Joséphine de Beauharnais (Vanessa Kirby) et Napoléon Bonaparte (Joaquin Phoenix), couple d’amants mal accordés et d’époux insatisfaits promis à devenir des amis.
La superproduction de Ridley Scott mêle travers du vieil Hollywood et poncifs contemporains, pour un film qui n’a jamais les moyens formels ni le courage de son ambition.
Napoléon est un film d’époques. Pas seulement parce qu’il se situe dans un passé reconstitué, mais parce qu’il combine plusieurs époques… du cinéma. Plus exactement de blockbusters hollywoodiens.
D’emblée, le film de Ridley Scott renoue avec une tradition qui pouvait paraître appartenir à un autre temps, celle où Hollywood faisait des grandes histoires européennes un matériau corvéable à merci pour fabriquer du spectaculaire à sa manière. Et l’usage généralisé de la seule langue anglaise suscite un petit quiz incongru lorsqu’il s’agit de deviner qui sont, à l’écran, les personnages effectivement anglais.
À la désinvolture de l’usage du passé des autres comme terrain de jeu sans règles s’ajoute ici une dimension plus spécifique: la haine de Hollywood pour la Révolution française. C’est une constante depuis au moins Les Deux Orphelines de David Griffith (1921), à quoi souscrit d’emblée la dramaturgie du début du film de Ridley Scott, montrant un peuple abruti de haine et de laideur, assoiffé du sang de la pauvre et si noble Marie-Antoinette, flanquée de ses enfants. S’y ajoute un intrigant portrait de Robespierre montré comme un gros con. Or, Robespierre était beaucoup choses dont on peut discuter, mais il n’était assurément ni gros ni con.
Cette description à charge de la Révolution légitime de facto la montée au pouvoir d’un jeune militaire ambitieux. Le général corse va rétablir l’ordre sans s’embarrasser de scrupules ni de légalisme, voire en prenant d’assaut le Capitole… pardon, la Convention, ce qui apparaît comme la plus désirable et la plus raisonnable des réponses aux dérèglements du temps.
S’y ajoute cette bizarrerie, elle aussi très typique de l’époque où Hollywood ne se souciait nullement de l’âge de ses vedettes pour leur confier la tête d’affiche. Napoléon Bonaparte avait 24 ans lors du siège de Toulon; Joaquin Phoenix –le moins que l’on puisse dire à son propos, c’est que ce film n’ajoutera rien à sa carrière par ailleurs admirable (mais certainement à son compte en banque)– en a quant à lui 49 et il fait plutôt un peu plus.
Négation de l’histoire, absence de la politique
Pourtant, si le 34e film du réalisateur de Blade Runner retrouve des procédés qu’on croyait révolus, au moins dans les superproductions «sérieuses» (Napoléon est super sérieux, y compris lorsque l’empereur se permet des facéties, toujours inscrites dans un énoncé verrouillé), il est aussi un film en rapport avec l’état actuel des récits. À deux titres très différents.
Le premier, pas le plus évident, est que l’histoire n’existe pas. Il n’y a pas de peuples, il n’y a pas de raisons politiques ou économiques, il n’y a que des ressorts psychologiques simplistes. Cela mène à faire encore un peu plus des hommes et des femmes autres que les héros une masse informe et abrutie. Rien n’explique par exemple pourquoi tant de gens ont admiré l’empereur dans toute l’Europe, ou la nature des affrontements titanesques qui ont alors eu lieu, au-delà de l’ego du personnage central.
Quelqu’un a dû faire remarquer à Ridley Scott que les petits emberlificotages narcissiques du fils de Letizia Bonaparte avaient, entre autres, causé des millions de morts, d’où l’ajout, à la fin, d’un carton avec statistiques des pertes en vies humaines, ce qui est en fait une manière de leur refuser d’avoir existé en tant que personnes.
Et bien sûr, pas un mot sur toute l’activité strictement politique de Napoléon, en particulier la profonde refonte des institutions et de l’organisation de la France, ou de ce qu’il a représenté pour une partie de l’Europe. Pas un mot non plus sur sa réhabilitation de l’esclavage, aboli par la Révolution. Rétablissement, comme on sait, à l’instigation de Joséphine de Beauharnais et de ses amis du parti colonial et des planteurs aux Antilles. Joséphine est pourtant la seule autre figure majeure du film, construit sur un jeu assez tordu entre le conquérant et l’amoureux, où Bonaparte, invincible sur le champ de bataille, est présenté comme le plus nul des amants.
Pseudo féminisme
Ériger la première épouse de l’empereur en figure centrale expliquant des choix stratégiques de celui-ci (dont, sans rire, son retour de l’île d’Elbe pour tenter de reprendre le pouvoir) consiste à faire place de manière explicite à l’esprit #MeToo. C’est en fait d’une lourdeur et d’une malhonnêteté insignes, sur ce terrain-là aussi. (…)