«Un an, une nuit» après la foudre, «Trenque Lauquen» labyrinthe romanesque

Céline (Noémie Merlant) et Ramón (Nahuel Pérez Biscayart) au concert. Avant, ou après?

Deux moments forts de cinéma: l’évocation par Isaki Lacuesta des suites de l’attentat du Bataclan vécues par deux survivants et le fleuve de fiction aux multiples méandres composé par Laura Citarella.

De plus en plus, la surabondance de sorties entraîne un embouteillage particulièrement injuste dans les semaines qui précèdent le Festival de Cannes, lequel va ensuite faire arriver sur les grands écrans une nouvelle déferlante de titres.

Ce mercredi 3 mai voit ainsi survenir simultanément des films lumineux, importants, et qui pourtant risquent de se faire de l’ombre les uns les autres dans cette accumulation dommageable.

C’est le cas du si singulier et nécessaire Showing Up de Kelly Reichardt, titre mémorable de Cannes 2022, et d’au moins deux autres films, l’un remarqué au Festival de Berlin 2022, l’autre à la Mostra de Venise 2023.

Extrêmement différents entre eux, ils offrent chacun une véritable proposition de cinéma, que nul qui s’intéresse à ce que peut offrir cet art ne devrait laisser passer.

«Un an, une nuit» d’Isaki Lacuesta

Il y a eu… comment le nommer? «L’attentat terroriste du Bataclan» est une formule journalistique, mais qui ne dit pratiquement rien de l’expérience vécue. Et c’est en effet de cette sidération, de cet informulable, y compris pour soi-même ou pour le ou la plus proche, le ou la plus aimée, que part le film d’Isaki Lacuesta.

Il y a ces particules en suspension dans une lumière orangée, il y a le «Lamento de la Ninfa» de Claudio Monteverdi, il y a ce couple comme des fantômes qui croisent, sur les trottoirs parisiens, d’autres personnes dans un état second, également drapés dans ces couvertures de survie dorées qui ont l’air d’accessoires d’un théâtre de patronage.

Ramón et Céline rentrent chez eux. Ils ne sont pas morts. Ils ne sont pas blessés. Après…

Un an durant, le cinéaste espagnol Isaki Lacuesta accompagne celui et celle qui sont à la fois deux individus irréductiblement marqués par un événement au-delà de l’exprimable, un couple très amoureux, et des membres de facto d’une communauté non choisie, celle qui «y était», elle-même confrontée aux «autres», à la société comme on dit, les amis, les familles, les collègues…

Et il y a cela, qui s’est passé là-bas. Que Céline a vécu. Que Ramón a vécu. Pas exactement au même endroit et pas vraiment de la même façon. Cela que chacun affronte ensuite, avec des armes très différentes, et autant de respect que possible pour la manière dont l’autre prend en charge les effets. On n’a pas envie ici d’utiliser les mots convenus, qui sont comme des masques ou des couvercles sur la réalité des émotions: «trauma», «gérer», «stress post-traumatique», etc.

Au plus près des corps

Avec infiniment de délicatesse et d’acuité, Isaki Lacuesta se situe en deçà de ces grandes catégories, au plus près des corps de Céline et de Ramón. Ils ne représentent personne. Il est déjà assez compliqué, pour chacun·e, de garder ensemble les morceaux de soi, après ce qu’on a vu et pas vu, entendu et pas entendu, fait et pas fait, ce soir-là où tout a basculé, alors que jouait le groupe Eagles of Death Metal.

En rentrant chez eux, Ramón et Céline, allongés dans leur lit, se sont touchés, les pieds nus, les mains, le visage. Toutes premières étapes de retrouvailles incertaines, semées d’embûches, où ressurgissent sans cesse des éclats du passé, comme des échardes. Parfois comme des petites bombes à retardement.

Le jeune informaticien et musicien d’origine espagnole et l’éducatrice spécialisée travailleront et ne travailleront pas, s’aideront et s’affronteront, inventeront ou pas, jour après jour dans la suite de cette nuit-là, comment faire avec «ça».

Il faut non seulement un immense talent, mais une forme de modestie et, oui, une grande intelligence, au plein sens de ce mot, pour faire vivre à l’écran ces deux êtres-là, comme le font Noémie Merlant et Nahuel Pérez Biscayart.

Au sortir de l’inexprimable, affronter le regard des autres. | StudioCanal

On retrouve, même si elles sont très différentes, les extraordinaires puissances d’incarnation de l’acteur de Au fond des bois (2010) et de 120 Battements par minute (2017). On retrouve, juste après la sortie de Les Âmes Sœurs d’André Téchiné, où elle était déjà magnifique, l’interprète révélée par Portrait de la jeune fille en feu (2019).

Une composition

Isaki Lacuesta, cinéaste important encore à découvrir malgré la judicieuse rétrospective que lui avait dédié le Centre Pompidou en 2018, a jusqu’à présent travaillé sur les marges du documentaire et de la fiction. Le dispositif est cette fois clairement différent. Il s’agit de ce qu’on convient d’appeler une fiction. Le sens documentaire du réalisateur se retrouve dans la manière de rendre riches de sens les objets, les espaces, les changements de lumière et d’intensité sonores.

Un an, une nuit n’en reste pas moins à l’évidence une composition, rendue bouleversante par les puissances des répétitions et variations, glissements et nuances, retours et déplacements, toutes opérations qui concernent les gestes, les voix, les regards, les silences.

Cela aide à approcher, un peu (et de manière bien plus juste que les autres films en relation avec ces attentats, à l’exception du beau Amanda de Michael Hers) à la fois la radicale singularité de ce qui s’est produit le 13 novembre 2015 et en quoi cela concerne chacune et chacun, et nous toutes et tous.

Un an, une nuit d’Isaki Lacuesta avec Nahuel Pérez Biscayart, Noémie Merlant

Séances

Durée: 2h10

Sortie le 3 mai 2023

«Trenque Lauquen» de Laura Citarella

Laura (Laura Paredes) et Chicho (Ezequiel Pierri), sur le chemin d’une quête, engendrée par une autre, et qui en fera naître encore d’autres. | Capricci Films

Deux types barbus en voiture roulent sur une route qui traverse un interminable paysage d’une campagne plate et déserte. Ils cherchent Laura, qui a disparu. L’un, le plus âgé, parle sans trêve, ne cesse de dire qu’il était son compagnon, qu’ils allaient habiter ensemble. L’autre a peut-être joué un rôle dans la disparition de la jeune femme, qui aurait utilisé sa voiture.

Elle, Laura, cherchait une autre femme, Carmen, qui avait vécu dans la même ville que celle où elle travaille, et dont elle a découvert la liaison torride avec un homme marié, grâce à des lettres d’amour cachées dans les livres de la bibliothèque municipale.

Ce jeu de piste érotique croise les textes d’Alexandra Kollontaï, figure du communisme et du féminisme russes du début du XXe siècle, et les indices de la présence d’une espèce rare d’orchidée –Laura est botaniste. Le plus jeune des deux hommes, Chicho, aide Laura dans ses deux recherches: les fleurs et la femme amoureuse de jadis. Dans la voiture de Chicho, celle avec laquelle Laura partira, une chanson d’amour mélancolique, qui parle de séparation. (…)

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