Dans le palais glacial de la princesse esseulée (Victoire Song, au centre), l’invention de moments partagés avec deux exclus (Zakaria Bouti, Mina Hajovic).
Le film de Virgil Vernier invente une rencontre de rêve(s) dans l’enfer réel du paradis des très riches. À leurs manières, opposées, «Le Conte des contes» et «Wicked» lui font écho.
l est venu de l’arrière-pays sombre, il est entré dans la lumière. Afine cherche du taf, comme tous les soirs. La lumière clinquante, saturée de guirlandes et de strass, c’est Monaco, c’est Noël, c’est chez les super riches. Dans la maison de marbre blanc et de verre arrogant, il y a Julia.
Préado laissée seule par ses parents, elle est avec Vesna, qui doit s’occuper d’elle. Vesna et Afine, la jeune femme blonde et le garçon brun, ont en commun de vivre des minuscules miettes du gâteau obscènement riche et fier de l’être.
Ce qu’ils font? Petits jobs, escort-boy ou girl, appelez ça prostitution si ça vous rassure, un peu de rapine sûrement. Sur la mer se construit une extension de la grande ville rutilante, les mégamachines n’arrêtent jamais, comme des dragons. Une ville artificielle pour encore plus de luxe, mangée sur la mer.
Au loin il y a une île, c’est Julia qui l’a dit, qui l’a vue. Même qu’on peut y aller, en hélicoptère. Elle raconte sa vie, qui est faite de beaucoup de ce dont rêve Afine. Vesna est plus raisonnable, ce qui ne l’empêche pas de rêver aussi. Elle raconte des ailleurs possibles, des lendemains possibles. Et qui font peur.
C’est un conte dans la ville saturée de signes extérieurs de richesse, un conte qui prend au sérieux la réalité des matériaux, des espaces, des rapports sociaux, et qui déjoue tous les clichés fictionnels qui seraient supposés en résulter. Dans la cité scintillent les horloges qui affichent des heures comme un compte à rebours fatal, qui ne sera pas seulement celui du minuit de la Saint-Sylvestre.
C’est un conte et c’est la confluence, fragile, éphémère, de plusieurs contes. Celui dont est porteur chaque personnage, et qu’il partage avec ses compagnons d’un temps suspendu, qu’on appelle la trêve des confiseurs. Mais aussi le conte cruel qu’énonce la ville elle-même, son architecture, ses éclairages, ses chantiers, ses souterrains.
Et bien sûr, c’est le conte que compose Virgil Vernier, avec une attention douce aux corps et aux visages, un sens des lumières et des rythmes. Et avec cette musique, dont il dit si bien qu’elle semble un requiem de Noël diffusée dans un centre commercial vide, et qui se réverbère à l’infini, comme dans une église.

Indiscernable dans le royaume de la marchandise tape-à-l’œil, trois qui ne se connaissent pas se réchauffent d’imaginaire. | UFO
Campant depuis plus de vingt ans aux marges du cinéma français, Vernier est l’auteur d’une œuvre conséquente (dix-neuf films de durées variables) presque tous élaborés en relation avec un lieu, comme l’était il y a dix ans le mémorable Mercuriales tourné dans les deux tours de ce nom, près du périphérique parisien.
Avec ce film de ni une ni mille nuits, où un triste Rastignac arabe d’aujourd’hui se retrouve enfermé dans la caverne d’Ali Baba avec une thérapeute serbe aux côtés d’une princesse visionnaire et joueuse, le cinéaste accompagne en douceur des situations coupantes, hideuses, terrifiantes.
C’est le monde dans sa laideur rutilante de violence mercantile et de solitude, mais réenchanté au côté de trois êtres regardés, écoutés, laissés au moins un moment à la possibilité d’une tendresse. Finalement, Cent mille milliards est bien un conte de Noël, et qui en revendique l’utopie et la chaleur.
Sortie le 4 décembre 2024
Aussi au cinéma cette semaine, «Le Conte des contes» et «Wicked»
La distribution ne cesse de faire se rencontrer des films que tout sépare et qui pourtant, d’une façon ou d’une autre, se font écho. Ainsi, le même mercredi 4 décembre, la période y incite, arrivent sur les écrans français d’autres contes de cinéma.
Évidente est l’inégalité vertigineuse entre eux, le coût de production de cinq secondes du blockbuster Wicked aurait permis de produire le film de Vernier et tous ceux de Youri Norstein. On ne veut ni l’oublier, ni en faire motif de les passer, les uns ou l’autre, sous silence.
C’est un chef-d’œuvre qui ressort en salles, en copies magnifiquement restaurées (et simultanément en DVD), sous l’intitulé Le Conte des contes. Un de ces sommets singuliers comme le cinéma n’en connaît pas tant, et l’animation bien moins encore.

Le Hérisson dans la brume. | Malavida
Il se compose de quatre courts-métrages des années 1970, La Bataille de Kerjenets, Le Héron et la Cigogne, Le Conte des contes et Le Hérisson dans la brume, soit l’essentiel de ce que cet artiste étonnant, le plus souvent en collaboration avec Francheska Yarbusova, a réalisé en plus de cinquante ans. Une œuvre dont l’ensemble dure moins de deux heures. (…)