne cessent d’interroger les impensés de l’image et les impuissances du langage. En arabe comme en français, observe la plasticienne franco-marocaine Yto Barrada, le mot « détroit » se construit sur les racines d’étroi-tesse (dayq) et détresse (mutadayeq). Dans sa série photographique, Le détroit, notes sur un pays inutile, elle explore cette géographie du langage, cet espace transfrontalier où se conjugue l’espérance et la perte.

Seule image journalistique, La Madone de Benthala (Hocine Zaourar, 1997) mobilise le souvenir de la « décennie noire » en Algérie, mais aussi la manière dont cette photographie a joué un rôle central dans la discussion, et parfois les polémiques violentes, sur les modèles iconiques susceptibles d’être mobilisés et diffusés, aussi bien que sur la nature des événements auxquels renvoie la photo[1]. De même, la série Miradors du photographe gazaoui Taysir Batniji s’inspire des images de châteaux d’eau de Berndt et Hilla Becher pour documenter l’architecture d’occupation et de surveillance mise en œuvre par l’armée israélienne, les tours et miradors composant autant d’éléments stratégiques d’un dispositif d’enfermement et d’oppression des Palestiniens. (…)

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