Mani Kaul, quatre fois l’audace de la beauté

L’amoureuse intransigeante d’Un jour avant la saison des pluies,  Malika (Rekha Sabnis), est l’une des héroïnes incandescentes du cinéma de Mani Kaul.

Inédits en France, quatre films du cinéaste indien témoignent d’une œuvre splendide et variée, n’ayant cessé d’explorer les ressources du cinéma.

Chaque semaine, outre la déferlante de nouveaux titres, les salles de cinéma françaises accueillent un nombre significatif de films dits «du patrimoine», qui attirent d’ailleurs assez souvent un public conséquent. Contrairement à l’obsédante et injuste rengaine décliniste, ce phénomène participe de la vitalité du cinéma aujourd’hui, et le fera plus encore demain.

Mais s’il est presque impossible de rendre compte semaine après semaine de l’actualité des nouveautés, il l’est plus encore de celle des reprises et autres rétrospectives. C’est dans ce paysage foisonnant jusqu’à l’embouteillage qu’il importe d’autant plus d’accorder une attention particulière à quatre films qui arrivent sur les grands écrans ce mercredi 4 janvier.

S’ils ont été réalisés entre 1969 et 1990, ce sont pourtant bien des «nouveaux films», au sens où ils n’ont jamais été distribués en France. Pas plus qu’aucun autre de leur réalisateur, le cinéaste indien Mani Kaul.

L’essentiel ici n’est évidemment pas leur caractère inédit, mais le fait que chacun d’eux est splendide, et qu’ils sont à la fois très différents entre eux et autant de traductions d’une même ambition pour le cinéma. Quatre voies pour une même quête des puissances poétiques de l’image et du son, des formes et des rythmes, chacune tracée autour d’une inoubliable figure féminine.

Né en 1944 au Rajasthan, Mani Kaul fut l’élève d’un des plus grands artistes du cinéma bengali, Ritwik Ghatak, celui dont Satyajit Ray disait que «comme créateur d’images puissantes dans un style épique il était virtuellement sans égal dans le cinéma indien». Chef de file de ce qu’on a appelé dans les années 1970 le nouveau cinéma hindi, Kaul a réalisé douze longs métrages de fiction entre 1969 et 2005.

Il a aussi été une figure majeure de l’enseignement du cinéma en Inde, au Film and Television Institute of India à Pune, où il avait d’abord été étudiant, et où il a été le mentor de plusieurs générations de réalisateurs.

«Uski Roti»

Parfois appelé Notre pain quotidien, ce premier film de 1969 semble d’abord relever du cinéma réaliste dans le monde rural surtout illustré par les grands réalisateurs bengalis de la génération précédente. Deux sœurs dans une maison isolée en pleine campagne, le mari de l’une chauffeur de bus souvent absent non seulement pour son travail mais pour profiter des plaisirs de la ville, l’autre jeune femme en butte à la concupiscence d’un voisin, dessinent un motif reconnaissable.

Balo (Gamila), la jeune femme enfermée dans l’idée qu’elle se fait de son devoir/E.D. Distribution

Mais, outre la beauté du noir et blanc très contrasté et l’intensité des présences physiques, il émane de cette chronique une sorte de folie qui pousse à l’extrême les enjeux qu’il évoque.

Le comportement obsessionnel de l’épouse soumise apportant chaque soir à son époux insaisissable son «pain quotidien», la violence masculine, la misère matérielle, affective et culturelle d’un monde sous le signe d’injustices aussi brutales que semblant éternelles, transforment le film en une sorte d’incantation, à la fois terrible et magnifique.

Mani Kaul filme un visage de femme, un champ immense, un orage, un vieillard rencontré par hasard, avec une intensité qui parfois confine à la transe et qui fait de chaque plan un temps fort, dont l’assemblage s’éloignant peu à peu de la narration classique conquiert une puissance poétique impressionnante, aux longs échos bien après que se soit achevée la projection.

«Un jour avant la saison des pluies»

Adapté d’une pièce de théâtre, le deuxième film de Mani Kaul, réalisé en 1971, se passe presque entièrement dans la pauvre maison qu’habitent une jeune fille, Malika, et sa mère. La jeune fille résiste à la pression familiale et villageoise qui veut la marier selon les usages. Elle, elle aime absolument l’écrivain Kalidasa, d’abord rejeté par tous les autres parce que misérable, puis remarqué par le prince qui dès lors l’invite à la capitale avant de le nommer au loin, laissant Malika solitaire mais pas moins déterminée à rester fidèle à ses sentiments.

Le poète amoureux (Arun Kopkar) choisira une autre voie, loin de Malika. | E.D Distribution

De ce motif classique, le cinéaste fait une surprenante composition, mêlant les registres, accueillant truculence et méditation, brutalité des relations et changements de tons nuancés. L’utilisation des paroles, parfois dialogues prononcés par les personnages, parfois énoncés en voix off alors qu’on les voit à l’image la bouche fermée, parfois encore disjointes de la situation sur l’écran, déploie de singulières ressources, émouvantes ou délibérément dissonantes.

La pièce était un mélo, le film se révèle un songe sensoriel et déstabilisant, où l’art du cadre et le sens du montage, ainsi que la manière admirable de filmer les actrices en les magnifiant loin des dispositifs du star system, vibrent d’une colère à fleur de peau contre les injustices et ce qui enferme les hommes et plus encore les femmes.

«Duvidha» («Le Dilemme»)

En 1973, le troisième film de Mani Kaul n’est pas seulement sa première réalisation en couleur, mais l’occasion de chercher dans l’utilisation de ces couleurs des ressources expressives inédites. Il transpose un conte fantastique traditionnel où un jeune marchand, à peine marié, doit laisser son épouse pour s’occuper au loin des affaires familiales. Il est replacé auprès de la belle par un esprit qui a pris l’apparence du marié. (…)

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«Toute une nuit sans savoir», le doux songe noir de l’oppression

Un des possibles visages de la narratrice, amoureuse abandonnée engagée dans la défense de libertés écrasées.

Le premier film de la réalisatrice indienne Payal Kapadia invente des formes délicates et émouvantes pour invoquer les spectres de la violence politique et sociale dans son pays.

Ce fut peut-être la plus mémorable révélation du dernier Festival de Cannes. Hypnotique et tendre, dansant et traversé de violences, le premier long métrage de la jeune réalisatrice indienne mobilise une vaste gamme de moyens narratifs, visuels et sonores, avec un étonnant mélange de fermeté et de délicatesse.

Une jeune femme que nous ne verrons pas, dont nous ignorerons le nom, raconte en voix off l’effondrement d’une histoire d’amour. Et au fil de ses lettres de plus en plus tristes, cela devient la mise en récit de l’enfermement de ladite «plus grande démocratie du monde» sous l’emprise néofasciste et religieuse du BJP.

Toute une nuit sans savoir circule constamment entre plusieurs échelles. En douceur, il assemble les étapes d’une histoire personnelle, les événements advenus dans un lieu précis (une école de cinéma), et les évocations de l’emprise de Narendra Modi et de ses séides au niveau national.

Le drame intime n’est pas, ou pas seulement, la métaphore de celui qui a fait entrer l’Inde dans une ère d’obscurantisme. Les relations entre les deux événements, aussi incommensurables soient-ils, sont bien réelles: de la déception sentimentale au verrouillage du deuxième pays le plus peuplé au monde court notamment le fil du système des castes, sa brutalité que redouble le machisme érigé en vertu revendiquée.

Troisième horizon de ce récit sur plusieurs plans, le Film and Television Institute of India (FTII) de Puné fut le théâtre d’un puissant mouvement de protestation des étudiants et des enseignants après avoir été placé en 2015 sous la férule d’un acteur de séries aussi incompétent que «politiquement sûr».

Payal Kapadia, qui a été élève de cette école, une des plus réputées au monde, mobilise les archives des moments d’euphorie rebelle et juvénile, de démonstrations de masse et de répression brutale.

Aux foules enthousiastes ou confrontées à la violence font pendant des lieux désaffectés, que visite une caméra somnambule, saturée de mélancolie et d’incompréhension.

La circulation dans des lieux désaffectés devient immersion dans des émotions saturées de questions. | Norte Distribution

Cette errance flottante met en partage un état de sidération, qui renvoie aussi bien à la trahison amoureuse qu’à l’écrasement d’espoirs démocratiques, entre sidération, désespoir et instinct de survie.

La manière de filmer, l’usage du son aussi, donnent une présence vaporeuse à ces endroits pourtant très concrets, et a priori sans mystère particulier. L’étoffe des rêves, des cauchemars plutôt.

Une grâce musicale

Avec une sorte de grâce fluide, musicale, le film associe des images des luttes, notamment la longue occupation du FTII, des documents concernant d’autres mouvements démocratiques en Inde et d’autres interventions brutales des milices armées et des forces de police, des visions proches du rêve dans des lieux ayant abrité l’idylle en train de s’abolir et des fragments de textes, militants ou amoureux. (…)

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« Une pluie sans fin » et « Bajirao Mastani », folie chinoise,fresque indienne

Polar minimaliste ou fresque sentimentale et historique, les films de Dong Yue et de Sanjay Leela Bhansali, au-delà de leurs immenses différences, témoignent de la vitalité des cinémas d’Asie, et de la diversité des façons d’être auteur au cinéma.

Photo: L’anti-héros Yu (Duan Yihong) et le héros Bajirao (Ranveer Singh).

Il n’est pas vraiment une bonne nouvelle que cette semaine soit si puissamment dominée par les cinémas d’Asie.

Il s’agit en effet de la période la moins porteuse de l’année, et entre voie de garage et enterrement sans fleurs ni couronnes, on hésite sur la métaphore pour caractériser le destin promis à ces films. Leurs distributeurs ne sont pas en cause, il faut se réjouir qu’ils soient là pour sortir ces films; c’est l’ensemble du marché, saturé de produits médiocres et répétitifs, qui est incapable de faire juste place à des œuvres «différentes».

Toujours est-il que ce mercredi 25 juillet, en même temps que l’exceptionnel film philippin La Saison du diable de Lav Diaz, sortent sur nos écrans deux réalisations venues des deux plus grandes puissances asiatiques (aussi pour le cinéma), la Chine et l’Inde.

Deux films par ailleurs aussi différents que possible: un polar stylisé, minimaliste et sombre, Une pluie sans fin, premier long-métrage de Dong Yue, et un flamboyant représentant de Bollywood, Bajirao Mastani, d’un des réalisateurs les plus en vue des studios de Mumbai, Sanjay Leela Bhansali. Deux films qui, outre le fait qu’ils proviennent du même continent, n’ont guère qu’une chose en commun: offrir de très beaux moments de cinéma.

Une pluie sans fin, un conte des deux folies

Ce serait un cauchemar à l’intérieur d’un cauchemar. Cauchemardesque, le paysage de cette région industrielle dont les immenses usines sont en train de fermer, la nature ravagée par la pollution, l’ambiance oppressante où se combinent météo sinistre (le titre est très clair sur ce point) et contrôle bureaucratique et policier, aussi endémique et s’infiltrant partout que la pluie incessante.

Cela pourrait être un des cercles de l’enfer de Dante, ou une planète de science-fiction dystopique. C’est la Chine à la fin des années 1990, en train de procéder à la «grande accélération» qui va laisser exsangues des dizaines de millions de gens, des régions entières qui avaient été pilotes dans les phases précédentes du développement économique et politique.

Paysages dévastés et humains réduits au désespoir.

Et dans cet univers infernal, voilà que se multiplient les meurtres de jeunes filles, des ouvrières retrouvées dans les terrains vagues. L’inspecteur Lao enquête, c’est un professionnel sérieux, qui sait procéder avec méthode et faire la part des choses. Mais Yu, responsable de la sécurité dans une des usines où un meurtre a eu lieu, s’en mêle.

Au début, il veut aider, avec tant de zèle qu’on finit par le rembarrer. Et puis, il est sincèrement bouleversé par l’atrocité des crimes. Et lui ne sait pas faire la part des choses. Dès lors, une étrange spirale s’enclenche, qui entraîne également cette jeune fille rencontrée là où les solitaires se retrouvent, pas seulement pour danser.

Une pluie sans fin raconte du même mouvement deux folies. Il raconte la folie d’un pays où les règles du jeu viennent de changer en plongeant dans le désespoir, matériel, moral, d’immenses pans de sa population, ceux-là mêmes, les ouvriers, que plusieurs décennies précédentes ont valorisés comme les héros du présent et du futur.

Le décorum et les appareils de pouvoir de l’ère précédente sont toujours là, mais les règles ont changé.

Et il raconte la folie d’un homme qui s’abîme dans un vertige obsessionnel. On songe à Kafka, évidemment –ou plutôt au sens qu’a pris le mot «kafkaïen». On songe également à un autre film chinois, lui aussi fondé sur une quête obstinée, obsessionnelle, Qiu Ju une femme chinoise de Zhang Yimou.

À l’époque, juste avant celle à laquelle se passe Une pluie sans fin, la volonté inlassable de la paysanne d’obtenir justice apparaissait comme la manifestation d’un sens de la dignité poussé à l’extrême, une forme exacerbée de revendication de l’individu dans la société collectiviste. Dans le film de Dong Yue, tous les signes sont inversés.

Ces signes, visuels, sonores, chromatiques, le réalisateur qui ici débute après avoir fait ses armes comme chef opérateur les assemble avec un art consommé de la mise en scène.

Empruntant beaucoup au thriller, et un peu au film d’horreur, il réussit insidieusement à faire jouer les ressorts du film de genre pour créer une atmosphère à la fois captivante pour ce qui concerne le destin de ses personnages de fiction, et riche de sens pour ce qui concerne une situation réelle aux dimensions de catastrophe majeure.

Bajirao Mastani, légende et pamphlet

Vous l’ignorez sans doute (c’était aussi mon cas) mais ces deux mots sont des noms, ceux de personnages historiques qui forment aussi un couple à certains égards comparable à Tristan et Yseult ou Roméo et Juliette.

Peut-être ignorez-vous aussi que l’auteur de ce film, triomphe du box-office et des récompenses nationales du cinéma dans son pays après sa sortie en 2015, est l’un des réalisateurs les plus cotés au sein de l’industrie du spectacle hindie que nous appelons Bollywood. (…)

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Par-dela le mal, l’énergie vitale de « Titli »

titli

Titli, une chronique indienne de Kanu Behl, avec Shashank Arora, Shivani Raghuvanshi, Ranvir Shorey. Durée : 2h07. Sortie le 6 mai.

De prime abord, Titli semble, comme le suggère son sous-titre, une chronique sociale de la misère dans un quartier déshérité de Delhi, autour d’une famille d’hommes, le père âgé et trois frères, parmi lesquels l’ainé joue les caïds tandis que le plus jeune intrigue en cachette pour échapper à ce milieu. Mais très vite, sans renier sa dimension de témoignage, le premier film de Kanu Behl s’enrichit de plusieurs autres dimensions, une veine comique du côté d’un grotesque à la Affreux, sales et méchants, et une veine fantastique teintée d’horreur, avec le caractère outrancièrement brutal et sanglant du comportement des trois frères.

Tenir ensemble ces trois dimensions est un exercice difficile dont le réalisateur se tire avec maestria, grâce à la précision de la mise en scène, et au jeu des comédiens, qui trouvent toujours le juste équilibre (ou plutôt le juste déséquilibre) entre exagération et vraisemblance – un des meilleurs à ce jeu étant le patriarche apparemment déchu comme chef de cette bicoque de guingois, et qui en fait règne à sa manière perverse et nonchalante sur sa maisonnée. L’affaire se corse encore avec l’arrivée, pour les moins honorables des motifs, d’une épouse pour Titli, le plus jeune frère.

S’appuyant sur cet étrange cocktail d’âpreté physique et d’humour qui est la tonalité singulière du film, celui-ci prend alors plusieurs virages inattendus, qui renouvellent la situation d’une manière à la fois surprenante et dynamique, à défaut d’être toujours crédible. Mais cette invraisemblance aussi fait partie de l’affaire. En effet, les aspects les plus extrêmes du comportement des protagonistes, et notamment de la jeune femme (très remarquable Shivani Raghuvanshi, pourtant la seule non professionnelle du casting) dans un environnement au machisme délirant, s’inspirent de rebondissements de soap opéras ou de mélodrames de Bollywood, qui, loin d’appartenir au seul « domaine de la fiction » (c’est où, ça ?), sont autant de composants actifs de la réalité indienne d’aujourd’hui.

L’enchevêtrement des trafics, des trahisons, des agressions et des manipulations compose un portrait assez monstrueux de la grande ville indienne, où aucun catégorie sociale n’est épargnée – même si la corruption de la police et des autres représentants de l’ordre social est particulièrement visible. Chemin faisant, Titli emprunte également au film noir, réussissant là aussi des scènes de genre efficaces, mais qui, à nouveau, parviennent à s’intégrer au récit principal, ou plutôt à contribuer à l’élan général qui porte le film.

Par delà le sang et le parjure, par delà l’avidité sans limite, la brutalité, la mesquinerie et l’hypocrisie, cette énergie obstinée, immorale mais vitale, est sans doute le véritable enjeu de cette histoire violente, sentimentale et par moments burlesque. En quoi Titli justifie finalement son sous-titre, Une chronique indienne : à travers les faits et gestes extrêmes des protagonistes hauts en couleurs, c’est bien une sorte de récit d’un état de la société toute entière que vise le film.

« Siddarth »: un enfant et un monde

sidharth (1)Siddarth de Richie Mehta, avec Rajesh Tailang, Tannishtha Chatterjee. 1h36.         Sortie le 27 août.

Siddarth est le prénom d’un garçon de 12 ans que son père a envoyé travailler dans une usine, loin de Dehli. Mais Siddarth a disparu. Le film qui porte son nom raconte la quête du père soutenu par l’espoir de sa femme et de sa fille. Dans les rues de la capitale, dans celle de l’autre ville, dans les bus et les trains, puis au loin à Mumbai, le film organise une sorte de voyage, qui est aussi exploration de lieux, de métiers, de pratiques et de coutumes.

Car si Siddarth raconte assurément une histoire, histoire centrée sur les tribulations de cet homme, son intérêt tient à ce que chacun de ses plans raconte de surcroit bien d’autres choses : une foule de notations, parfois sans y prendre garde, qui concernent la nourriture et les téléphones portables, l’école et les chaussures, le travail clandestin des enfants, les transports, les lumières changeantes selon les quartiers, la police de proximité, les ONG, le thé…

Le ressort dramatique qui anime le film de Richie Mehta, réalisateur canadien d’origine indienne, à l’évidence bon connaisseur du monde qu’il parcourt avec sa caméra et son micro, n’est certes pas juste un prétexte, et les protagonistes sont bien polarisés par cette recherche.  Mais celle-ci devient l’occasion d’une sorte d’immersion dans le quotidien des quartiers pauvres des grandes cités indiennes d’aujourd’hui, sans misérabilisme ni racolage – on est très loin de l’affreusement complaisant Slumdog Millionnaire.  

On songe plutôt au cheminement dans les rues et au fil des rencontres du Voleur de bicyclette, à cette manière à partir d’une situation de crise à la fois objective et intime (sa femme reproche à l’homme, pauvre artisan ambulant, d’avoir envoyé le garçon travailler et de l’avoir mis en danger) de partir en quête du monde. Habitué des rues de la ville, qu’il arpente en proposant ses services de réparateur de fermetures éclair, le personnage principal a besoin d’être attentif à tous les signes, qui recèlent peut-être un indice du sort de son fils. Et c’est cette disponibilité même, disponibilité partagée par le film et offerte au spectateur, qui fait l’intérêt sans cesse renouvelé de Siddharth.

Les vagues du réel

Rétrospective Anand Patwardhan au Centre Pompidou

La 35e édition du Cinéma du Réel,  un des meilleurs festivals de documentaire qui soient, se tient au Centre Pompidou du 21 au 31 mars (et dans plusieurs salles voisines). Les aficionados en connaissent la diversité, la prolixité, et la manière d’y associer engagements en faveur des plus hautes ambitions du cinéma et engagement vis-à-vis des enjeux sociaux, collectifs et individuels. Cette « ligne générale » se retrouve dans la programmation de la nouvelle directrice artistique, Maria Bonsanti. Impossible de détailler l’ensemble des propositions des différentes sélections, compétitions internationales et française, programmes consacrés à la mémoire longue de la dictature chilienne, à l’écrasement et à la résistance du cinéma en Syrie et en Iran, au pionnier expérimental Stephen Dwoskin, … Sans oublier de multiples rencontres et débats. Au sein de cette offre généreuse, qui fait qu’un détour, même au hasard, du côté de Beaubourg garantit une rencontre singulière, il faut accorder une place particulière à la possibilité de découvrir un des géants de l’activisme documentaire depuis 40 ans, le cinéaste indien Anand Pathwardhan.

Considéré comme une figure majeure du genre un peu partout dans le monde, il souffre d’une injuste et assez incompréhensible absence de visibilité en France, malgré plusieurs récompenses ici,  y compris d’ailleurs au Cinéma du réel, pour Bombay, Our City en1984. Depuis le court métrage Waves of Revolution qui l’a d’emblée rendu célèbre en 1974, l’œuvre de Patwardhan constitue un travail immense de prise en charge des courants qui traversent la société indienne dans sa complexité et des immenses bouleversements qu’elle traverse. Des mouvements révolutionnaires et protestataires qui ont irrigués la vie politique du sous-continent depuis un demi-siècle aux modalités et effets des puissantes ondes de choc nationalistes, militaristes, traditionnalistes et intégristes qui le traversent, le transforment et en donnent des images à la fois saisissantes et problématiques, le travail du cinéaste se caractérise par sa capacité à embrasser les enjeux les plus complexes grâce à une extrême diversité de points de vue, qui interroge également sa propre place de réalisateur.

Composée de films aux durées extrêmement variable – des cinq minutes du clip féministe We Are Not Monkeys aux trois heures de Jai Bhim Comrade –, cette œuvre d’une grande cohérence s’intéresse aux différentes parties de l’immense mosaïque indienne, mais aussi à son inscription dans des ensemble géopolitiques plus vastes, et au sens des enjeux mobilisés au-delà des contextes locaux. Pourtant, Anand Patwardhan sait faire toute leur place aux acteurs de terrains, aux mouvements collectifs, aux initiatives locales, mais aussi aux aspects artistiques des mouvements politiques, au moyen notamment de musiques et de chansons, de spectacles et aussi des formes originales d’expression inventées dans le courant de l’action.

Une telle démarche s’est fréquemment opposée frontalement aux autorités, et le réalisateur a dû à plusieurs reprises aller en justice, et obtenir par voie de tribunal la libération de ses films, voire leur diffusion obligée sur la télévision publique comme œuvres d’intérêt collectif. Ce fut encore le cas en 2006 avec l’impressionnant Father, Son and Holy War, qui met en évidence les liens entre religion, image dominante du mâle et violence extrême, détaillant les processus qui ont mené à la destruction de la Mosquée d’Ayodhya par les extrémistes hindous le 6 décembre 1992 et les massacres qui s’en suivirent, épisode documenté par un de précédents films, In the Name of God. Le dimanche 24 mars, Anand Patwardhan participera à une rencontre avec le public dans le cadre d’une « masterclass ».

 

 

Un monde, mille mondes

63e Berlinale, J8

Dans la jungle des propositions de film qu’est cette Berlinale capable d’offrir bien des découvertes mais définitivement inapte à construire l’intelligibilité d’une programmation, il est possible de capter de multiples échos venus de la terre entière. Un peu comme la navigation sur ces radios ondes courtes qui captent des émissions venues de toutes parties du globe, l’entrée plus ou moins au hasard dans les multiplexes qui accueillent Compétition, Panorama et Forum sont l’occasion de rencontres ô combien inégales, mais parfois réjouissantes. Florilège après deux jours et demi de présence :

–       En compétition officielle, une véritable découverte, celle d’un jeune réalisateur de Kazakhstan, Emir Baigazin. Son film, Harmony Lessons, est d’une rigueur brutale, accompagnant sans fléchir le parcours « darwinien » d’un adolescent ostracisé par ses camarades, et qui va construire les conditions de sa survie. Cette fable cruelle, constat sans phrase de la violence sociale, s’impose par la précision de sa composition, sa capacité à ne pas détourner le regard comme à choisir l’ellipse qui ouvre sur le temps, l’espace et l’intelligence.

–       Dans un tout autre esprit, Kai Po Che (Brothers for Life) d’Abhishek Kapoor semble de prime abord un pur produit de Bollywood, avec stars draguant éhontément la caméra et bons sentiments à la louche. Et de fait… c’est exactement ça. Mais ça au service d’une interrogation sur ce qui divise et unit la collectivité nationale indienne, avec une capacité à regarder en face la violence des conflits de communauté, de sexe, d’âge et de statuts sociaux qui ne cesse de surprendre. Autour de l’histoire de trois copains passionnés de cricket qui créent leur petite entreprise tandis que montent les antagonismes qui mèneront aux pogroms anti-musulmans du Gujarat en 2002, le film témoigne fièrement des capacités d’un cinéma classique, délibérément adressé au grand public, de prendre en charge de manière frontale les grands enjeux de sa société – une démarche dont on a quelques difficultés à trouver l’équivalent dans les cinémas occidentaux.

–       Sur un mode encore très différent, voici une comédie venue du Mexique, et intitulée Workers. Ce premier long métrage de Jose Luis Valle semble d’abord plonger avec détresse dans l’univers fort peu exaltant de quelques travailleurs de Tijuana, un « technicien de surface » salvadorien approchant à l’âge d’une retraite qu’il ne pourra toucher, et les serviteurs d’une riche vieillarde excentrique. Très vite pourtant, des détails d’abord infimes, une distance ou un décalage qui ne feront que se préciser, sans s‘alourdir, travaillent de l’intérieur ces chroniques qui s’avèrent aussi implacables que loufoques. Et l’humour slow burn se révèle un excellent ressort critique, renforcé par l’évidente affection du réalisateur pour ses personnages.

–       De l’humour, il y en a également beaucoup dans A World Not Ours du Palestinien Mahdi Fleifel. Il n’y a pourtant pas vraiment de quoi rire, en suivant cette chronique intime et violente de l’existence dans le camp de réfugiés d’Ain Al-Hilweh au Liban, camp dont la famille du réalisateur est originaire, et où ses proches et ses copains n’en finissent plus de végéter, usés par la fatalité du sort de leur peuple. Avec sa caméra utilisée comme pour des films de famille et sa voix off à la fois lucide et ironique, Fleifel dresse un portrait terriblement sombre et tout à fait sans complaisance des multiples sources du désespoir dans lequel s’enlise toute une population. Le recours à des documents d’archives, parfois méconnus, inscrit ces instants de vie dans un contexte à tant d’égard trop connu, et qui trouve pourtant ici un nouveau et juste éclairage.

Venise 2012, prise 1

Ouverture

(The Reluctant fundamentalist de Mira Nair)

Riz Ahmed, dans The Reluctant Fundamentalist de Mira Nair, film d’ouverture

La 69e Mostra s’est ouverte le 29 août avec le faste et l’optimisme de rigueur. Pourtant sa situation est précaire, pour des raisons qui tiennent à la situation économique de l’Italie, à l’affaiblissement de la place de la culture, et notamment du cinéma, dans ce pays, mais aussi à des problème propres au plus ancien festival du monde. Mal à l’aise dans l’île du Lido dont les infrastructures peinent à accueillir aussi bien les projections que les festivaliers, devenu d’un cout exorbitant pour de nombreux professionnels,  il est également sujet à une double concurrence qui pourrait s’avérer mortelle. Une semaine après s’ouvrira le Festival de Toronto, qui s’est imposé comme un des principaux rendez-vous de la planète, et la porte d’entrée des Etats-Unis pour les films du reste du monde. En novembre, ce sera au tour du Festival de Rome , création politicienne très richement dotée qui ne fait pas mystère de vouloir devenir le plus grand festival de la péninsule.

Face à cela, le retour à la direction artistique de la Mostra d’Alberto Barbera est la meilleure nouvelle possible, tant cet authentique cinéphile, également bien introduit dans les milieux politiques et professionnels, fait figure de héros de la dernière chance. Une réussite, nécessaire mais pas suffisante, est d’ores et déjà à porter à son crédit, avoir fait venir des stars hollywoodiennes, et deux films très attendus, ceux de Terrence Malick et Paul Thomas Anderson. Un projet porte une partie de ses espoirs, la création d’un marché. Cette édition, et ses suites, diront si cela suffira à résister aux multiples menaces, dont la moindre n’est pas l’arrivée à la tête de Rome du précédent directeur de Venise, Marco Müller, bien décidé à prendre l’ascendant sur la manifestation qu’il aura incarnée durant huit ans.

Cette 69e édition s’est donc ouverte, avec un film… intéressant. The Reluctant Fundamentalist (« Fondamentaliste malgré lui) de réalisatrice indienne Mira Nair, est un produit hollywoodien assez banal dans sa facture, mais où on décèle deux singularités. D’abord si n’importe quel scénariste vaguement progressiste prendrait acte que les horreurs commises depuis un siècle à peu près partout dans le monde par les Américains les empêchent de se présenter comme de braves gens face aux attaques islamistes, il est plus rare de trouver une mise en parallèle méthodique des effets meurtriers de l’intégrisme du marché et de l’intégrisme islamique. Les « fondamentaux » – du Coran ou de profit – sont ici invoqués dans une stricte équivalence, inséparable de l’autre aspect singulier du film situé entre New York et Lahore, de septembre 2001 à septembre 2011 : celui de pouvoir observer ce que donne l’utilisation de schémas narratifs et de mise en scène américains mis en œuvre par des non-occidentaux, le romancier pakistanais Moshin Hamid dont le livre a servi de base au film, et la réalisatrice. Hormis ces intérêts plutôt abstraits, pas grand chose à se mettre sous les yeux durant la projection.

L’éléphant et le serpent

Berlinale report 3

Est-ce à cause du titre du nouveau film de Denis Côté, Le Bestiaire (pas encore vu) ou du fait de la ménagerie qu’est le circuit des récompenses festivalières (ours de Berlin, tigres de Rotterdam, lions de Venise, étalon, gazelle, hirondelle, condor, fauves et volatiles divers un peu partout dans le monde) ? Toujours est-il que c’est une comparaison animalière qui vient à l’esprit à propos des deux films les plus mémorables vus aujourd’hui, en attendant toujours la rencontre avec une grande œuvre – l’an dernier mon premier film à Berlin avait été le choc du Cheval de Turin de Bela Tarr, mais ça ne peut pas se produire chaque année.

Pachydermique, et trompant un peu sinon énormément, le nouveau film avec Shah Rukh Khan, Don, The King Is Back était un des événements berlinois les plus attendus. Sous la direction de Dieter Kosslick, la Berlinale s’est en effet débrouillée pour être le seul festival occidental offrant un accueil à sa mesure à la plus grande star du cinéma indien, donc à la plus grande star du monde. Il se trouve que cela s’est produit avec deux films remarquables, à de multiples égards passionnants quoique fort différents entre eux, Om Shanti Om et My Name is Khan. Rien de tel cette fois, avec un sequel du déjà guère passionnant film d’action policière Don, histoire de casse émaillé de dizaines de meurtres où il est plutôt navrant de voir Shah Rukh répéter les cascades de James Bond ou d’Ethan Hawk Hunt.

Il y a bien sûr matière à s’amuser au second degré du kitsch de certaines scènes, et le magnétisme de SRK surjouant son statut de superhéro supermacho fait quelque fois sourire, mais c’est bien peu pour les 140 minutes de la projection. Chaque apparition de sa majesté SRK déclenche une émeute, c’est connu, mais dans l’immense salle du Friedrichstadt-Palast, les fans aussi avaient l’air de s’auto-parodier tandis que la star, flanqué de sa costar Pryanka Chopra Roma, du réalisateur Farhan Akhtar et de Kosslick, se démenait pour donner à cette rencontre une consistance, ou une euphorie, ou une folie décidément absentes.

Prévisibles et appesantis de trop de contraintes et de conventions, le film et sa projection étaient à l’exact opposé de la découvert faite aussitôt avant. Aussi inattendu que discret, insaisissable et dérangeant, Modest Reception de Mani Haghighi (au Forum) est la bonne surprise du jour. Le film se présente d’abord comme une fable burlesque – oui, oui, un film iranien burlesque, et vraiment drôle. Deux comparses au volant d’une luxueuse Lexus parcourent les routes des montagnes kurdes, le coffre rempli de sacs de billets de banque qu’ils tentent de distribuer aux habitants de cette région déshéritée. L’humour, potache, noir, non-sensique, mène d’abord cette parabole à plusieurs facettes, qui prend par le travers le devoir de faire l’aumône, obligation cardinale de tout bon musulman, en même temps qu’il fait un écho grinçant aux massives distributions d’argent opérées par Ahmadinejad pour acheter le vote de familles et de clans entiers. On peut aussi y déceler, parmi d’autres références, une interrogation sur le cinéma, cette activité bizarre qui permet à des gens de la ville pleins de fric de débarquer dans des coins reculés pour intervenir dans la vie des gens et modifier lieux et existences.

Mais à mesure que les rencontres successives engendrent des situations plus improbables, une obscure angoisse s’insinue, avant de rendre cauchemardesque ce conte beckettien décidément troublant. Le film va plus loin sur une voie déjà empruntée par la précédente réalisation de son auteur, Men at Work, découvert au même Forum en 2006, et dont il est très regrettable qu’il n’ait jamais été projeté dans les salles françaises. Insidieusement, talentueusement, il ouvre sur des abîmes intimes, difficiles d’abord, impossibles à esquiver.

Lettre du Kerala, perplexe

Foule de « délégués » cinéphiles et mouvements de protestation au Festival du Kerala

Invité par l’International Film Festival of Kerala (IFFK, seizième du nom) pour faire une conférence sur Robert Bresson, auquel est ici consacrée une rétrospective, je n’ai pu me rendre à Trivandrum, la capitale qu’il faut à présent appeler Thiruvananthapuram, que durant les derniers jours de la manifestation. Impossible donc d’avoir un regard d’ensemble sur le programme. Mais possible de compiler quelques impressions, et une interrogation.

Première impression, de l’ordre de l’évidence : l’incroyable appétit de cinéma d’un public de tous âges et de toutes conditions sociales, parmi lesquels beaucoup d’étudiants – le Kerala est l’état le plus alphabétisé d’Inde, et celui où la proportion d’élèves issus des classes pauvres et aussi le nombre de femmes est – de loin – la plus élevée. Dans des salles immenses, qui appartiennent à ère révolue, en Occident, de l’histoire du cinéma, des foules considérables de « délégués » se pressent aux projections des 160 films proposés, dont de nombreuses rétrospectives aux angles d’approche variés, de Bresson, donc, aux films d’horreur japonais et de Jonas Mekas à Djibril Diop Mambety et au printemps arabe, sans oublier une section dédiée aux films indiens récents et une autre aux nouveautés keralaises. On appelle ici « délégués » les milliers de personnes qui prennent un abonnement pour la durée du festival, et en deviennent les spectateurs assidus, jouant des coudes pour se trouver une place dans les salles – quitte ensuite à faire un usage intensif de leur portable pendant les projections, aspect le moins plaisant de la bien connue réactivité des spectateurs indiens pendant les séances.

Projection au cinéma Kairali

Deuxième impression : l’omniprésence d’enjeux politiques, dont le détail est difficile à démêler pour le visiteur étranger. Suite à un récent remplacement du Parti communiste (qui a une longue habitude du pouvoir dans cet état depuis les années 50) par le Parti du Congrès à la tête du Kerala, le président du Festival a changé, le nouveau venu est attaqué à la fois par les partisans du PC et par des cinéphiles aux yeux desquels il n’a aucune autre raison d’être là. De telles situations sont, mutatis mutandis, courantes un peu partout, la singularité ici est qu’elles s’expriment au grand jour, par voie de manifestations devant les salles, prises de paroles, invectives durant la cérémonie de clôture, etc. Par ailleurs, au milieu de plusieurs autres polémiques, un grave conflit avec le puissant état voisin du Tamil Nadu à propos d’un barrage dont la vétusté menace des milliers de Keralais, ou l’agressivité du parti hindouiste (BJP) local contre le supposé manque de défense des valeurs traditionnelles par le gouvernement de l’état, participent d’une ambiance qui s’électrise volontiers pour des motifs peu cinéphiles.

Troisième impression : heureuse sensation d’une grande proximité avec les participants au débat à propos de Bresson. Des cinéphiles chevronnés, dont certains très jeunes, connaissent très bien son œuvre. Ils sont surtout disponibles à une réflexion de grande qualité sur différents aspects, que ce soit le rapport entre religion, spiritualité et cinéma ou l’usage qu’il convient de faire d’un ouvrage de référence comme les Notes sur le cinématographe – lecture obligatoire pour tous les étudiants de l’école nationale de cinéma de Pune.

L’affiche de Abu, fils d’Adam du Salim Ahamed

L’interrogation, elle, porte sur le goût. A défaut d’avoir vu beaucoup de films, il se trouve que j’ai pu voir les trois titres qui se sont partagés l’essentiel des récompenses. Et qui m’inspirent une certaine perplexité. Ce n’est pas tellement le cas du grand prix, Les Couleurs de la montagne du Colombien Carlos Cesar Arbelaez. Evocation consensuelle du triste sort des paysans pris entre guérilla et paramilitaires vu aux côtés d’un enfant, c’est un « ONG-film » comme en raffolent les festivals « cinéma du monde » un peu partout, où la mise en scène est le moindre des soucis de réalisateurs appliqués à émettre un message aussi prévisible qu’incontestable. Il n’en va pas de même des deux films indiens primés dans leurs sections respectives, films pourtant fort différents, même s’ils ont en commun d’être des premiers longs métrages.

Il ne s’agit pas ici de faire la critique de At the End of it All de la jeune réalisatrice bengalie Aditi Roy et de Abu, fils d’Adam du Keralais Salim Ahamed. Il s’agit de témoigner de la perplexité devant l’écart entre des codes qui manifestement conviennent, ici, à tous, quand ils me laissent perplexes devant leur artifice et ce que je perçois comme leur lourdeur. Aucune assurance d’avoir « raison », juste un constat d’une énorme différence d’attente vis-à-vis de ce que signifie dire un dialogue, éclairer un visage, construire un enchainement dramatique de causes et d’effets. Le premier film est situé dans la bourgeoisie cosmopolite de Kolkata (ex-Calcutta), le second (couvert de récompenses au récent festival national de Goa et candidat de l’Inde aux Oscars, du jamais vu pour un film en malayalam) est situé chez des paysans pauvres. Tous deux se passent aujourd’hui, tous deux ont à voir avec une forme d’authenticité culturelle, ethnique ou religieuse, qu’il s’agisse des retrouvailles avec ses racines d’un jeune homme élevé aux Etats-Unis ou du calvaire d’un vieux musulman préférant renoncer à son unique rêve, le pèlerinage à La Mecque, pour mieux respecter à la lettre le Coran.

Le premier film se veut « moderne », au moins pour les modes de vie qu’il décrit, le deuxième est résolument archaïque, mais les outils cinématographiques sont étonnamment ressemblants. Une « grammaire » cinématographique où l’insistance des effets, qui peut avoir ses vertus dans les films ultracodés de Bollywood, paraît cette fois terriblement lourde, où le recours systématique à la redondance (tout est dit, montré, symbolisé et souligné par la musique) porte son pesant d’influence télévisuelle.

Pourtant Aditi Roy filme là où il y a plus de 50 ans Satyajit Ray donnait au cinéma mondial quelques uns des plus beaux fleurons de l’invention moderne du langage du cinéma. Pourtant Salim Ahmed filme là où, des années 80 au début des années 2000, des cinéastes comme Adoor Gopalakrishnan, Shaji Karun ou Murali Nair ont exploré de multiples voies du cinéma contemporain. Tout cela semble appartenir à un autre monde.