«Wajib», «Phong», «L’Insoumis», trois échappées sur grand écran

Venus de Nazareth, de Hanoï ou d’un lointain passé, signés par la Palestinienne Annemarie Jacir, le couple franco-vietnamien Tran Phuong Tao et Swann Dubus ou Alain Cavalier, trois films à dénicher parmi les (trop) nombreuses sorties de cette semaine.

«Wajib»

La réalisatrice palestinienne Annemarie Jacir a beaucoup à exprimer sur l’état de l’endroit où elle vit. Cela se comprend. Cette urgence limite sa disponibilité à explorer ce que le cinéma pourrait justement apporter à ce qu’elle tient à faire entendre.

Wajib, son troisième long métrage, est ainsi ce qu’on nomme un film de dispositif: un principe de base organise la succession de situations. Et ces situations sont destinées à illustrer les informations que la réalisatrice entend faire passer.

Mohammed et Saleh Bakri, père et fils à la ville comme à l’écran (©jbaproduction)

Le dispositif est ici la tournée dans les différents quartiers de Nazareth, la plus grande ville arabe d’Israël. Tournée qu’effectuent un père et son fils pour inviter la famille et les plus ou moins proches et obligés au mariage de leur fille et sœur. L’occasion de dresser un portrait d’une société laminée par la domination coloniale juive.

Le père, professeur respecté, a depuis longtemps choisi de négocier «au moins pire» avec les autorités, tout en respectant les règles traditionnelles de cette communauté qui compte presque autant de chrétiens que de musulmans. Le fils, qui vit en Europe, incarne à la fois le maintien d’un esprit de résistance antisioniste et une idée de l’existence plus moderne.

Les personnages sont interprétés par deux acteurs palestiniens connus, Mohammed et Saleh Bakri, qui sont véritablement père et fils. À l’instar du film dans son ensemble, ils jouent de manière si signifiante que ce lien qui aurait pu être troublant, déstabilisant, reste un simple artefact.

Bande annonce du film. 

Au fil des visites, des conflits, des rebondissements, se compose donc une succession de vignettes dont on ne discutera pas la pertinence, mais qui risqueraient de relever davantage d’un théâtre d’intervention. Heureusement, le cinéma est un allié qui agit même quand on ne compte guère sur lui. (…)

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La section Schoendoerffer

«La Section Anderson», documentaire du cinéaste disparu cette semaine, est une œuvre majeure

Pierre Schoendorffer est mort le 14 mars à 83 ans. La guerre et le cinéma auront été le deux grandes affaires d’une vie placée sous le signe de la fin de l’empire colonial français. La guerre, il l’a faite en même temps qu’il la filmait, comme opérateur en uniforme en Indochine où il sera prisonnier du Vietminh après la victoire de Dien Bien Phu.

Des films, il en a fait, quatorze longs métrages depuis La Passe du diable inspiré de son modèle, Joseph Kessel, jusqu’à Là-haut, un roi au dessus des nuages (2004), retour sur son propre parcours par le biais d’une aventure exotique, dans le passé aussi bien que dans les lointains asiatiques. Le Crabe tambour (1977) et L’Honneur d’un capitaine (1982) seraient les titres les plus marquants d’une œuvre estimable, si par deux fois les deux grandes affaires de la vie de Schoendoerffer n’avaient fusionné, en deux moments exceptionnels.

Le premier est réputé de fiction et le second documentaire, mais la proximité entre La 317e section (1965) et La Section Anderson dépasse et interroge ce clivage.

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Frisson vietnamien

Bi, n’aie pas peur de Phan Dang Di.

Quelque chose est en train d’arriver, et on ne sait pas ce que c’est (air connu). D’arriver où ? Au Vietnam. Dans le monde, du fait de ce qui se passe au Vietnam. Dans le cinéma vietnamien. Aucun événement bouleversant jusqu’ici, mais des indices suffisamment nombreux et cohérents pour ne pas laisser place au doute. Bi, n’aie pas peur est, pour le cinéma – mais pas seulement – un de ces indices parmi les plus significatifs, dans ses réussites comme dans ses défauts.

C’est que le premier long métrage de Phan Dang Di est un curieux objet. Construit autour du regard sur son entourage d’un enfant de 6 ans à Hanoï, il ne cesse de recomposer ses personnages (les parents, le grand-père, la tante et quelques autres) selon des enjeux différents, sinon antagonistes. Dans l’usine de blocs de glace qui est un des terrains d’aventure du petit garçon, la caméra ne cesse de basculer d’une captation documentaire aux franges du fantastique à de l’imagerie décorative, pour soudain laisser entrevoir au-delà de la dureté du travail des jeunes gens qui y triment une oppression sexuelle imprévue. Dans la maison familiale délaissée par le père alcoolique et coureur, la circulation des femmes (mère, tante, cuisinière), l’absence du père puis sa présence hostile et imbibée, l’immobilité du grand-père revenu d’un exil opaque pour mourir composent un environnement d’autant plus complexe autour de l’infatigable petit garçon que nous manquons de clés pour identifier le statut de cette famille, comprendre de quoi elle vit ou d’où elle vient.

Dans cette chronique familiale au service d’un roman d’initiation (la découverte du monde par le petit Bi, schéma on ne peut plus classique), les espaces soudain ouverts, dans les rues et les bistrots en plein air mais surtout dans les campagnes, les marais et le bord de mer transformé en désert de blocs de béton surgissent comme des trouées déstabilisante au sein de ce sage récit. Une plante, un animal peuvent à tout moment devenir élément perturbant. Mais ce sont surtout les véritables saillies sexuelles, de plus en plus rapprochées et explicites, qui viennent de manière abrupte perturber le cours du film, et surtout du rapport confortable, mais passablement ennuyeux, qui semblait devoir s’établir avec lui.

Le désir violent du père pour une jeune masseuse, l’accomplissement lascif de ses devoirs conjugaux par la mère malgré l’indifférence de son mari, l’écartèlement de la jeune tante entre l’acceptation du fiancé que l’entourage lui destine et le désir éperdu pour un des lycéens auxquels elle enseigne, ou l’étrange match de foot joué par une bande de garçons nus dans un champ de boue, paroxysme de la présence obstinée de tous les fluides, naturels et humains, dans ce monde entre réalisme, illustration et onirisme, baigné de la sueur de la saison des pluies, n’en finissent plus de déstabiliser le cours d’un film qui se révèle de moins en moins tranquille.

Il en va de même dans sa réalisation. C’est d’abord l’embarrassante joliesse publicitaire des images qui frappe. Ainsi le côté mannequin supermaquillé et superéclairé des acteurs et surtout des actrices : Nguyen Thi Kieu Trinh, qui joue la mère, et Hoa Thuy, qui joue la tante, sont sublimement belles, elles n’ont vraiment pas besoin de ça, et du coup c’est Hoang Phuong Tao, la masseuse, qui devient la présence la plus touchante, parce que le fait son personnage vive dans un univers sordide la libère des affèteries d’image et lui laisse un peu plus d’existence humaine. Il en va de même du trop mignon petit garçon qui tient le rôle-titre, et des mimiques mièvres et autres gadgets « enfantins » (pas les bulles de savon, pitié) qui édulcorent un comportement par ailleurs loin d’être toujours si conforme. Heureusement, ces complaisances sont contredites par des brusqueries de montage, d’inattendues embardées vers une lande déserte, un coït sinistre au terme d’un weekend romantique, le suspens du temps dans la ronde des verres de bière et des conversations sans fin entre hommes saturés d’ennuis et d’alcool, le mystère inexpliqué d’une bestiole dans un pot de chambre…

En 2010, le film de Bui Thac Chuyen Vertiges (d’après un scénario de Phan Dang Di, le réalisateur de Bi) était le premier signe identifié de ce nouveau moment du cinéma vietnamien, et du pays lui-même. Il se distinguait par la recherche outrancière d’un érotisme exotique et décoratif. Bi n’est pas exempt de ces défauts, mais ils sont contrebalancés par un côté beaucoup plus cru, et des « irrégularités » esthétiques qui en grande partie le sauvent.

Ce caractère composite, sinon contradictoire résonne directement avec l’état d’un pays toujours marqué par la guerre, la pauvreté et l’autoritarisme politique et en même temps très avancé dans un développement occidentalisé et mercantile. L’an dernier, un très beau film du cinéaste libanais Mohamed Soueid, My Hearts Beats Only for Her, attestait du « devenir Dubaï » (1) du Vietnam, y compris de Hanoï où surgissent centres commerciaux géants, beach resorts et vastes avenues pour les limousines d’importation. Ce n’est pas ce que filme Phan, mais c’est dans sa manière de filmer. Et si l’injonction du titre incite clairement un petit garçon à envisager l’avenir sans crainte, malgré un présent qui n’a rien de serein ni de rassurant, son « n’aie pas peur » s’adresse clairement au pays lui-même. Et aussi peut-être aux possibles spectateurs étrangers du film, et des suivants qui ne manqueront pas de nous parvenir depuis le Vietnam.

 

(1) Cf. Le Stade Dubaï du Capitalisme de Mike Davis (éditions Les Prairies ordinaires).