«All We Imagine as Light», trois femmes et tout un monde

Prabha (Kani Kusruti), forte femme peut-être victime de sa force même.

Dans la mégapole puis au bord de la mer, le film de Payal Kapadia tisse le récit de parcours très personnels dans un ample mouvement d’ensemble.

C’est comme un flux, un courant puissant qui porterait ensemble hommes et choses, lieux et bruits. C’est, filmée avec une sensibilité à fleur d’images, la grande ville où vont se distinguer des figures plus précises, et même très singulières, sans jamais perdre le sentiment de cette totalité en tensions, en mouvements multiples.

La ville, c’est Bombay, mégapole indienne où interfèrent modernisation de pointe et misère archaïque, glamour Bollywood et migrants venus en masse d’autres parties du pays. Les figures, ce sont trois femmes: Prabha, Anu et Parvaty.

Des voix multiples

Prabha et Anu sont infirmières dans un hôpital, et colocataires. Elles viennent de la même région, le Kerala, à l’extrême sud de l’Inde. Malgré ces points communs, elles ne se ressemblent pas, la première plus mûre, mariée, professionnelle confirmée, la seconde plus jeune, plus rebelle et impulsive, hindoue prise dans une histoire d’amour compliquée avec un garçon musulman.

Parvaty, dont la présence émerge plus lentement, est cuisinière dans le même hôpital. Plus précaire, elle est sous la menace d’une expulsion de son logement par des requins de l’immobilier. Autour d’elles se déploient selon des rythmes et des intensités variables, telle une composition musicale, les récits qui tissent la première partie du film, la plus importante par sa durée.

Payal Kapadia conte leur histoire et leurs histoires. Au fil de situations quotidiennes immergées dans le courant urbain et les vibrations émotionnelles de chacune, c’est merveilleux d’avoir le sentiment de faire connaissance avec elles, séparément ou ensemble, d’en capter des traits particuliers, de s’approcher même brièvement, et forcément de façon très partielle, d’êtres humains au singulier.

Et pourtant c’est aussi, du même élan, l’histoire des voix multiples qui peuplent la bande son, des trains qui amènent et remmènent les migrants, des visages innombrables où se dessinent un peu mieux, un moment, des individus –le médecin attiré par Prabah, l’amoureux d’Anu.

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Prabha et Anu (Divya Prabha) devant le mystérieux cadeau venu du lointain exil du mari absent. | Condor Distribution

C’est, aussi, l’histoire de la pluie, la mousson qui change la vision des choses et arrête la ville, l’histoire d’une métropole moderniste qui se reconfigure en gigantesque procession politico-religieuse le temps d’une fête rituelle. L’histoire d’un passé de luttes ouvrières écrasées et, surtout, de femmes aux vies verrouillées par les traditions, les familles, les conditions de travail, les blocages intimes.

Une chronique et un conte, de tendresse et de colère

C’est une chronique et un conte, une invention romanesque tissée d’observations fines, de tendresse et de colère. Consacré au Festival de Cannes d’un judicieux Grand Prix, All We Imagine as Light continue de composer avec toutes les ressources du cinéma, du plus réaliste au plus imaginatif, comme le faisait déjà le si beau premier film de la jeune réalisatrice, Toute une nuit sans savoir.

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Encouragée par Prabha, Parvaty (Chhaya Kadam) ose un geste de révolte. | Capture d’écran bande annonce

Comme un fleuve ferait un coude soudain, la dernière partie du film change de lieu, de tonalité et d’esprit. Au bord de l’océan dans un village 300 kilomètres plus au sud, les trois femmes expérimentent d’autres manières d’exister dans le monde. Des ampoules de couleur dans la nuit, une musique et une danse inventent la possibilité d’être là autrement. (…)

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