Sevim (Ece Bacim) la mystérieuse et paradoxale adolescente avec qui se conclura le film/Memento Films
Au sein de la compétition officielle, «Les Herbes sèches» de Nuri Bilge Ceylan et «Monster» de Hirokazu Kore-Eda, deux cinéastes déjà titulaires d’une Palme d’or, ont suscité le plus d’intérêt, tandis qu’Indiana Jones sortait de sa retraite avec vaillance.
Le Festival de Cannes, dont le génie propre est d’être beaucoup de choses à la fois, est à bon droit le lieu de retrouvailles avec les plus grandes signatures du cinéma actuel. On le lui reproche souvent, mais il est pourtant naturel que le premier festival du monde fasse honneur aux meilleurs de l’art qu’il vise à célébrer.
Cela se traduit cette année tout particulièrement par la présence d’un nombre inhabituel de récipiendaires d’une précédente Palme d’or: Ken Loach (qui en a eu deux), Wim Wenders, Nanni Moretti, Martin Scorsese – liste qu’on complèterait volontiers avec les noms de Pedro Almodovar, Wes Anderson, Aki Kaurismaki, Takeshi Kitano, Marco Bellocchio, autres têtes d’affiche du cinéma d’auteur international habitués du Festival et cette année encore présentes sur la Croisette.
En compétition officielle, ce «bal des revenants» a été ouvert par deux réalisateurs, Hirokazu Kore-Eda, Palme d’or 2018 pour Une affaire de famille, et qui revient avec Monster et Nuri Bilge Ceylan, récipiendaire de la Palme d’or en 2014 pour Winter Sleep. La comparaison entre ces deux films, parmi les meilleurs de la compétition officielle pour l’instant, est intéressante pour ce qui les rapproche comme pour ce qui les différencie.
Au-delà du fait qu’ils font l’un et l’autre grande place à des enseignants et à leurs rapports avec les élèves, tous deux sont des films très composés, où la «patte» du cinéaste est délibérément visible dans l’organisation du récit.
Pourtant cela ne produit pas le même effet, et il y a quelque chose d’un artifice, d’une sorte d’abus de pouvoir scénaristique chez le cinéaste japonais, quand son collègue turc fait des embardées narratives qu’il imprime à son film un de ses enjeux les plus légitimes et les plus convaincants.
Monster de Hirokazu Kore-Eda
Cinq ans après une belle Palme d’or qu’avaient suivis deux films tournés hors du Japon et parfaitement oubliables, l’auteur de Nobody Knows revient avec, comme si souvent chez lui, une histoire de familles centrée sur des enfants. A mesure qu’il progresse le film complexifie les relations entre deux élèves de l’école primaire, la mère de l’un, le père de l’autre, leur instituteur, la directrice de l’école…
Très proches, l’enfant et sa mère regardent dans la même direction. Ce qui ne signifie pas qu’ils voient la même chose/Goodfellas
Le principe du film est de raconter apparemment les mêmes situations de plusieurs points de vue (l’héritage Rashômon), en fait en déplaçant le cours des événements eux-mêmes selon qu’on se trouve avec la maman, le maître ou l’enfant.
Au passage se dessine l’idée sous-jacente du projet, qui porte sur cette notion de monstre évoqué par le titre, et tend à prouver, au choix, que tout le monde est monstrueux, ou que chacun(e) est, ou du moins peut apparaître comme un monstre aux yeux des autres.
La proposition est ambitieuse, et le film, traversé de multiples crises dont certaines très violentes, est impressionnant. Il ne parvient toutefois pas à échapper au sentiment qu’il y a là un artifice au principe même du projet, artifice manifesté par une série de coups de force narratifs qui tiennent finalement à distance de ce qui est montré et conté.
Exactement ce que Nuri Bilge Ceylan parvient non pas à esquiver, mais à prendre en charge comme composante de la passionnante proposition qu’est son neuvième long métrage en un quart de siècle, et qui égale ce qui était jusqu’alors son plus grand film, Il était une fois en Anatolie.
Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan
Sur l’écran comme une page blanche d’un paysage couvert de neige, apparaît une silhouette. Il s’appelle Samet, il est professeur dans un lycée d’un village d’Anatolie.
De ce qui va se déployer à partir de lui, sans lui donner jamais un avantage ni moral ni de contrôle de la situation, avec son ami et colocataire, avec une lycéenne à qui il voue un intérêt particulier, avec ses collègues, avec le commandant de la gendarmerie, avec une jeune prof activiste de gauche qui a été victime d’un attentat, avec les autres villageois, ne peut ni ne doit se résumer ici.
Avec ce film situé dans une partie de la Turquie où vit une importante population kurde, le cinéaste compose par fragments à la fois des portraits singuliers, toujours en partie imprévisibles, une évocation d’un pays profondément fragmenté, où il paraît parfois que tout le monde déteste tout le monde, et ne sait plus s’exprimer qu’en s’agressant – mais cela n’est certes pas le seul cas de la Turquie – et un questionnement inquiet, instable, sur la construction par chacun(e) de sa place dans la vie, de ses engagements, du sens à donner à son existence.
Il faut un moment pour percevoir que des bizarreries de définitions des personnages ou d’enchainement de leur comportement ne sont pas des faiblesses du film mais au contraire des éléments d’une composition qui travaille justement la médiocre cohérence des codes selon lesquels chacun(e) agit, réagit, éprouve des émotions, énonce des idées.
Cet immense mise en déplacement des repères dans ce qui semble pourtant une microsociété sans grande histoire (un village isolé, un petit établissement scolaire, une poignée de personnages) est aussi possible grâce à la splendeur des images, aussi bien les paysages que les visages – ceux des protagonistes principaux comme ceux d’anonymes un instant regardé(e)s avec une intensité magique.
Il est bien trop tôt pour faire des pronostics, mais assurément la compétition dispose déjà d’un premier très sérieux candidat à la Palme 2023.
Mais aussi… Indiana Jones
Le Festival de Cannes est, aussi, cet endroit où on peut, et on devrait, apprécier quasiment à la suite un documentaire chinois magnifique de 3h30, en l’occurrence Jeunesse de Wang Bing, une grande œuvre d’auteur comme Les Herbes sèches et le cinquième titre d’une grosse franchise hollywoodienne, pourvu que chacun tienne les promesses dont il est porteur.
Ce qui est le cas, de fait, de cet Indiana Jones et le cadran de la destinée, présenté en grand apparat à l’auditorium Lumière du palais des festivals, et dont la sortie française est annoncée pour le 28 juin. Il n’était pas forcément nécessaire de fabriquer une nouvelle aventure de l’aventurier archéologue, mais si on s’avisait de le faire, alors le mieux qu’on pouvait en espérer ressemble en effet au film de James Mangold.
Exotisme et poursuites en véhicules excentriques font évidemment partie du menu, autour de Harrison Ford, de Phoebe Waller-Bridge et d’Ethann Isidore en trio d’aventuriers invincibles/The Walt Disney Company France
Quinze ans séparent le nouveau film de son prédécesseur, l’insipide Crâne de cristal, durée qui aura permis de fabriquer un cocktail soigné de rappels des épisodes précédents et des figures iconiques de la saga, mixé d’inventions originales et de jeu bien calibré sur les effets du passage du temps.
Après l’ouverture qui ramène, en écho aux Aventuriers de l’arche perdue, à la fin du Troisième Reich, le scénario brode habilement sur l’âge du capitaine Indy à propos d’une intrigue elle-même construite autour de voyages dans le temps.
Tous les repères habituels de la saga se retrouvent, y compris la toujours tonitruante musique de John Williams, en même temps que Phoebe Waller-Bridge campe une héroïne assez originale aux côtés de Harrison Ford.
En revanche, hormis une réplique à double sens bien trouvée («Vous n’avez pas gagné la guerre, c’est Hitler qui l’a perdue» à un serveur noir ayant combattu en Europe), le personnage de savant nazi passé au service de l’astronautique US campé par Mads Mikkelsen reste un méchant sans grand relief.
Mais le saut dans le temps, des poursuites capables de quelques variations amusantes sur un motif pourtant usé jusqu’à la corde, et une audacieuse embardée romanesque vers l’antiquité pour le (presque) finale font de ce cinquième Indiana Jones une réussite. Elle contribue elle aussi à étoffer l’offre cannoise.