«Voyage à Gaza», «No Other Land»: ce que peut, quand même, le cinéma

Des jeunes discutent en terrasse, scène de la vie ordinaire à Gaza en 2018.

Sans discours ni sentimentalisme, la sortie à une semaine d’écart des deux films apporte de multiples éléments de sensibilisation et de compréhension de ce qui est en cours au Moyen-Orient.

À une semaine d’écart, le 6 et le 13 novembre, sortent deux films en puissant écho avec l’actualité tragique. Ils n’ont pas été tournés au même endroit, ni au même moment, ni par des gens ayant la même relation avec ce qu’ils filment. Ces écarts participent des puissances, puissances limitées, à ne surtout pas surévaluer, mais bien réelles, des films vis-à-vis de ce qui se passe à Gaza depuis plus d’un an.

Chacun défini par une approche singulière, ces films convoquent aussi des questions plus vastes. On peut s’y référer à partir de cette manifestation qui, dès 2003 et durant quinze ans, s’est tenue à Paris sous l’intitulé «Palestiniens, Israéliens: que peut le cinéma?», plus tard «Proche-Orient: ce que peut le cinéma?», associant projections et débats, et qui ont donné lieu à la publication de deux ouvrages par les organisatrices1.

À leur manière, Voyage à Gaza et No Other Land apportent l’un et l’autre, et ensemble, des éléments de réponses à cette question des possibles effets à espérer des films vis-à-vis d’une situation catastrophique, plus particulièrement celle qui perdure au Moyen-Orient. Une question où il n’a jamais fallu entendre que le cinéma pourrait arrêter la guerre et l’oppression permanente que subit la Palestine, ni «résoudre le problème israélo-palestinen» de quelque façon que ce soit.

Ces éléments de réponse tiennent aux conditions de réalisation de ces deux films, autant qu’à des caractéristiques du cinéma lui-même. Voyage à Gaza est réalisé par quelqu’un venu de l’extérieur, Piero Usberti, un jeune Italien débarqué sur place seul avec sa caméra en 2018. No Other Land est cosigné par deux Palestiniens, Basel Adra et Hamdan Ballal, et deux Israéliens, Yuval Abraham et Rachel Szor.

L’écart dans le temps et l’écart dans l’espace

Le premier film a été tourné il y a six ans, le second ne se passe pas à Gaza mais en Cisjordanie. L’un et l’autre concernent bien évidemment «la question palestinienne» dans son ensemble, la tragédie au long cours que subit ce peuple depuis des décennies.

L’un et l’autre, de fait, résonnent avec l’actualité immédiate, soit la destruction systématique et les massacres perpétrés par l’armée israélienne à Gaza en ce moment même. Terminés avec le 7-Octobre, ils concernent aussi cette situation-là dans sa spécificité, et ne peuvent plus désormais être vus indépendamment.

No Other Land a été couvert de récompenses dans les festivals. | Capture d'écran latelier dimages via YouTube

No Other Land a été couvert de récompenses dans les festivals. | Capture d’écran de la bande annonce/l’atelier des images

Les images de ce qui se passe depuis plus d’un an à Gaza existent insuffisamment ici, mais dans beaucoup d’endroits dans le monde, elles sont montrées. Ces films n’ajoutent pas directement des ruines aux ruines, des cadavres aux cadavres, ne redoublent pas l’interminable instantané du désespoir.

Et c’est l’écart qui caractérise chacun d’eux, écart dans le temps pour Voyage à Gaza, écart dans l’espace pour No Other Land. Leur premier mérite, décisif, est de pulvériser le nœud de la propagande israélienne si complaisamment relayée par les médias occidentaux, propagande qui fabrique la fable selon laquelle tout ce qui se passe trouverait sa seule origine dans le 7 octobre 2023. Comme si les atrocités, insupportables, commises ce jour-là venaient de nulle part, étaient un jaillissement soudain et inexplicable de cruauté barbare.

«Voyage à Gaza» de Pietro Usberti

Dans le bruit incessant des drones de surveillance ou sous le feu des soldats tirant sur des manifestants désarmés, le film de Piero Usberti accompagne aussi le quotidien inventif de réponses des jeunes Gazaouis, sans attaches avec le Hamas, qui lui font visiter leur ville. Et dès lors Voyage à Gaza fonctionne, a posteriori, comme une longue plainte horrifiée quand on sait ce qui se produit en ce moment même, sur ces lieux filmés il y a six ans.

S’ouvrant sur les scènes de l’enterrement d’un journaliste assassiné par Tsahal, Yasser Mortaja, comme tant d’autres déjà à l’époque, et rythmé par les «marches du retour» alors organisées tous les vendredis, Voyage à Gaza s’intéresse aussi aux lieux, aux lumières, aux sons, au rapport à la mer, aux architectures, à l’imaginaire et au quotidien de celles et ceux qu’Usberti côtoie. Par petites touches, le film défait ainsi l’essentialisation de cette zone, systématiquement uniformisée pour l’extérieur en pure «zone noire».

Sans rien édulcorer de son statut de prison à ciel ouvert entièrement soumise au mauvais vouloir de ses gardiens, mais inventant une myriade de micro-réponses de chaque jour, le récit à la première personne d’Usberti revendiquant sa position de voyageur entrebâille de multiples échappées. Ne serait-ce qu’en singularisant les individus, quand tous les discours sur «Gaza» tendent à les engloutir sous un signe unique, de terroristes ou de victimes.

Voyage à Gaza
de Piero Usberti
Durée: 1h07
Sortie le 6 novembre 2024

«No Other Land» de Basel Adra, Yuval Abraham, Rachel Szor et Hamdan Ballal

Des ruines, des ruines, des ruines. Des habitations, des écoles réduites en tas de gravats. Pas de bombes ni de missiles ici, mais des bulldozers protégés par l’armée. Et la scène se répète, se répète, se répète.

Depuis des années, les Israéliens, soldats et colons armés, détruisent des villages palestiniens dans la région de Masafer Yatta, en Cisjordanie. Depuis des années, les habitants de ces villages, qui n’ont nulle part où aller et vivent des champs alentours, zone déclarée «zone de tir» par Israël, reconstruisent. Et voient leurs maisons à nouveau mises en miettes, les puits bouchés par des coulées de ciment, les canalisations coupées à la scie électrique. Sur ces terres, leurs terres, des lotissements de pavillons pour les colons prolifèrent.

Depuis des années, Basel Adra participe à la résistance non armée de la population et la documente, par des écrits et des images. Depuis cinq ans, comme son ami aussi réalisateur palestinien Hamdan Ballal, il travaille avec deux journalistes et cinéastes israéliens venus témoigner de la situation, Rachel Szor et Yuval Abraham. (…)

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