Nadine Huong, visage surgi d’une archive de 1945 qui devient le point de départ d’une grande enquête, et d’une très belle histoire.
Compositions inventives à partir d’archives inédites, le film de Magnus Gertten et celui d’Andres Veiel construisent des évocations riches de découvertes et de questions.
Elles ont l’une et les autres à un moment été dans un camp de concentration nazi. Mais pas du tout de la même façon. Ce sont trois femmes dont l’existence a été marquée de manière décisive par l’histoire du XXe siècle, et en particulier la Seconde Guerre mondiale et les processus sinistres qui y sont liés.
On hésite à écrire «trois femmes». Disons plutôt deux femmes et une femme, tant les parcours, les manières d’exister sont éloignées et, à bien des égards, antinomiques. L’une, Leni Riefenstahl, est très célèbre et à des titres divers attire l’attention depuis près d’un siècle. Les deux autres sont peu connues, même si leur vie est extrêmement remarquable, individuellement et ensemble.
Les deux films d’enquête documentaire composée à partir d’archives qui se trouvent sortir ce même mercredi 27 novembre sur les écrans français racontent énormément d’une histoire qui est aussi la nôtre, au présent. Tout ce qui se ressemble, comme tout ce qui distingue les choix de réalisation de ces deux films, participe d’une compréhension des ressources du cinéma au travail pour approcher des réalités, des événements, des êtres humains.
Au passage, on notera aussi combien il est instructif que ces histoires, ô combien européennes (allemande, scandinave, belge) et liées intimement à d’autres continents (l’Afrique pour l’un, l’Asie et l’Amérique du Sud pour l’autre), résonnent d’autant mieux qu’elles ne sont pas, pour l’essentiel, des histoires françaises.
«Nelly et Nadine» de Magnus Gertten
Les premières images, sidérantes, sont une archive d’il y a quatre-vingts ans. Filmées en un lent travelling latéral, des dizaines, des centaines de femmes exultent de bonheur. On ne sait pas d’abord pourquoi. Ce sont des survivantes de plusieurs camps de concentration allemands qui arrivent à Malmö en 1945, grâce à des convois de la Croix-Rouge suisse qui les a sorties de l’enfer.
En suédois, une voix off, celle du réalisateur Magnus Gertten, dit avoir consacré une grande partie de sa vie à découvrir qui elles sont. Il en nomme quelques-unes, esquisse leur parcours. S’arrête sur une photo, isolée au sein du groupe, d’une Asiatique d’une étrange beauté androgyne, en uniforme rayé de déportée. Grâce aux efficaces administrations suédoise et suisse, on sait son nom, comme celui de toutes celles qui ont débarqué ce 28 avril 1945. Elle se nomme Nadine Huong.
Le film raconte un peu de son extraordinaire existence, pour l’essentiel depuis des documents concernant une autre femme à l’existence tout aussi extraordinaire, Nelly Mousset-Vos. Cette cantatrice belge décédée en 1987 a laissé de très nombreux documents sur son passé, qui dormaient dans une malle chez sa petite fille Sylvie, aujourd’hui épouse d’un fermier du Nord de la France. À l’époque, la famille avait préféré faire le silence sur cette femme trop libre, et garder la malle fermée.
Un journal, des lettres enfin mises à jour racontent cette rencontre assez sidérante, le soir de Noël 1944 dans le camp de Ravensbrück. Là, au plus sombre de la terreur et du dénuement, commence une improbable et assez magnifique histoire d’amour entre Nelly et une autre prisonnière, Nadine Huong.
De leur passé respectif, de leurs engagements, de la place de la jeune femme chinoise née en Espagne au sein du salon littéraire du 20 rue Jacob à Paris, autour de l’écrivaine américaine Nathalie Barney, jusqu’à leur vie de couple à Caracas dans les années 1950 et 1960, Nelly et Nadine déploie peu à peu les multiples fils de vie.

Dans les archives longtemps restées cachées de Nelly Mousset-Vos, un portrait d’elle à l’époque de sa célébrité sur scène. | L’Atelier Distribution
Si le film s’appuie sur les journaux étonnamment précis et circonstanciés que Nadine a tenus au long de sa vie, sauf pour ce qui concernait les activités de Claire, son pseudonyme dans la résistance belge, il s’organise aussi à partir de multiples autres apports.
L’un d’eux tient à la mise en récit, dont on ne peut savoir dans quelle mesure il est joué, ou rejoué, de la découverte des archives par cette femme aujourd’hui grisonnante, Sylvie Bianchi, la petite fille de la chanteuse d’opéra –dont la propre histoire, sans être le sujet du film, est elle aussi singulière.
Complétée par d’autres documents écrits, sonores et visuels mis à jour, et mise en forme par le réalisateur, cette construction biographique, historique, romanesque, sentimentale, s’enrichit également de la richesse des usages domestiques de caméras 8mm, utilisées à de multiples reprises dans l’entourage de Nelly et Nadine, des années 1930 aux années 1970.

Sylvie, la petite fille de Nelly, écoute un enregistrement de sa grand-mère. | L’Atelier Distribution
Des entretiens, des photos, des sons, et ces bobines de films à usage privé permettent au film de Magnus Gertten de raconter, autour de ces deux femmes dont les prénoms font le titre de son film, tout un écheveau de parcours humains aussi passionnants qu’émouvants.
Il s’inscrit aussi dans cet ensemble très riche de réalisations récentes où les archives sur pellicule (et parfois en vidéo) enregistrées dans le cadre familial ou amical offrent des compréhensions inédites, des Années Super-8 de David et Annie Ernaux à Une famille de Christine Angot ou à Marx peut attendre de Marco Bellocchio, pour mentionner des exemples extrêmement différents par ailleurs.
En soi, ces usages ne sont pas nouveaux. Leur multiplication et les diversités des manières dont ces archives sont utilisées, au sein de projets portés par une écriture cinématographique, étendent et approfondissent les perceptions du passé, selon des articulations entre destins individuels et histoires collectives toujours plus complexes et significatifs.
«Leni Riefenstahl, la lumière et les ombres» d’Andres Veiel
Nelly Mousset-Vos a laissé derrière elle une caisse d’archives. Leni Riefenstahl en a laissé… 700. Le caractère délirant de cette accumulation fait partie de ce à quoi se confronte le film, qui revient sur celle qui fut actrice en vue du cinéma allemand des années 1920, la cinéaste attitrée des grands événements orchestrés par les nazis, une intime d’Adolf Hitler et de Joseph Goebbels, puis l’architecte obstinée d’une reconstruction de son propre personnage dans l’après-guerre, jusqu’à sa mort à 101 ans, en 2003.
En grande partie inédits, les documents –journaux, manuscrits, photos, films, enregistrements sonores– organisés par le réalisateur allemand Andres Veiel sont ainsi la matière de deux opérations simultanées. (…)