Qu’as-tu vu à Cannes ?– J’ai beaucoup vu au Festival de Cannes

À une exception près, le palmarès de la 76e édition du Festival de Cannes tient de la divine surprise tant était grande l’inquiétude quant à ce qu’allait distinguer un jury présidé par le réalisateur de The Square et de Sans filtre. Passage en revue, de la sélection officielle et bien au-delà.

e fut un beau festival. Mais de quoi parle-t-on au juste lorsqu’on dit « Festival de Cannes » ? De la compétition officielle, ou de l’ensemble de ce qui s’est présenté sur les grands écrans – encore en ne considérant que ce qui a été programmé, dans les cinq sélections identifiées, auxquelles s’ajoutent le « hors compétition » de la sélection officielle, et en ne parlant que des nouveaux longs métrages. Puisqu’il y a à Cannes bien d’autres films que ceux-là, en particulier au marché, dans les hommages, parmi les copies restaurées de Cannes Classique, sans oublier plusieurs sélections de courts.

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Il y avait donc 125 longs métrages présentés en compétition officielle, en officielle hors compétition, à Un certain regard, à la Quinzaine des cinéastes, à la Semaine de la critique et par la sélection ACID. L’auteur de ces lignes en a vus 52 (dont les 21 de la compétition pour la Palme d’or), ce qui offre à un bon survol de ce que le Festival a su raconter de l’état du monde et du cinéma, sans empêcher d’inévitables angles morts.

Au terme de ces douze jours sur la Croisette, le sentiment dominant est assurément celui d’une grande richesse de propositions, soulignée par la qualité de nombreux titres en compétition officielle, les plus observés, et même par le palmarès. A une exception près, on y reviendra, celui-ci tient de la divine surprise tant était grande l’inquiétude quant à ce qu’allait distinguer un jury présidé par le réalisateur de The Square et de Sans filtre. Mais, comme arrive qu’un palmarès mette en valeur des réalisations très différentes de celles signées de qui préside le jury (on se souvient de Tim Burton sacrant Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul en 2010), et dans l’ensemble les choix qui resteront attachés à la présidence de Ruben Öslund sont plus que réjouissants.

Il a déjà été énoncé ici même une partie du grand bien qu’il convient de dire d’Anatomie d’une chute, il sera temps d’y revenir à sa sortie, mais le choix du jury est judicieux à de multiples égards. Le quatrième long métrage de Justine Triet s’inscrit en l’enrichissant dans une longue tradition du cinéma, celle du film de procès. Il est aussi à cet égard une réflexion sur le langage du cinéma, ce qui est montré, caché, occulté, ce qui fait preuve, ce qui fait croyance – tous enjeux qui bien sûr ne concernent pas seulement le cinéma, mais participent de la manière dont celui-ci est en phase avec nos vies individuelles et collectives, les « représentations » dans tous les sens, y compris les plus immédiatement politiques.

En cela le discours de la récipiendaire de la récompense suprême était parfaitement en accord avec le film, et avec la position de celle qui l’a énoncée, c’est à dire une position de cinéaste, dans les deux domaines qu’elle a mentionné. En recevant la Palme d’or, Justine Triet n’a pas discuté du bienfondé de la réforme des retraites, mais de la manière dont la contestation contre celle-ci a été et continue d’être occultée et réprimée, soit une question de représentation, de visibilité, d’occultation, avec Emmanuel Macron comme metteur en scène. De même qu’elle n’a pas attaqué un système dont elle serait bénéficiaire, comme a fait mine de le croire la Ministre de la culture, mais au contraire a rendu hommage à ce système, fragilisé et menacé par les actuelles politiques et notamment la direction en place du Centre national du cinéma – un sujet sur lequel une cinéaste est quand même légitime pour s’exprimer.

Il y a tout lieu de se réjouir de la plupart des autres lauréats du palmarès de la compétition officielle, surtout en admettant que les prix valent pour les films au-delà de la personne qui en est l’attributaire nominal. Ainsi les deux prix d’interprétation, parfaitement judicieux en ce qui concerne l’actrice Merve Dizdar et l’acteur Koji Yakusho, sont aussi manière de saluer dans leur ensemble les deux très beaux films que sont Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan et Perfect Days de Wim Wenders. L’audacieuse complexité du premier, témoignant d’un monde fractionné avec une immense liberté de conception de sa mise en scène, fait d’ailleurs un exact contrepoint à l’apparente extrême simplicité du second, autour d’un unique personnage dédié à l’accomplissement d’une tâche aussi modeste qu’utile.

On aurait de bon cœur donné la Palme d’or, voire tous les prix du palmarès (comme avait voulu le  faire Wenders pour la découverte de Soderbergh avec Sexe, mensonges et vidéo en 1989) à Aki Kaurismaki pour Les Feuilles mortes. Mais l’essentiel est qu’il soit bien là, même avec le modeste Prix du jury, rayonnant de sa juste beauté, au plus près des réalités et des tragédies du monde contemporain, par les plus fondatrices vertus de l’art du cinéma. Celles auxquelles il est juste d’associer, comme le fait le film avec le sourire, le nom Chaplin. Quant à la récompense à Tran Anh Hung pour La Passion de Dodin Bouffant, elle consacre un hymne au travail artisanal et à la recherche pratiquée au nom du goût, démarche qui dans le film se manifeste par la pratique de l’art culinaire à l’ancienne, mais vaut aussi bien pour une certaine idée de la mise en scène.

Une regrettable présence, une triple regrettable absence

Pour continuer de s’appuyer sur le palmarès en passant en revue ce qui s’est offert durant ce 76e Festival, il faut à présent insister sur deux regrets, l’un concernant une présence et l’autre une absence. Présence, en écho d’ailleurs à une très large approbation du film par les festivaliers, y compris des critiques qu’on a connus mieux inspirés ou plus attentifs, au déplaisant (pour être poli) The Zone of Interest de Jonathan Glaser. S’inspirant d’une idée (et pas de l’intrigue) du roman éponyme de Martin Amis, le film brode longuement sur l’effet de contraste entre la maison cossue et confortable où il se situe et ce qui déroule de l’autre côté de son mur d’enceinte, où fonctionnent les chambres à gaz et les fours crématoires d’Auschwitz Birkenau. Autour de cet effet choc, il y avait assurément la manière d’un court métrage, sa déclinaison complaisante à propos des joies et tracas du concepteur et commandant du camp, Rudolf Höss, et de sa petite famille devient un exercice de vaine virtuosité, embarrassante à propos d’un tel sujet.

Quant à l’absence vraiment regrettable à l’heure du palmarès, elle est en réalité triple, puisqu’elle concerne les trois très beaux films italiens qui se sont succédés en compétition les trois derniers jours du festival. Il y avait quelque chose de magique à voir ainsi réunis de manière si rapprochées les trois meilleurs cinéastes italiens vivants, chacun d’une génération différente. Le grand geste opératique de Marco Bellocchio évoquant avec L’Enlèvement l’épisode qui vit les Etats pontificaux organiser, au milieu du 19e siècle, le rapt d’enfants juifs pour les convertir et les enrôler comme soldats du Christ est à la fois un puissant geste cinématographique, aux choix parfaitement légitimes, un nouveau chapitre de la saga des imaginaires du pouvoir en Italie que compose plus de 20 ans le cinéaste de Vincere et d’Esterno Notte, une méditation terrifiée sur les formes enchevêtrées d’appartenances et leurs effets, …et un écho imprévu et tragique aux rapts d’enfants ukrainiens perpétrés en ce moment même par les sbires de Poutine.

Le nouveau film de Nanni Moretti, Vers un avenir radieux, est tout entier construit sur la détermination à prendre acte de défaites innombrables (défaites politiques, artistiques, affectives) traversées par un homme, un cinéaste, une génération, un pays, mais sans s’abandonner à la dépression, encore moins au cynisme. Le résultat est à la fois facétieux et lucide, narcissique et auto-ironique, comique, chantant, effrayant et paradoxal. Pour son quatrième long métrage, La Chimère, Alice Rohrwacher entraine avec énergie, émotion, poésie, dans les tribulations d’une sorte de Prince Mychkine anglais hanté par la perte de sa Dulcinée, parmi des pilleurs de tombes étrusques, et toute une ménagerie de figures étranges, inquiétantes, mais très incarnées. Délaissant la logique narrative pour une composition en échos et contrepoints de situations vibrant de multiples harmoniques, la jeune cinéaste de Heureux comme Lazzaro explore un labyrinthe où mythe et réalités triviales d’aujourd’hui, monde des rêves et univers des trafics mafieux, se branchent les uns sur les autres, selon des règles du jeu qui paraissent sans cesse se réinventer. Il y avait un bon demi-siècle que l’Italie n’avait pas offert simultanément autant de belles propositions de cinéma, il est injuste qu’il n’y en ait nulle trace au palmarès.

Multiples grandeurs du documentaire

Egalement injustement absent du palmarès, mais du moins très bien représenté à Cannes, le documentaire aura cette année brillé d’un éclat singulier. L’un des plus grands artistes du genre, le Chinois Wang Bing, était présent avec deux films, très différents, et couvrant ensemble l’immense champ des enjeux que travaille ce cinéaste depuis A l’Ouest des rails : les 3h30 de Jeunesse, en compétition, accompagnent le quotidien de jeunes gens venus de la campagne pour travailler dans des ateliers de fabrication textile de la région de Shanghai, filmés avec une attention précise, à la fois affectueuse et implacable. Tandis qu’en juste une heure, Man in Black accueille la bouleversante présence dans le plus simple appareil et la parole infiniment riche, sensible et nuancée d’un vieil homme qui a traversé, littéralement corps et âme, 70 ans d’histoire de la Chine. Il s’appelle Wang Xilin, et est aussi le plus grand compositeur de musique contemporaine de son pays.

Autre cinéaste ayant bénéficié d’une double présence à Cannes, Wim Wenders a quant à lui présenté le très beau Anselm, à la fois portrait intimiste du grand artiste plasticien Anselm Kieffer et méditation sur la relation des arts et de l’histoire, mais aussi des relations au paysage, aux machines, aux matières, à partir de l’œuvre monumentale de l’ancien élève de Beuys. Wenders continue aussi d’y explorer, douze ans après l’enthousiasmante proposition de Pina, les ressources de la 3D pour le documentaire.

Proposition singulière, Occupied City de Steve McQueen accompagne quatre heures durant ce qui est à la fois une traversée dans l’espace d’une ville, Amsterdam, et une circulation dans le temps. Sur la bande son, une voix off raconte successivement 130 événements qui se sont déroulés durant l’occupation de la ville par les Allemands, en donnant à chaque fois le lieu et la date exactes. A l’écran apparaissent ces mêmes endroits aujourd’hui, et les gens qui y vivent, y travaillent, y jouent, s’y reposent, à l’occasion y manifestent. C’est la durée qui permet cette fois d’aller au-delà du dispositif, pour une proposition ouverte autour du rapport de chacun(e) au passé, à la mémoire, aux traces, aux associations d’idées. (…)

LIRE LA SUITE, où il sera entre autres question de Kaouther ben Hania, d’Asmae El Moudir, de Mona Achache, de Scorsese, des Colons, du Procès Goldman, de Lost Country et du film de Ken Loach.

Pourquoi ce qu’a dit Justine Triet à Cannes est légitime

Justine Triet en direct au moment de son discours de lauréate/capture d’écran

C’est bien en cinéaste que s’est exprimée la réalisatrice d’«Anatomie d’une chute» au moment de recevoir sa Palme d’or.

Chacune et chacun peut avoir sa propre opinion à propos de celles exprimées par Justine Triet au moment de recevoir la Palme d’or pour Anatomie d’une chute. Mais personne ne devrait lui contester le droit de dire ce qu’elle a dit. Parce qu’elle l’a dit depuis sa place de cinéaste, ce qui est évidemment légitime sur la scène d’un grand festival de cinéma.

Ce «discours» qui fait à présent débat comportait trois éléments, et tous les trois relèvent de ce pour quoi elle se trouvait à ce moment sur scène, devant les micros et caméras. Avec concision, la réalisatrice a en effet abordé deux thèmes, apparemment distincts. D’une part, elle a parlé du mouvement contre la réforme des retraites. Mais contrairement à ce qui été beaucoup répété, elle n’a rien dit de la réforme en tant que tel.

Elle a condamné le fait qu’une «contestation historique, extrêmement puissante, unanime, de la réforme des retraites» ait «été niée, réprimée de façon choquante». Nul doute qu’elle soit contre cette réforme – comme une large majorité des Français(e)s – mais son sujet ici, c’est la tentative d’invisibilisation de ce rejet, la négation, le «passage à autre chose» voulu et orchestré par le président de la République.

Le discours de Justine Triet, c’est l’adresse d’une metteuse en scène à un metteur en scène qui s’appelle Emmanuel Macron. Il est légitime que des personnes dont le travail est d’organiser des éléments de récit et de représentation, en particulier une personne qui vient d’être récompensée pour avoir fait cela, commentent la manière dont une autre personne fait la même chose, et d’une manière qu’elle considère inappropriée. Le sens de ce passage est simplement : les cents jours sont un mauvais film, qui ne marche.

Ensuite, Justine Triet a critiqué ce qui est en train de se passer dans l’organisation du cinéma en France. Contrairement à ce que la ministre de la culture a feint d’avoir entendu, elle n’a pas attaqué le système de soutien public, mais au contraire sa mise en danger par des réformes et des projets en cours.

Et contrairement à ce que la plupart des réactions hostiles à son discours affirment, elle ne s’est pas comportée en enfant gâté ou en ingrate, mais a au contraire proclamé sa reconnaissance pour l’ensemble des dispositifs qu’on résume, de manière plus ou moins appropriée par la formule d’exception culturelle, «sans laquelle je ne serai pas là devant vous».

Et qui peut dire qu’une personne qui travaille dans un secteur, le cinéma en l’occurrence, n’est pas légitime pour s’exprimer sur l’organisation de ce secteur et ses évolutions?

Et enfin, Justine Triet a lié les deux sujets, la tentative du pouvoir de balayer sous la moquette les oppositions à la réforme des retraites et les modifications en cours du système public accompagnant le cinéma.

C’est à dire qu’elle a, exactement comme dans son film, opéré une composition, qui montre comment fonctionnent ensemble des processus apparemment disjoints, ou relevant de différents enjeux. Soit, précisément, ce que fait, ce qu’a à faire la mise en scène et pour quoi elle venait de recevoir la Palme.

Festival de Cannes, jour 11: à l’aube du dernier jour, trois Italiens, et quelques autres belles rencontres

L’étrange et joyeuse et inquiétante bande de pilleurs de tombe, dans La Chimère d’Alice Rohwacher.

Au terme d’une édition très riche, le 76e Festival de Cannes aura encore offert, en compétition, quelques belles propositions, toutes venues d’Europe, signées Bellocchio, Moretti, Rohrwacher, Wenders, Loach ou encore Trần Anh Hùng.

La compétition officielle s’est terminée sur un feu d’artifice européen. Cinq films mémorables ont illuminé cette dernière ligne droite, avant l’annonce d’un palmarès qui inquiète quelque peu, si les choix du jury ressemblent au cinéma de son président, le prétentieux et complaisamment misanthrope Ruben Östlund.

D’autant que figurent en compétition cette année de ces films imbus d’eux mêmes et prêts à toutes les ruses (on pense à ceux de Jonathan Glazer et de Jessica Hausner en particulier), bien propres à séduire le signataire de Sans filtre. Mais l’histoire n’est pas écrite, et on a vu par le passé des choix inattendus au palmarès, y compris (parfois) pour le meilleur.

En attendant, la 76e édition du festival, ou du moins sa compétition officielle, s’est terminée avec un lot de très belles nouveautés, toutes venues d’Europe de l’Ouest (alors que la Quinzaine s’achevait, elle, avec le doux-amer De nos jours de Hong Sang-soo, attendu sur les écrans français le 19 juillet).

Un étrange effet de calendrier aura réuni en trois jours les trois meilleurs cinéastes italien·nes vivant·es, appartenant à trois générations successives : Marco Bellocchio, Nanni Moretti et Alice Rohrwacher. Pas question ici de les mettre en concurrence les un·es avec les autres, mais au contraire de saluer ensemble cette belle fécondité au long cours.

Les derniers jours du la compétition officielle auront aussi permis de découvrir trois autres titres mémorables, signés du Français Trần Anh Hùng, du Britannique Ken Loach et de l’Allemand Wim Wenders. Comme évoqué ici-même en début de festival, il n’y a nulle raison de se plaindre de ce que la plupart d’entre eux aient déjà été fréquemment invités sur la Croisette, du moment que leurs nouveaux films sont des réussites. Ce qui est le cas.

Un magnifique triplé italien

Il faudra revenir sur chacun de ces trois films lors de leurs sorties, mais nulle raison d’attendre pour saluer les joies qu’ils ont procuré lors de leur découverte sur la Croisette. Joies de spectateur, qui n’exclut ni la tristesse ni l’inquiétude quant à ce que chacun évoque.

Le Pape Pie IX (Paolo Pierobon) et son trophée, le petit Edgardo, dans L’Enlèvement. | Ad Vitam

L’Enlèvement de Marco Bellocchio est un nouveau et important chapitre de l’œuvre désormais imposante de Marco Bellocchio –on ne parle pas tant ici de ses trente longs métrages depuis Les Poings dans les poches en 1965, que d’un ensemble de films, depuis La Nourrice en 1999, sur les imaginaires du pouvoir en Italie, imaginaires dont le fascisme est une donnée majeure, mais qui trouve d’autres traductions, comme en a aussi témoigné l’an dernier l’immense Esterno Notte.

L’Enlèvement est un film historique, qui a pourtant trouvé d’étranges échos contemporains à Cannes, où fut projeté à plusieurs reprises en avant-programme un court métrage évoquant l’actuelle opération de vols d’enfants ukrainiens menée à grande échelle par les sbires de Poutine.

Comment ne pas faire le rapprochement avec cet épisode qu’évoque le film, lorsque qu’au milieu du XIXe siècle l’Église apostolique et romaine entreprit sous la direction du pape d’alors, Pie IX, de voler des enfants juifs pour les convertir et leur laver le cerveau.

Le nouveau film retrouve cette forme opératique, qui affectionne de grandes envolées lyriques et des effets de contrastes puissants dans un univers visuel très sombre qu’ a souvent travaillé le cinéaste. Mais l’opéra n’est-il la forme artistique même en phase avec cette époque en Italie?

L’Enlèvement déconstruit les processus d’adhésion, d’appartenance, de multiples allégeances sentimentales, religieuses, culturelles, politiques, familiales… Aux côtés du jeune Edgardo Mortara, dont le sort devint à l’époque le symbole de ces épisodes sinistres, le film met à jour un écheveau de folies mêlées, folies qui ne se limitent assurément pas à la seule période historique décrite –ni d’ailleurs à l’Italie, même s’il s’agit en grande partie de décrire un processus lié à cette nation, au moment même où elle se constituait comme telle.

Vers un avenir radieux de Nanni Moretti est une très singulière proposition politique, centrée sur une unique question: que faire après une défaite totale –défaite historique et collective de construction d’une société plus juste et plus généreuse, projet qui aura été l’horizon du communisme européen et notamment italien, défaite personnelle (vieillissement malheureux, couple qui se détruit, difficulté à faire son travail)– tout en conservant une forme d’espoir et de fierté? Parce que ne pas le faire serait, éthiquement, humainement, cinématographiquement, une indignité absolue.

Nanni filmé par Moretti dans Vers un avenir radieux, ou la défaite en chantant. | Le Pacte

La réponse, ce sera ce brillantissime assemblage de sketches burlesques, mélodramatiques, didactiques, chantés, dansés, colorés, auto-ironiques, dont Moretti est la figure centrale, dans le rôle de Moretti essayant de réaliser un film sur les réactions, dans un quartier populaire de Rome acquis au Parti communiste italien, au soulèvement hongrois contre le stalinisme en 1956 et sa féroce répression par les chars russes (suivez son regard…).

Toutes les saynètes n’ont pas la même énergie, et on ne sait trop ce que tout cela évoquera à une personne née après la chute du Mur, voire après celle des tours de Manhattan. Il reste un précieux alliage de lucidité, de désir de filmer, et d’immense affection pour celles et ceux, au-delà des erreurs et des aveuglements, qui ont dédié une part décisive de leur existence à tenter de rendre le monde meilleur.

La Chimère d’Alice Rohrwacher est lui aussi situé dans le passé, un passé moins lointain, juste à la fin du XXe siècle. La benjamine de la dreamteam azzurra y fait surgir comme des apparitions une étrange figure de rêveur anglais dans la campagne toscane, et une bande de pilleurs de tombes étrusques.

Entreront en scène, en sortiront, y reviendront une vieille diva affligée d’une escouade de filles odieuses, une apprentie cantatrice nommée Italia qui cache ses enfants de différents pères sous son lit, une glaciale trafiquante d’antiquités, une femme aimée qui semble ne se trouver plus que dans les songes, ou les mythes.

Josh O’Connor et Carol Duarte dans La Chimère. | Ad Vitam

Qui entre ici ferait mieux de renoncer à tout rationalisme et toutes exigences d’enchainement logique des causes et des effets. Radicalisant encore l’approche qui a fait de Corpo celeste, Les Merveilles et Heureux comme Lazzaro les précédents jalons d’une des plus passionnantes propositions de cinéma advenues depuis le début des années 2010, La Chimère est comme un puzzle dont les pièces seraient délibérément disjointes.

Nulle maladresse dans ces discontinuités, mais la paisible certitude que l’essentiel s’active ailleurs, entre les scènes, entre les situations, et dans les échos étranges, émouvants, comiques, mystérieux qu’elles suscitent.

Wenders et Loach, deux vétérans à leur meilleur

Perfect Days de Wim Wenders est une sorte de bonheur d’autant plus inattendu qu’il y a longtemps que le réalisateur d’Alice dans les villes et des Ailes du désir ne s’était montré aussi convaincant, en tout cas avec un film de fiction. Quelques jours après la découverte du beau documentaire Anselm sur la Croisette, voici un conte contemporain d’une très belle tenue, juste, émouvant et drôle.

Hirayama (Koji Yakusho) en compagnie de sa nièce à qui il montre comment aimer les arbres. | Haut et court

Un plan filmé comme par Ozu (dont Wenders avait si bien évoqué le parcours dans Tokyo-ga) a montré cet homme nommé Hirayama s’éveiller et se préparer à partir au travail, au volant de sa camionnette professionnelle, revêtu de sa combinaison The Tokyo Toilet.

Ajoutons sans attendre qu’alors qu’il parcourt les rues de la capitale japonaise en chemin vers ses lieux de labeur quotidien, la présence sur la bande son d’Eric Burdon and the Animals interprétant leur version historique de «The House of the Rising Sun» est à soi seul d’une parfaite élégance.

L’élégance est un des mots qui définit le mieux le comportement du taciturne Hirayama, et cela d’autant mieux que son travail consiste à nettoyer les WC publics de la capitale, tâche dont il s’acquitte avec un soin méticuleux. Dans chacun de ses gestes, aussi peu considéré le travail qu’il effectue, il manifeste une attention, une précision, une efficacité, qui sont manière de prendre soin d’un espace public utile à toutes et tous, et donc aussi des gens qui en seront les usagers.

La première demi-heure du film accompagne la journée de Hirayama, du lever au couché, et aux rêves qui s’en suivent. Un moment privilégié de cette journée se situe dans le jardin d’un temple, où l’homme photographie rituellement les jeux du soleil dans les feuilles d’un arbre qu’il sera ensuite amené à appeler son ami. (…)

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Festival de Cannes, jour 10: un tour du monde en quarante films

Souffle épique et puissance critique des Colons de Felipe Gálvez, en Terre de Feu chilienne.

L’ensemble des sélections cannoises compose un récit, fragmentaire mais inhabituellement riche, des réalités et des imaginaires du monde entier. Si les films venus d’Afrique et du monde arabo-musulman sont plus nombreux que d’habitude, l’Asie reste particulièrement fertile en propositions de cinéma.

De toutes les approches que suscite un grand festival international de cinéma, une des plus intéressantes reste de donner accès à des récits, des situations, des manières de vivre et des imaginaires du monde entier. Et en particulier de régions du monde moins familières aux spectateurs occidentaux.

Le Festival de Cannes a rarement été aussi ouvert sur le monde que cette année, avec des propositions significatives –à la fois en matière de diversité géographique et de variété des approches artistiques– et des capacités d’approcher des réalités «locales» pas si fréquemment représentées. Certains pays étaient ainsi pour la première fois à Cannes, ou même dans un grand festival international: le Soudan, la Mongolie, la Jordanie.

Pas question de citer et de commenter ici tous les titres, mais en fin de texte figure une liste exhaustive des longs métrages de ces diverses origines qui ont été présentés dans les différentes sélections. Outre ceux déjà chroniqués ces derniers jours sur notre site, voici seulement une tentative de survol de l’ensemble de ces continents, avec un éclairage sur quelques films mémorables. En espérant que ceux-là au moins trouveront un accès vers les grands écrans français et offriront ainsi l’occasion d’y revenir.

L’Afrique et le monde arabe et moyen-oriental

Avant même le début du festival, on a noté une présence supérieure à l’ordinaire de l’Afrique, d’ailleurs soulignée par Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, lors de sa présentation de la sélection officielle le 13 avril.

À ce constat, exact, il convient d’y apporter deux nuances. D’abord, les films africains ne sont pas si nombreux. Mais ils étaient, si on ose dire, tellement absents les années précédentes que la moindre hirondelle apparaît comme un printemps à elle seule.

Ensuite, il y a quelque malentendu à mettre dans le même panier le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. Il ne s’agit pas ici d’un débat théorique et général, mais de prendre acte de situations différentes.

Il existe désormais deux grands organismes dédiés au soutien aux films du monde arabe: l’un au Qatar, le Doha Film Institute, l’autre en Arabie saoudite, à l’enseigne du Red Sea Festival. Rivalisant d’initiatives et richement dotés, ils ont joué un rôle important dans la présence de films de cette région, celle que le monde anglo-saxon appelle MENA (Middle East and North Africa) sur les écrans internationaux, et notamment à Cannes.

Toute classification a sa part d’arbitraire, et il y a des raisons d’y inclure des pays où l’islam joue un rôle majeur sans être des pays du monde arabe: la Turquie ou l’Iran, grandes nations de cinéma. On rappellera donc l’évidence de Nuri Bilge Ceylan avec Les Herbes sèches, et la présence, inhabituellement faible cette année de l’Iran, avec un seul film, le pamphlet antisystème Terrestrial Verses.

Mais parmi les films de cette région, on soulignera des réussites venues de Tunisie (Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania) et du Maroc, en particulier le très inventif et émouvant La Mère de tous les mensonges. La jeune réalisatrice Asmae El Moudir y parvient, grâce à des dispositifs à la fois simples et riches d’effets, à évoquer à la fois un drame personnel et familial et la terreur de masse exercée par Hassan II à l’occasion des massacres de Casablanca en 1981.

Vue à travers son portrait dessiné, l’extraordinaire personnage de la grand-mère tyrannique qui a peut-être sauvé sa famille, dans La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir. | Insight Films

La réalisatrice marocaine mobilise aussi bien le recours à des figurines, à des maquettes, à la musique, à des jeux de lumière, que l’intervention de témoins et de victimes. Et elle parvient à faire exister un événement sur lequel le régime avait réussi à imposer une complète omerta, au prix de centaines de morts et de milliers de prisonniers politiques souvent restés enfermés dans des conditions atroces pendant plus de dix ans.

D’Afrique subsaharienne, outre le beau Nome déjà évoqué, on saluera surtout la multiplicité des approches et des regards sur des réalités complexes. Aux cinq films présentés dans les sélections, et originaires du Sénégal, du Cameroun, de République démocratique du Congo, du Soudan et de Guinée-Bissau (soit essentiellement d’Afrique francophone), il faut ajouter deux hommages à des figures fondatrices du cinéma subsaharien, Ousmane Sambène célébré par le Pavillon des Cinémas du monde de l’Institut français et Souleymane Cissé récipiendaire du Carrosse d’or attribué par la Quinzaine des cinéastes.

Amérique latine: retour et révélation

D’Amérique latine, on saluera en particulier un retour longuement attendu et une révélation. Le retour est celui de l’Argentin Lisandro Alonso. Son Eureka est une sorte de danse chamanique en trois temps, évoluant comme dans un songe de la mémoire des Amérindiens, fabriquée par l’imagerie colonialiste et génocidaire du western vers le sort des natives aux États-Unis aujourd’hui, puis au rapport au monde des peuples autochtones amazoniens.

La révélation concerne un film chilien, Los Colonos (Les Colons), premier long métrage de Felipe Gálvez, situé au tournant des XIXe et XXe siècles dans les immenses plaines de Patagonie. Un souffle épique porte de bout en bout cette évocation d’une conquête de l’espace et des esprits par différents types de colons, agraires et brutaux, puis urbains et madrés, tout en faisant place à des aspects légendaires, voire mystiques.

Les Colons se déploie autour de la figure centrale d’un Mapuche métis participant à une expédition de rapines et d’extermination commanditée par un grand propriétaire. Les rebondissements dramatiques, les rencontres inattendues, mais aussi la présence des corps humains, des animaux, de la végétation, de la mer et des montagnes contribuent à l’intensité impressionnante du film, assurément une des principales révélations de cette édition cannoise. (…)

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Festival de Cannes jour 9: et pendant ce temps-là, loin des tapis rouges…

Cette image du beau La Passion de Dodin Bouffant, en compétition et sur lequel on reviendra, n’est là que pour indiquer que cet article concerne les cuisines du cinéma français, et ce qui s’y mijote

Le grand rendez-vous annuel sur la Croisette est aussi l’occasion des annonces et des bilans, qui établissent le bulletin de santé du cinéma, en particulier du cinéma français.

Le Festival de Cannes, dont le génie propre est d’être beaucoup de choses à la fois (refrain revendiqué), est aussi l’occasion de rendre public des bilans et des annonces, en particulier concernant le cinéma du pays hôte – mais pas seulement.

Globalement, les nouvelles semblent plutôt réjouissantes, la fréquentation remonte en France, et dans les principaux pays d’Europe. Et si Hollywood est pris dans le tourbillon de la grève des scénaristes, c’est en fait un phénomène assez classique de réajustement de la place des plateformes.

Quel que soit le résultat exact du conflit, il est prévisible qu’il fixera les nouvelles règles, comme cela se produit régulièrement à chaque modification notable des rapports de force ou entrée de nouveaux acteurs.

Côté français, le Festival a été l’occasion de deux opérations principales de communication, l’une sous l’égide du Centre National du cinéma et de l’image animée (CNC), l’autre sous celle de sa ministre de tutelle. L’un et l’autre ont entonné un discours à la fois d’autosatisfaction et d’optimisme, qui mériteraient pourtant d’être a minima nuancés. En outre, un troisième événement, qui s’est lui produit à Paris, ajoute encore davantage d’ombres au tableau.

Le Bilan de l’année 2022

Comme il est d’usage, le CNC a présenté durant le Festival le bilan de l’année écoulée. Côté fréquentation, il fait état d’une amélioration après les années perturbées par le COVID et les mesures parfois excessives ayant impacté la relation du public au cinéma.

Pour l’essentiel, la puissance publique a joué son rôle protecteur en soutenant les salles, parfois même de manière disproportionnée (en compensant le manque à gagner des ventes de popcorn dans les multiplexes par exemple). Mais cela n’aide pas forcément à combler la perte d’habitude du public, ou plutôt de tous les publics, à se rendre au cinéma.

Avec 152 millions d’entrées en 2022, une remontée s’est amorcée, qui se confirme d’ailleurs durant les premiers mois de 2023. Mais la question, qui vaut pour la totalité des actions de la puissance publique dans le secteur, ne devrait pas concerner seulement la quantité mais la qualité: quels films? Quelles salles? Quels spectateurs?

Une lecture plus attentive des résultats fait en effet apparaître une aggravation du fossé entre gros films porteurs et d’innombrables titres bénéficiant d’une moindre exposition et de moindres moyens promotionnels. Intervenir sur ces enjeux est exactement ce qui définit une politique culturelle, en se différenciant d’une politique industrielle et commerciale. Le document édité par le CNC note «une reprise plus difficile pour l’Art et essai», mais on ne voit guère venir d’initiatives pour répondre à cette situation.

Le bilan fait aussi apparaître le maintien d’un volume de nouveaux films très élevé, 681 nouveaux titres ont été distribués en 2022, dont une quantité déraisonnable de films français (411).

Le sujet, périlleux, n’est traité que selon une alternative dont les deux termes sont destructeurs: soit laisser-faire, voire augmenter les occasions de financement, avec pour effet des embouteillages ravageurs où les moins armés médiatiquement seront broyés, soit s’en prendre en amont à ces mêmes plus faibles sur le terrain économique.

Là aussi, une véritable politique culturelle consisterait au contraire à construire les conditions d’existence des œuvres les plus audacieuses, en réduisant le soutien à un tout venant de productions moyennes qui embouteillent les écrans et désorientent les spectateurs potentiels. Ce qui ne figure pas semble-t-il à l’ordre du jour.

La Grande Fabrique de l’image

Rima Abdul Malak, la ministre de la culture, est venue annoncer à Cannes les résultats de l’appel à projets dans les différents secteurs de l’audiovisuel, volet du plan de financement public France 2030 lancé par le gouvernement et doté d’un budget de 54 milliards d’euros.

Les 350 millions attribués à l’audiovisuel dans le cadre de la dite Grande Fabrique de l’image se répartissent en deux volets, un destiné à la création ou développement d’infrastructures de production, l’autre à la formation, selon la célèbre recette du pâté d’alouette, un cheval production, une alouette formation. Depuis le début, comme de nombreux acteurs du monde culturel l’avait souligné, les autres aspects de la création et de la diffusion étaient exclus.

Et chacun sait que le gros effort sur les infrastructures de tournages, de postproduction et d’effets spéciaux vise surtout à attirer les grosses plateformes de streaming, dont les infrastructures seront donc financées sur des deniers publics. Là comme ailleurs, l’idéologie mensongère du ruissellement (à force d’aider les plus puissants ça finira bien par profiter aussi aux autres) ne cesse d’être contredite par les faits.

Il y a évidemment lieu de se réjouir d’une aide, néanmoins substantielle, accordée à des lieux de formation parmi les plus actifs, et répartis dans tout le territoire. Mais là aussi, on retrouve cette tendance lourde de l’action publique récente, caractéristique du patron actuel du CNC, qui tend à dissoudre la singularité des pratiques et des moyens d’expression, au premier rang desquels le cinéma, dans une grande soupe où sont touillés ensemble jeux vidéo, séries télé, programmes de flux et films.

Parmi les grands absents de cette action publique aux horizons plus économiques que culturels qu’est la Grande Fabrique de l’image, on notera par exemple les festivals (Cannes était pourtant le lieu d’en parler) et la distribution indépendante, ou les modalités de présence du cinéma dans l’enseignement public, ou les nombreuses associations de terrain qui accompagnent des films, des publics, des réflexions pour et avec les films.

Les menaces du sénateur

Sans lien apparent avec Cannes, mais peut-être pas sorti par hasard en plein déroulement du Festival, un rapport sur le cinéma intitulé Itinéraire d’un art gâté signé d’un sénateur LR, Roger Karoutchi attaque explicitement tout le système d’accompagnement public du cinéma, dont les principaux piliers remontent à plus de 70 ans, et qui ont prouvé leur efficacité.

Cette appel explicite à la destruction pour laisser le secteur aux seules lois du marché n’aurait pas particulièrement de quoi inquiéter – un élu pond régulièrement un rapport de ce type, il était d’ordinaire soigneusement rangé dans un tiroir. Mais l’ambiance a changé.

Un autre rapport, intitulé Cinéma et régulation, de l’ancien vice-président du Conseil d’Etat Bruno Lasserre, remis aux ministres de l’économie et de la culture il y a un mois et demi, prône ouvertement une approche fondée sur la compétitivité, notamment en ce qui concerne les salles. Surtout, de récentes décisions de la Région Auvergne-Rhône-Alpes présidée par Laurent Wauquiez ont entrainé des baisses drastiques dans les financements publics d’organes culturels, touchant notamment le cinéma.

Le geste plus médiatisé à ce jour a été clairement présenté comme des représailles politiques de la part du candidat à la candidature présidentielle du vieux parti de droite, contre un théâtre qui ne pense pas comme lui.

Mais le plus significatif est sans doute la suppression de plus de 50% de la subvention au Festival de Clermont-Ferrand, le plus grand festival de court métrage du monde, expérience au long cours qui est une incontestable réussite, saluée dans le monde entier et utile à d’innombrables créateurs et travailleurs du cinéma.

Il ne s’agit en aucun cas d’une maladresse, mais bien d’un affichage politique destiné à faire de la culture, de la création contemporaine, un repoussoir afin de courtiser les plus réactionnaires, en se mettant à nouveau à la remorque du RN et du groupuscule fascisant de Zemmour.

Dans ce cas précis, la ministre de la culture a clairement affiché son opposition à la mesure, déclarant : « Quel est l’intérêt pour Laurent Wauquiez de vouloir affaiblir un festival avec une telle notoriété, une telle force économique et culturelle? Je me battrai pour le défendre.» (Le Film français du 22 mai 2023). Il y a lieu de lui en savoir gré.

Monsieur Karoutchi, qui appartient au même parti que monsieur Wauquiez, tire dans le même sens que le patron de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Un sens relativement nouveau (ou très ancien). Il est clair que l’environnement idéologique et les tropismes de nombreux politiciens, également de la majorité, vont désormais dans le sens de la démagogie anti-artistique sous influence de l’extrême droite, à rebours d’une tradition bien établie aussi dans la droite française classique d’inspiration gaulliste.

Entre idéologie ultralibérale et poujadisme bas du front, les signaux politiques émis autour du cinéma, comme art et comme espace à bien des égards (encore) exemplaire de l’action publique, sont donc loin d’être rassurants.

Il faut néanmoins aussi prendre acte d’une autre proposition, également issue du Sénat, en l’occurrence d’une «mission d’information». Intitulé «Le cinéma contre-attaque : entre résilience et exception culturelle, un art majeur qui a de l’avenir» , il comporte des propositions nettement plus prometteuses en termes d’adaptation d’un système fondamentalement vertueux aux modifications récentes.

Cannes cette année, où il semble que les conflits concernant le secteur soient remisés au vestiaire tandis que la relation avec les grandes plateformes se normalise (grâce notamment au rôle qu’a joué le Festival par le passé en refusant de se plier aux diktats de Netflix) n’aura guère contribué à y apporter des éclairages, encore moins des réponses.

Surtout, la deuxième quinzaine de mai est la période de l’année où le cinéma polarise le plus les attentions, il aurait été heureux que cela aide à rendre visible combien ses questions internes participent des interrogations et des choix à l’échelle de toute la société. Cela n’aura pas été le cas.

Festival de Cannes jour 8: le gai bonheur du cinéma

Hansa et Holappa (Alma Pöysti et Jussi Vatanen), les héros des Feuilles mortes d’Aki Kaurismaki, devant l’affiche d’un film de Jean-Luc Godard, comme une évidence

Dans le grand bazar de propositions de films en tous genres qu’est, et doit être un grand festival, il arrive que se fasse un moment de grâce évidente, absolue. Il est exceptionnel qu’au même moment il en advienne deux, comme cela a été le cas avec le film de Kaurismaki et le dernier signe adressé par Godard.

«Le bonheur n’est pas gai» était la dernière réplique du Plaisir de Max Ophuls, qui comportait aussi une macabre danse sur laquelle s’achevait le dernier film terminé par Jean-Luc Godard, Le Livre d’image. Et de fait ni Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismaki, ni Film annonce du film qui n’existera jamais: «Drôles de guerres» de Godard ne saurait être défini par la gaité. Il en émane pourtant quelque chose d’extrêmement joyeux, et qu’on ne sait comment appeler autrement que le bonheur. Le bonheur du cinéma.

Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismaki

Des centaines de films sont montrés à Cannes, y compris au marché, et même des milliers si on inclut les courts métrages. Autant de projections résultant de tentatives, de recherches, d’inventions, d’idées qui se voudraient nouvelles et parfois, bonnes ou mauvaises, le sont. Et puis il y a, seul, Aki Kaurismaki.

Kaurismaki radicalise encore le célèbre aphorisme de Picasso, «je ne cherche pas, je trouve». Avec le cinéaste de La Fille aux allumettes et des Lumières du faubourg, elle devient: je ne cherche pas, j’ai trouvé.

Trouvé quoi? Quelque chose qui n’existe pas, n’a jamais existé, et est pourtant irréfutable. Quelque chose qu’on pourrait appeler le secret perdu du cinéma.

«Perdu» au sens où ce film, qui se passe aujourd’hui, au temps de l’ultralibéralisme, des contrats précaires, du gâchis alimentaire, du bombardement massif de l’Ukraine, rayonne d’une lumière qui évoque celle des étoiles éteintes qui continue de voyager à travers l’espace et de réchauffer des univers.

«Secret», puisqu’on dirait que personne d’autres chez les réalisateurs, même les meilleurs, ne sait plus cela. Et «bonheur», oui, puisque de chaque seconde du film nait une joie, un doux frisson tendre et mélancolique, amusé et inquiet.

On s’en fiche que les couleurs et les accessoires ressemblent à ceux de la plupart des autres films de Kaurismaki (pas tous d’ailleurs), la palette de Rembrandt aussi n’utilisait qu’un nombre limité de couleurs, et alors?

Ce qui importe ici est qu’il n’y a pas l’ombre d’une place pour quoique ce soit qui ressemble à de la communication, à de la complaisance, aux innombrables formes de la retape. Rien à vendre, rien à battre. Pour chaque plan, on songe à la formule de Beethoven qui disait tout de l’accomplissement d’un acte d’art: «Cela doit-il être? Cela est.»

Hansa est magasinière au supermarché. Holappa est ouvrier dans un atelier de métallurgie. Ils se sont croisés au karaoké. Ils n’ont pas chanté, pas dansé. Elle est retournée dans son petit appartement solitaire où la radio distille les nouvelles du monde comme il ne va pas. Il a rejoint le foyer où il loge avec son collègue, et avec des bouteilles d’alcool, qui sont ses seules fréquentations.

Hansa et le chien Chaplin, qui sait tout/Diaphana Distribution

Les chemins, en pointillés, vont se recroiser. Il y aura des crises et des injustices dont la violence est peut-être pire d’être traitée en pantomime glaciale, il y aura des rencontres, des accidents. Le temps qui passe comme les gouttes d’un robinet qui fuit.

Mais il y a des vies, et le cinéma qui le sait, le voit, le raconte. C’est affaire de tempo surtout. A un moment, un oscilloscope donne des nouvelles stylisées de l’état de Holappa à qui il est arrivé un sale coup, et c’est comme un concentré de tout le film. La vie dans une ligne qui s’incurve un peu, des sons dont le rythme juste sépare le mort du vif.

Le chien aussi a le juste nom, il s’appelle Chaplin. Lui aussi savait le secret qui n’existe pas.

Film annonce du film qui n’existera jamais: «Drôles de guerres» de Jean-Luc Godard

C’est le premier film posthume de Godard, terminé après qu’il ait mis fin à ses jours le 13 septembre 2022 par son compagnon de travail Fabrice Aragno, selon les indications très précises qu’il avait donné.

Il avait auparavant construit lui-même les quarante pages qui composent ce… ce quoi? Film? Pas sûr, même si Godard l’aura, in extremis, déclaré «son meilleur film». Le dernier long métrage terminé s’intitulait Le Livre d’image, formule qui vaudrait aussi bien pour ces pages au format de l’écran.

Des mots, des images, des signes, sur des pages au format de l’écran/Saint-Laurent

Chacune de ces pages, dont la durée de visibilité a été méticuleusement indiquée par Godard, est porteuse d’un assemblage d’images, de signes, de fragments de textes, de formules manuscrites, de traits de peinture. Peu à peu, à ce qu’on voit d’abord en silence s’ajoute ce qu’on entend, de la musique, des mots.

Dans le labyrinthe du sens, deux motifs

L’ensemble dure 20 minutes. Comme toujours, il y a davantage à imaginer, à réfléchir, à s’interroger, à discuter et se disputer avec ces 1200 secondes que dans nombre de films de deux heures. On ne se risquera pas ici à une tentative d’exégèse, on se contentera de pointer deux motifs, l’un explicite, l’autre implicite, qui traversent ce dit Film annonce.

Explicite est la présence d’une jeune femme nommée Carlotta. Elle vient d’un livre qui, comme il l’a si souvent fait, sert de tremplin à Godard pour suivre le fil de ses méditations, de ses affections et de ses colères. Elle est un personnage d’un livre aujourd’hui oublié, mais qui reçut le Prix Goncourt en 1937, Faux Passeports de l’écrivain belge Charles Plisnier, qui brosse le portrait de militants révolutionnaires de l’entre deux guerres dont l’auteur a été proche.

Militante communiste anti-stalinienne, elle hante les apparitions successives, appelle des rimes mentales avec Rosa Luxembourg, avec Hannah Arendt, avec une autre activiste oubliée, avec Anne-Marie Mieville. C’est l’un des fils explicitement politiques qui relient ces agencements jamais réductibles à un sens unique.

L’autre motif, implicite et évident, est celui de l’idéogramme. Voici des années, des décennies même, que Godard réfléchit les rapports entre mots et images, ce qui les oppose et ce qui les rapproche, les enjeux de liberté et d’oppression qui s’y jouent. Jamais sans doute il s’était aussi clairement approché, par plusieurs moyens, de cet hybride fécond qu’est l’idéogramme, à la fois texte et image.

La forme implicite de l’idéogramme/Saint-Laurent

Des traits de pinceaux noirs, des gestes picturaux en convoquent l’imaginaire (il ne s’agit pas de véritables idéogrammes) comme ouverture encore possible dans cette recherche incessante, habitée par les tragédies du siècle, de la Shoah à Sarajevo et au malheur palestinien, que des citations de précédents films, surtout Notre musique, font résonner une dernière fois.

A en croire Fabrice Aragno, Jean-Luc Godard aurait dit de Film annonce du film qui n’existera jamais: «Drôles de guerres» que c’était «le cinéma d’aujourd’hui». Comme toujours, il faut entendre les formules, et ne pas les croire sur parole. En écouter plutôt les musiques.

«Le» cinéma «d’aujourd’hui», c’est à voir – et à revoir. Mais quelque chose venu de la nuit des temps, des cavernes (pas celle de Platon, oh non!, celle des mains négatives) et des lanternes magiques et de La Sortie des usines Lumière, oui. Ou, comme il le dit dans le film, «quand Melville avait fait Le Silence de la mer», c’est à dire à la fois un film de Résistance et l’invention de la Nouvelle Vague douze ans avant tout le monde.

Et, à ce moment-là du Festival de Cannes, par-delà l’agitation brownienne de la Croisette, par-delà l’insondable mélancolie de l’œuvre, par delà le deuil, il y avait alors une grande joie qui réchauffait l’assemblée des spectateurs. Comme ce feu autour duquel de tous temps les humains avaient inventé de se réunir.

Festival de Cannes, jour 7: vérités et songes

Sandra (Sandra Hüller), l’accusée du procès d’Anatomie d’une chute.

«Anatomie d’une chute» de Justine Triet et «May December» de Todd Haynes, deux des titres les plus remarqués en compétition officielle, mais aussi «Little Girl Blue» de Mona Achache, en Séance spéciale, partagent les mêmes enjeux et des approches comparables, malgré la singularité de chacun de ces films.

La question de la relation à la réalité est omniprésente dans les films, pas seulement à Cannes. Sur un enjeu différent, il se trouve que trois des films les plus remarquables, trois films, où l’inusable (et importante) question du rapport documentaire/fiction ne se pose pas, font de la vérité et de la possibilité pour le cinéma d’y donner accès, leur thème ou leur ressort principal. La vérité, pas la réalité.

Ils ont en commun de mobiliser, chaque fois de façon particulière, des ressources qu’utilise aussi le cinéma: des enregistrements chez Justine Triet et Mona Achache, le recours à des actrices chez Todd Haynes et Mona Achache.

«Anatomie d’une chute» de Justine Triet

Immédiatement identifié comme une des plus belles propositions, à ce jour, de la compétition officielle, le quatrième long métrage de Justine Triet impressionne par sa manière de paraître réinventer séquence après séquence des situations ultra fréquentées par les fictions de cinéma.

Dans un grand chalet en pleine montagne, l’homme est mort, tombé de l’étage où il travaillait au toit. Meurtre ou suicide, il faudra un procès pour en décider, procès où l’accusée est sa femme, écrivaine à succès, autrice d’un roman dans lequel une femme malheureuse tuait son époux.

Malheureuse, Sandra l’était assurément avec son mari, lui même meurtri de ne pas avoir une réussite comparable. Entre eux deux, il y a leur enfant, Daniel, garçon malvoyant. S’appuyant sur ce que chacun peut et veut dire, sur ce qui a été vu, perçu, deviné, compris, le déroulement du procès où interviennent témoins et experts déplie les circonvolutions et les usages plus ou moins intéressés qu’en font les différents protagonistes, à commencer par le procureur et l’avocat.

Ils seront beaucoup à intervenir dans ce procès d’assises, et pourtant il manque un groupe de personnages qui y ont, en principe, droit de cité: les membres du jury, qui jamais n’apparaissent à l’écran. Ce choix dit clairement que les jurés de ce procès, c’est nous, les spectateurs.

Les multiples réagencements d’éléments factuels, récits, témoignages, analyses, interprétations, révélations, discussions sur la légitimité de recourir à des œuvres de fiction (les livres de Sandra) pour décider de la culpabilité de l’accusée, nourrissent la tension dramatique. Ils font de Anatomie d’une chute un excellent film de procès, dont le titre peut à bon droit paraphraser un modèle du genre, Anatomy of a Murder (en français, Autopsie d’un meurtre) d’Otto Preminger.

Pourtant, et c’est l’apport passionnant de ce film par rapport à la quasi-totalité des très nombreux films qui ont tiré profit de la dramaturgie si volontiers spectaculaire d’un tribunal, la découverte de la culpabilité ou de l’innocence, ou la capacité de manipuler la justice, n’est pas l’enjeu principal. Même si, très différemment, l’inoubliable Saint Omer d’Alice Diop avait lui aussi permis de soulever bien d’autres questions, dans une toute autre direction. Et si, à Cannes même, un autre procès d’assises, Le Procès Goldman de Cédric Kahn, permettait d’autres mises en questions.

Ici, l’enjeu sera énoncé par un personnage qui passe à tort pour secondaire, la jeune fille fort à propos baptisée Marge (Jehnny Beth), qui s’occupe de l’enfant pendant que sa mère est en jugement. Et il concerne la vérité, pas la réalité. Une vérité qui n’est pas arbitraire, mais qui relève d’un tout autre processus, dont la mise en œuvre fera la dernière partie du film –et la puissance de l’impact qu’il laisse, bien après la fin de la projection.

Une puissance d’impact, suggestive, ouverte, qui provient aussi des multiples choix de mise en scène, travaillant avec délicatesse et efficacité les déplacements de point de vue, les profondeurs de champ, les cadrages, les relations entre image et son.

Le problème de vision de l’enfant en est un élément, certainement pas la clé, mais un moyen de traduire les fragilités multiples des regards. C’est avec elles que se déploient des possibilités d’approcher un événement qui ne peut ni rester opaque (il faut un jugement) ni être tranché avec les moyens classiques de l’enquête. Mais qu’un film peut prendre en charge.

«May December» de Todd Haynes

Également en compétition officielle, le nouveau film du réalisateur de Loin du paradis (2002) et de Carol (2015) est lui aussi le récit d’une enquête. Celle que mène une actrice hollywoodienne (Natalie Portman) auprès d’une femme qui a fait l’objet d’un procès très médiatisé pour avoir eu une relation sexuelle avec un garçon de 13 ans, vingt-cinq ans plus tôt –lequel est aujourd’hui son mari et le père de leurs deux enfants.

Dans une petite ville du sud traditionnel des États-Unis, la star circule, rencontre les proches, s’informe des produits de maquillage utilisés par celle dont elle doit jouer le rôle, visite les lieux où se sont produits des faits ensuite déformés par les médias, les ressentiments, les émotions.

Elizabeth (Natalie Portman) prend des notes pour reproduire le plus fidèlement possible Gracie (Julianne Moore). | ARP Sélection

Plus rigide, plus déclaratif que le processus conçu par Justine Triet, la mise en abyme organisée par Todd Haynes et les interrogations sur ce que cela signifie de «jouer» la vie de quelqu’un, et ce que cela fait à celle qui joue tout autant qu’à celle qui est jouée et à son entourage, déploie là aussi un questionnement tendu, aux multiples rebondissements.

Il ne s’agit pas tant ici de la vérité des faits, qui n’est pas en doute, mais de la vérité des personnes et de leurs relations. Grâce à ce montage du projet de film dans le film, May December réussit à suggérer toute un éventail de réponses partielles, en laissant la possibilité, voire l’obligation à chacun·e d’en trouver les combinaisons les plus justes, ou les plus viables.

«Little Girl Blue» de Mona Achache

Sous le titre de cette bouleversante chanson éponyme de Janis Joplin surgit, inattendu et confiné à une sélection marginale, un film complètement imprévisible, troublant par son rapport incandescent à des histoires elles-mêmes brûlantes, qu’il explore, dévoile et tente en vain de dompter.

Une jeune femme que nous ne connaissons pas, qu’il faudra du temps pour identifier comme la réalisatrice, déploie dans une grande pièce vide une quantité astronomique de photos, de documents, tout en montrant des fragments de textes sur son ordinateur. (…)

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Festival de Cannes, jour 6: trois guerres qu’on croirait lointaines

Nome de Sana Na N’Hada, mémoires récentes ou plus anciennes de conflits loin d’être éteints.

Avec pour horizons les combats contre Daech, les conflits nés de l’éclatement de la Yougoslavie ou les luttes contre le colonialisme, «Les Filles d’Olfa» de Kaouther Ben Hania, «Lost Country» de Vladimir Perišić et «Nome» de Sana Na N’Hada dessinent des repères toujours pertinents dans le monde actuel.

Le Festival de Cannes, dont le génie propre est d’être beaucoup de choses à la fois (refrain revendiqué), se veut aussi «miroir des problèmes du monde actuel». Il l’est forcément, de multiples manières, mais il est singulier qu’on n’y trouve pratiquement aucun film sur les principales crises contemporaines, la catastrophe environnementale (à l’exception du beau mais pas très convaincant film sénégalais Banel et Adama), les tragédies migratoires et la guerre en Ukraine.

Pour cette dernière, il faut d’ailleurs se demander si c’est un si grand dommage. Depuis le début de l’agression russe de février 2022, les festivals ont présenté de nombreux films concernant la situation dans cette partie du monde. Sauf exception encore à découvrir, aucun n’avait grand intérêt.

Porter attention aux réalités du monde est une chose, trouver les formes cinématographiques capables d’apporter des points de vue et des compréhensions en est une autre. Au-delà de l’émotion et du désir d’engagement, légitimes, ce qu’on a pu voir est loin du compte –les meilleurs films consacrés à l’Ukraine restent, à ce jour, Maïdan de Sergueï Loznitsa, sur le soulèvement démocratique de 2013-2014, et Frost de Sharunas Bartas (2017), à propos de l’occupation du Donbass.

Quant aux difficultés du cinéma à vraiment travailler la crise environnementale, c’est une question à la fois trop vaste et trop grave pour être débattue ici.

Si la crise armée au Soudan a été évoquée par Goodbye Julia de Mohamed Kordofani, premier film de cette origine présenté à Cannes, ce sont surtout trois autres conflits, plus éloignés dans l’espace et, dans certains cas, dans le temps, qui nourrissent une recherche du cinéma sur les affrontements significatifs de notre temps, qu’il s’agisse du djihad au Maghreb et notamment de la mobilisation en faveur de Daech, de la guerre de libération nationale dans les anciennes colonies portugaises, ou de l’effondrement de la Yougoslavie.

Situés dans le temps et dans l’espace, ces films parlent aussi, surtout, d’ici et de maintenant. Il n’est pas indifférent que chacun d’eux soit aussi un récit de sortie de l’enfance, de rupture avec un état du monde ancien –pas nécessairement pour le meilleur, c’est le moins qu’on puisse dire.

«Les Filles d’Olfa», de Kaouther Ben Hania

En compétition officielle, le nouveau film de la cinéaste découverte grâce à l’étonnant Le Challat de Tunis croise dispositif de mise en scène très élaboré et plongée dans une réalité terriblement crue. Cette réalité, ce fut d’abord celle de cette femme, Olfa, ouvrière et mère de famille ayant affronté les règles sociales de son pays, la Tunisie, en élevant ses quatre filles après le départ d’un mari qu’elle n’a jamais laissé imposer sa loi.

La véritable Olfa Hamrouni et celle qui l’interprète, Hend Sabri, sont deux protagonistes à part entière. | Jour2fête

On la voit, Olfa, et on voit aussi l’actrice Hend Sabri, qui jouera le rôle à sa place, et devant elle, lorsque les situations évoquées deviennent trop douloureuses. On voit aussi deux des véritables filles. Les deux autres, «qui ont été dévorées par le loup», sont incarnées par des comédiennes.

Ces sept femmes, en comptant la réalisatrice, racontent, décrivent, essaient de comprendre. Et ce qui pourrait être très abstrait s’avère incroyablement vivant, drôle souvent (au début), émouvant. Ce qui sera raconté, c’est ce qui advient à quatre adolescentes dans la Tunisie actuelle –mais, mutatis mutandis, cela vaudrait pour bien d’autres pays arabes. C’est-à-dire, au cœur de ces trajectoires toujours considérées avec une attention pour les personnes une par une, comment les deux aînées ont, avec un enthousiasme passionné, rejoint Daech –et s’y reconnaissent toujours.

Entre coquetterie adolescente, passion mystique et révolte, les jeux dangereux de deux jeunes filles fascinées par l’intégrisme violent. | Jour2fête

Cette guerre-là, qui a des dimensions militaires dont on entrevoit des épisodes, est surtout une guerre des esprits, des imaginaires, des désirs. Grâce à ces présences –et la séparation entre «vraies» et actrices devient bientôt assez peu importante–, grâce à ce que les cinq protagonistes, Olfa et ses filles, ont de séduisant, de très humain et de vivant en même temps que de terrifiant, le film devient une exceptionnelle voie d’accès aux processus selon lesquels se jouent des formes mortifères de radicalisation, habituellement incompréhensibles.

Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania avec Eya Chikhaoui, Tayssir Chikhaoui, Olfa Hamrouni

Séances

Durée: 1h47

Sortie le 5 juillet 2023

«Lost Country», de Vladimir Perišić

En 1996 à Belgrade, alors que la guerre génocidaire menée par les Serbes contre la Bosnie vient à peine de se terminer, une part importante de la population se soulève contre le pouvoir de Slobodan Milošević. Parmi eux, beaucoup de jeunes, dont ce lycéen, Stefan, en porte-à-faux entre un engagement qui n’est pas seulement politique mais amical, amoureux, et même existentiel, et son attachement à sa mère, porte-parole du parti au pouvoir. (…)

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Festival de Cannes Jour 5: «Killers of the Flower Moon», sanglante saga américaine

Mollie et Ernest (Lily Gladstone et Leonardo Di Caprio), en plein effort de maintenir les conditions d’un couple et d’une famille unie

Très attendu sur la Croisette, le nouveau film de Martin Scorsese consacré aux meurtres en série des membres d’une tribu amérindienne il y a 100 ans impose sa puissance et impressionne par son ambition.

Il était en effet prudent de mettre le nouveau film de Martin Scorsese hors compétition. Dans le cas contraire, il est prévisible qu’il aurait tué le match dès sa présentation. Le cinéaste offre en effet avec son vingt-sixième long métrage une de ses réalisations les plus accomplies.

Nul besoin pour découvrir le film de connaître le livre dont il est inspiré, mais avoir eu le bonheur de lire l’extraordinaire ouvrage éponyme de David Grann[1] permet aussi de mesurer le travail accompli par Scorsese pour faire film de ce qui était à la fois une immense et passionnante enquête journalistique et un grand livre d’écrivain.

Dans le récit ultra précis et circonstancié des innombrables crimes commis contre les membres de la tribu Osage en Oklahoma durant les années 1920 et 1930, récit qui, chez Grann, faisait place à un très grand nombre de personnes, le film sculpte littéralement l’histoire tragique d’Ernest, Mollie et «King» Hale.

Les trois heures trente feront bien place à beaucoup d’autres protagonistes, mais c’est bien sur ce triangle que de construit le scénario, signé Eric Roth, l’un des scénaristes les plus passionnants du cinéma américain contemporain, à qui on doit entre autres les scripts de Forrest Gump, Munich, ou Dune.

Une autre dimension majeure de cette dramaturgie est d’offrir un espace décisif à ceux qui sont à la fois les figures centrales et les victimes de cet épisode historique: les Amérindiens Osages.

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Interprétées par Jillian Dion (Minie), Lily Gladstone (Mollie), Cara Jade Myers (Anna) et Janae Collins (Reta), les quatre sœurs sont parmi les principales victimes des agissements criminels/Paramount Pictures France

Ils ont dans le film plein droit de cité à l’écran, avec un grand éventail de nuances dans la manière de présenter ces victimes du génocide sur lequel s’est construite l’Amérique. Comme tant d’autres nations Natives, les Osages furent exterminés et chassés de leurs terres, puis des terres de plus en plus misérables qu’on leur réattribuait de force.

Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, au début du 20e siècle, que les terrains archi-pourris qu’on leur avait finalement imposés étaient gorgés de pétrole. Leur soudaine richesse ferait aussi à nouveau leur malheur, ce que raconte le film.

Un triple récit

Killers of the Flower Moon raconte ainsi comment hommes d’affaires, aventuriers, truands et profiteurs de tout poil affluèrent par milliers pour profiter de la manne qui ne leur revenait pas, et plus particulièrement comment se mit en place un système de meurtres en série permettant le transfert des dollars du pétrole à des blancs.

Parmi ces derniers se trouvaient le riche propriétaire terrien William Hale, et son neveu revenu de la Première Guerre mondiale sans le sou Ernest Burkhart. Dans un contexte où il fallait souvent à des blancs épouser des indiennes pour mettre la main sur leur magot, surtout si elles venaient à décéder prématurément, ce Burkhart devint donc le mari de Mollie Kyle, jeune femme osage dont les trois sœurs étaient également mariées à des blancs.

Dès lors se déploie simultanément trois récits, dont la concomitance fait la grande réussite du film. Le premier narre les manœuvres et les crimes pour éliminer les légitimes propriétaires amérindiens de lopins pétrolifères, manœuvres et crimes élaborés par Hale, coordonnés par Bukhart, et exécutés par une bande de crétins violents et sans scrupules comme il en pullule alors dans les environs. (…)

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Festival de Cannes jour 4: aux bonheurs du bal des revenants

Sevim (Ece Bacim) la mystérieuse et paradoxale adolescente avec qui se conclura le film/Memento Films

Au sein de la compétition officielle, «Les Herbes sèches» de Nuri Bilge Ceylan et «Monster» de Hirokazu Kore-Eda, deux cinéastes déjà titulaires d’une Palme d’or, ont suscité le plus d’intérêt, tandis qu’Indiana Jones sortait de sa retraite avec vaillance.

Le Festival de Cannes, dont le génie propre est d’être beaucoup de choses à la fois, est à bon droit le lieu de retrouvailles avec les plus grandes signatures du cinéma actuel. On le lui reproche souvent, mais il est pourtant naturel que le premier festival du monde fasse honneur aux meilleurs de l’art qu’il vise à célébrer.

Cela se traduit cette année tout particulièrement par la présence d’un nombre inhabituel de récipiendaires d’une précédente Palme d’or: Ken Loach (qui en a eu deux), Wim Wenders, Nanni Moretti, Martin Scorsese – liste qu’on complèterait volontiers avec les noms de Pedro Almodovar, Wes Anderson, Aki Kaurismaki, Takeshi Kitano, Marco Bellocchio, autres têtes d’affiche du cinéma d’auteur international habitués du Festival et cette année encore présentes sur la Croisette.

En compétition officielle, ce «bal des revenants» a été ouvert par deux réalisateurs, Hirokazu Kore-Eda, Palme d’or 2018 pour Une affaire de famille, et qui revient avec Monster et Nuri Bilge Ceylan, récipiendaire de la Palme d’or en 2014 pour Winter Sleep. La comparaison entre ces deux films, parmi les meilleurs de la compétition officielle pour l’instant, est intéressante pour ce qui les rapproche comme pour ce qui les différencie.

Au-delà du fait qu’ils font l’un et l’autre grande place à des enseignants et à leurs rapports avec les élèves, tous deux sont des films très composés, où la «patte» du cinéaste est délibérément visible dans l’organisation du récit.

Pourtant cela ne produit pas le même effet, et il y a quelque chose d’un artifice, d’une sorte d’abus de pouvoir scénaristique chez le cinéaste japonais, quand son collègue turc fait des embardées narratives qu’il imprime à son film un de ses enjeux les plus légitimes et les plus convaincants.

Monster de Hirokazu Kore-Eda

Cinq ans après une belle Palme d’or qu’avaient suivis deux films tournés hors du Japon et parfaitement oubliables, l’auteur de Nobody Knows revient avec, comme si souvent chez lui, une histoire de familles centrée sur des enfants. A mesure qu’il progresse le film complexifie les relations entre deux élèves de l’école primaire, la mère de l’un, le père de l’autre, leur instituteur, la directrice de l’école…

Très proches, l’enfant et sa mère regardent dans la même direction. Ce qui ne signifie pas qu’ils voient la même chose/Goodfellas

Le principe du film est de raconter apparemment les mêmes situations de plusieurs points de vue (l’héritage Rashômon), en fait en déplaçant le cours des événements eux-mêmes selon qu’on se trouve avec la maman, le maître ou l’enfant.

Au passage se dessine l’idée sous-jacente du projet, qui porte sur cette notion de monstre évoqué par le titre, et tend à prouver, au choix, que tout le monde est monstrueux, ou que chacun(e) est, ou du moins peut apparaître comme un monstre aux yeux des autres.

La proposition est ambitieuse, et le film, traversé de multiples crises dont certaines très violentes, est impressionnant. Il ne parvient toutefois pas à échapper au sentiment qu’il y a là un artifice au principe même du projet, artifice manifesté par une série de coups de force narratifs qui tiennent finalement à distance de ce qui est montré et conté.

Exactement ce que Nuri Bilge Ceylan parvient non pas à esquiver, mais à prendre en charge comme composante de la passionnante proposition qu’est son neuvième long métrage en un quart de siècle, et qui égale ce qui était jusqu’alors son plus grand film, Il était une fois en Anatolie.

Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan

Sur l’écran comme une page blanche d’un paysage couvert de neige, apparaît une silhouette. Il s’appelle Samet, il est professeur dans un lycée d’un village d’Anatolie.

De ce qui va se déployer à partir de lui, sans lui donner jamais un avantage ni moral ni de contrôle de la situation, avec son ami et colocataire, avec une lycéenne à qui il voue un intérêt particulier, avec ses collègues, avec le commandant de la gendarmerie, avec une jeune prof activiste de gauche qui a été victime d’un attentat, avec les autres villageois, ne peut ni ne doit se résumer ici.

Avec ce film situé dans une partie de la Turquie où vit une importante population kurde, le cinéaste compose par fragments à la fois des portraits singuliers, toujours en partie imprévisibles, une évocation d’un pays profondément fragmenté, où il paraît parfois que tout le monde déteste tout le monde, et ne sait plus s’exprimer qu’en s’agressant – mais cela n’est certes pas le seul cas de la Turquie – et un questionnement inquiet, instable, sur la construction par chacun(e) de sa place dans la vie, de ses engagements, du sens à donner à son existence.

Il faut un moment pour percevoir que des bizarreries de définitions des personnages ou d’enchainement de leur comportement ne sont pas des faiblesses du film mais au contraire des éléments d’une composition qui travaille justement la médiocre cohérence des codes selon lesquels chacun(e) agit, réagit, éprouve des émotions, énonce des idées.

Cet immense mise en déplacement des repères dans ce qui semble pourtant une microsociété sans grande histoire (un village isolé, un petit établissement scolaire, une poignée de personnages) est aussi possible grâce à la splendeur des images, aussi bien les paysages que les visages – ceux des protagonistes principaux comme ceux d’anonymes un instant regardé(e)s avec une intensité magique.

Il est bien trop tôt pour faire des pronostics, mais assurément la compétition dispose déjà d’un premier très sérieux candidat à la Palme 2023.

Mais aussi… Indiana Jones

Le Festival de Cannes est, aussi, cet endroit où on peut, et on devrait, apprécier quasiment à la suite un documentaire chinois magnifique de 3h30, en l’occurrence Jeunesse de Wang Bing, une grande œuvre d’auteur comme Les Herbes sèches et le cinquième titre d’une grosse franchise hollywoodienne, pourvu que chacun tienne les promesses dont il est porteur.

Ce qui est le cas, de fait, de cet Indiana Jones et le cadran de la destinée, présenté en grand apparat à l’auditorium Lumière du palais des festivals, et dont la sortie française est annoncée pour le 28 juin. Il n’était pas forcément nécessaire de fabriquer une nouvelle aventure de l’aventurier archéologue, mais si on s’avisait de le faire, alors le mieux qu’on pouvait en espérer ressemble en effet au film de James Mangold.

Exotisme et poursuites en véhicules excentriques font évidemment partie du menu, autour de Harrison Ford, de Phoebe Waller-Bridge et d’Ethann Isidore en trio d’aventuriers invincibles/The Walt Disney Company France

Quinze ans séparent le nouveau film de son prédécesseur, l’insipide Crâne de cristal, durée qui aura permis de fabriquer un cocktail soigné de rappels des épisodes précédents et des figures iconiques de la saga, mixé d’inventions originales et de jeu bien calibré sur les effets du passage du temps.

Après l’ouverture qui ramène, en écho aux Aventuriers de l’arche perdue, à la fin du Troisième Reich, le scénario brode habilement sur l’âge du capitaine Indy à propos d’une intrigue elle-même construite autour de voyages dans le temps.

Tous les repères habituels de la saga se retrouvent, y compris la toujours tonitruante musique de John Williams, en même temps que Phoebe Waller-Bridge campe une héroïne assez originale aux côtés de Harrison Ford.

En revanche, hormis une réplique à double sens bien trouvée («Vous n’avez pas gagné la guerre, c’est Hitler qui l’a perdue» à un serveur noir ayant combattu en Europe), le personnage de savant nazi passé au service de l’astronautique US campé par Mads Mikkelsen reste un méchant sans grand relief.

Mais le saut dans le temps, des poursuites capables de quelques variations amusantes sur un motif pourtant usé jusqu’à la corde, et une audacieuse embardée romanesque vers l’antiquité pour le (presque) finale font de ce cinquième Indiana Jones une réussite. Elle contribue elle aussi à étoffer l’offre cannoise.