«Megalopolis», «Emmanuelle», «Viêt and Nam», des regards à l’aventure

L’amour en équilibre instable, à construire, à inventer (ici dans Megalopolis)

Infiniment différents, les films de Francis Ford Coppola, d’Audrey Diwan et de Minh Quý Truong ont pourtant en commun l’audace et la singularité de mises en scène qui les font si vivants.

Abondance de biens nuit-elle? La question se pose avec l’arrivée sur les écrans, ce même mercredi 25 septembre, de trois films passionnants, aussi divers qu’ambitieux et originaux. Si l’opus magnum du vieux maître rebelle américain Francis Ford Coppola, la reprise à bras le corps, qui n’est en aucun cas un remake, de l’archétype du film érotique à succès par Audrey Diwan et l’invention grâcieuse et sensuelle du jeune réalisateur vietnamien Minh Quý Truong ont malgré tout quelque chose en commun, ce sera la richesse de leurs façons de sortir des codes et des sentiers balisés.

Dans des styles extrêmement différents, chacun des trois s’empare de références hyper connues, repérables, saturées. Et chacun emmène à sa façon ces codes sur des territoires inédits, reconfigurés, éclairants.

Leur sortie est synchrone du début d’un ensemble d’hommages à cette grande cinéaste pionnière de la réinvention des regards que fut Chantal Akerman. Ce 25 septembre voit en effet l’ouverture de la rétrospective de ses longs-métrages. Elle précède l’ouverture de «Travelling», l’exposition dédiée à l’autrice de Jeanne Dielman au musée du Jeu de paume, et la parution du coffret DVD avec l’intégrale de son œuvre, tandis qu’est toujours disponible la magnifique édition de l’ensemble de ses textes par L’Arachnéen, Chantal Akerman, œuvre écrite et parlée, sous la direction de Cyril Béghin.

«Megalopolis» de Francis Ford Coppola

Il faudrait… Il faudrait laisser de côté tout le ramdam de commentaires, le plus souvent hostiles et agressifs, qui ont accompagné le film depuis sa présentation à Cannes en compétition officielle. Juste regarder le film. En découvrir l’ambition, les beautés, les vertiges. C’est impossible sans doute, tant l’écume, surtout si elle est haineuse, prévaut désormais sur ce qui l’a suscitée. Grande œuvre de son temps, Megalopolis sait cela et le dit, ce qui ne l’empêchera pas d’en être victime.

Majoritaires, et occupant la plupart des modes de communication, sont ceux qui détestent lesdits «petits films d’auteur». Puisque l’ordre dominant veut le triomphe des puissants, des vainqueurs, des premiers de cordée. Mais encore plus nombreux sont ceux qui haïssent cette espèce rare, les grands films d’auteur, les œuvres et les artistes qui ne restent pas à leur place, dans les marges, la pénombre.

Pas une métaphore

Ceux-là s’attirent des foudres décuplées lorsque, comme Megalopolis, ils se font eux-mêmes l’écho de la provocation que leur existence comporte, la commentent, la parodient, la mettent en perspective. Il est par exemple significatif de voir comment Variety, le journal semi-officiel de Hollywood, n’a cessé de taper sur l’insolent depuis le Festival de Cannes.

Hors norme, le film l’est assurément, jouant sur son caractère monumental avec orgueil et une dose d’autodérision. La forte présence de l’architecture néoclassique dans les métropoles états-uniennes, à commencer par New York rebaptisée «New Rome», aide à soutenir visuellement le parallèle affiché entre l’Empire romain et l’imperium America.

Avec le renfort de citations en latin gravées dans le marbre numérique et d’une voix off qui se veut évocatrice des prophètes et rhéteurs de l’Antiquité, Megalopolis file ce qui n’est même pas une métaphore, mais un parallèle explicite, servant à interroger l’état de l’Amérique et aussi du reste du monde.

Jeux du cirque mégalos et postmodernes (non non, ce ne sont pas les Jeux olympiques). | Caesar Films LLC / Le Pacte

Le Banquier, le Maire, l’Architecte, la Star des médias, l’Héritier pervers et arriviste, tous dotés de grands noms de la Rome antique et chacun clairement donné comme un archétype appelant la majuscule, s’affrontent dans une urbs que le Chrysler Building de New York –où travaille le personnage central joué par Adam Driver, urbaniste et architecte–, suffit d’emblée à identifier, mais qui renvoie à une abstraction urbaine autant qu’à une cité précise.

Là, grâce aussi au beau personnage transfuge confié à Nathalie Emmanuel, se déploie un entrelacs de conflits, où le baroque le dispute au commentaire politique actuel. Souvent dans une lumière dorée, comme les légendes que vendent les médias de masse, la décoration des lieux de pouvoir et les rêves des hyper riches qui dirigent la planète, Megalopolis fusionne avec éclat mythologie et chronique.

Le sens du grand spectacle et sa critique

Car si la «fable» (c’est le sous-titre du film) questionne les grands horizons de l’humanité, elle s’inscrit aussi clairement dans un contexte actuel, les excès délirants du capitalisme néolibéral autoritaire, et une actualité spécifique, la menace mortelle pour la démocratie et pour la vie de centaines de milliers de gens que représente le possible retour de Donald Trump au pouvoir.

Retrouvant le sens du grand spectacle qui a contribué à sa gloire, Francis Ford Coppola met en scène des séquences d’anthologie, scènes de foules, scènes de délire spectaculaire marchand, scènes d’hallucination, scènes intimes dans des décors grandioses. Cette manière de composer sa fresque comporte incontestablement une forme d’emphase, où se combinent affichage surligné des partis pris formels et grandes interrogations sur l’humanité comme elle ne va pas.

Car le spectacle, dont une forme particulièrement perverse est sa mise en œuvre par la guerre, le vrai sujet d’Apocalypse Now (1979), mais dont les extravagances où circenses prend volontiers le pas sur panem pour fabriquer la servitude volontaire des consommateurs, est un des thèmes récurrents de Francis Ford Coppola. Il reste ce cinéaste qui n’a cessé d’explorer les possibilités de dévoyer les puissances du show comme carburant d’un business inégalitaire et sanglant, celui qui règne sur le monde entier.

Le maire Cicero (Giancarlo Esposito). D’un monde qui s’effondre naîtra-t-il un monde nouveau? | Caesar Films LLC / Le Pacte

Relativement complexe, le conflit politique mis en mouvement par le film oppose violemment trois pôles distincts. Il y a celui de la domination politico-financière cynique et destructrice incarnée par les hommes d’affaires (Crassus/Jon Voight, Claudius/Shia LaBeouf). Il y a celui d’une promesse utopique portée par un architecte démiurge et génial (Cesar Catilina/Adam Driver). Et il y a le gestionnaire (Cicero/Giancarlo Esposito) qui préfère composer jusqu’au pire avec les puissants en place.

C’est peu dire qu’aucune de ces options n’est démocratique et en particulier ne représente les idéaux que les États-Unis prétendent, contre l’évidence, incarner à la face du monde. Celui qui a fait de la mafia la métaphore explicite et lyrique de l’organisation des pouvoirs dans son pays le sait mieux que quiconque, lui qui a aussi été écrasé par le pouvoir des oligarques hollywoodiens.

Il faut dès lors entendre la dimension ironique dans la représentation du cinéaste en architecte visionnaire armé d’une substance magique, qui lui aurait valu des Palme d’or –pardon, le prix Nobel.

L’utopie de la maîtrise du temps

Francis Ford Coppola croit toujours au pouvoir transformateur de la création. Il a payé cher pour savoir que cela reste une utopie, ce qui n’implique pas qu’il faille y renoncer. Alors il continue de payer, fiançant lui-même son poème épique à la gloire des possibles.

La méditation sur ce que sont, pourraient ou devraient être les artistes au sein de la société se nourrit aussi d’un autre thème majeur qui hante l’auteur de Coup de cœur (1982), de Peggy Sue s’est mariée (1986), de Jack (1996), de L’Homme sans âge (2007): la maîtrise du temps.

S’il est explicitement question de politique, d’urbanisme et à l’occasion d’autres arts, le cinéma comme référence et comme dispositif est d’ailleurs une ressource constamment mobilisée, y compris avec une petite invention parfaitement détonante qui surgir au cours de la séance.

Le démiurge (Adam Driver), alter ego ironique du cinéaste, et Julia (Nathalie Emmanuel), capable de franchir les gouffres. | Caesar Films LLC / Le Pacte

Mais si les coups de chapeau à Alfred Hitchcock, à Federico Fellini, à Fritz Lang, à Abel Gance, à Orson Welles participent du jeu à multiples entrées que Francis Ford Coppola propose à son public, l’ultime grande référence demeure néanmoins Le Dictateur de Charlie Chaplin. Et plus exactement le grand discours que le cinéaste-acteur, prenant pour la première fois la parole à l’écran, adressait en 1939 aux spectateurs sur la montée du nazisme et la guerre qui venait.

Que, largement inspiré de celui-là, le discours d’Adam Driver à la fin de Megalopolis, en appelant aux hommes et femmes de bonne volonté, mais cette fois avec le renfort d’une technologie miracle, soit pour l’essentiel aujourd’hui inaudible, sinon ridicule, est l’une des plus judicieuses et des plus douloureuses questions soulevées par le film.

Megalopolis
De Francis Ford Coppola
Avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel, Aubrey Plaza, Shia LaBeouf, Jon Voight, Laurence Fishburne
Durée: 2h18
Sortie le 25 septembre 2024

«Emmanuelle» d’Audrey Diwan

Inévitablement, le troisième long-métrage de la cinéaste révélée par L’Evénement (2021) s’avance sous les ombres portées d’un livre très célèbre et d’un film devenu phénomène de société du fait de son triomphe commercial, et de la manière dont il aura symbolisé la parenthèse permissive sur les grands écrans, même s’il en donnait une version très édulcorée par rapport aux films pornographiques qui fleurirent sur les boulevards de France avant d’être renvoyés aux marges du X durant les giscardiennes années 1970.

6Emmanuelle (Noémie Merlant) et l’homme qui ne dort jamais dans sa chambre (Will Sharpe). | Pathé Films

Et tout de suite, on voit qu’Audrey Diwan a trouvé de belles et stimulantes réponses. Les chapitres d’ouverture du livre, et leur transposition à l’écran par Just Jaeckin, étaient une sorte de bastion d’un érotisme hyper formaté, chic et macho –que viendrait ensuite renforcer l’exotisme frelaté des tribulations de l’héroïne en Thaïlande. Aux fantasmagories aguicheuses en cabine première classe d’un avion qui ouvrent le roman et le film de 1974, celui de 2024 répond par une franchise brutale et expéditive, qui n’esquive rien et ne se complaît à rien.

La manière d’exister à l’écran du personnage telle que la joue, tendue et opaque, Noémie Merlant, contribue à déjouer les rapports d’infériorité où sont assignées pratiquement toujours les femmes dans les films de sexe, sans pour autant faire d’elle un mec en robe de luxe, solution simpliste et finalement toujours viriliste de tant de films «féministes».

À peine atterrie, pas à Bangkok mais à Hong Kong, femme autonome et de pouvoir et non épouse à initier en la dominant, l’Emmanuelle d’Audrey Diwan polarise autour d’elle des relations autrement plus complexes que la seule mécanique à fantasme (du lecteur ou spectateur).

Hautaine contrôleuse qualité dans un hôtel de grand luxe, elle circule chargée d’une électricité qui ne sait comment se décharger –dans le plaisir ou l’exercice de la puissance ou même l’affection. Autour d’elle, la patronne de l’hôtel qu’elle est chargée de piéger (Naomi Watts, parfaite dans un rôle faussement secondaire), une escort-girl chinoise et un mystérieux homme d’affaires japonais font s’exhaler de multiples rapports (de séduction, de désir, de curiosité, de jeu, de domination, de danger…). (…)

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