«Les Éternels», super-héros stylés mais myopes

Une team diversifiée pour protéger l’humanité: Kingo, Makkari, Gilgamesh, Thena, Ikaris, Ajak, Sersi, Sprite, Phastos, Druig. | The Walt Disney Company

Confié à Chloé Zhao, réalisatrice venue du cinéma indépendant, le nouveau blockbuster Marvel témoigne d’une certaine ambition narrative et visuelle, à défaut d’un propos véritablement neuf.

Une certaine curiosité accompagne forcément la sortie du nouveau produit Marvel, du fait de sa réalisatrice. Chloé Zhao a en effet parcouru un chemin aussi rapide que remarquable, des marges du cinéma ultra-indépendant au cœur de l’industrie hollywoodienne.

Jeune chinoise expatriée aux États-Unis, un temps installée dans une réserve sioux, elle y a tourné ses deux premiers longs métrages, les excellents Les chansons que mes frères m’ont apprises et The Rider. Situés au carrefour d’une recherche d’écriture associant documentaire et fiction et d’une attention sensible aux exclus, ces films ont été à juste titre remarqués dans les milieux du cinéma art et essai le plus exigeant.

Elle s’est ensuite imposée avec aisance dans le cadre d’un cinéma d’auteur pouvant jouir d’une plus ample visibilité, grâce notamment à son alliance avec une actrice de renom, Frances McDormand. Ce mouvement, considérablement amplifié par une pluie de récompenses (Lion d’or au Festival de Venise, Golden Globes et Oscars), a fait de Nomadland l’un des principaux événements cinématographiques de l’immédiat avant-Covid.https://www.youtube-nocookie.com/embed/Fn8-LOuP9Zk

Au moment où Chloé Zhao recevait ces consécrations méritées, elle avait déjà réalisé Les Éternels, ce qui signifie que l’industrie, dont on a toujours tort de sous-estimer la clairvoyance, l’avait repérée avant. Et qu’elle avait décidé de lui confier le méga-budget d’un blockbuster destiné si possible à lancer une nouvelle franchise. Soit des investissements considérables pour des objectifs commerciaux encore plus gigantesques.

Deux questions pour deux missions

Qu’allait pouvoir faire une telle réalisatrice dans un tel contexte? Voilà une question plus intéressante, et plus ouverte, que de savoir si la énième teamde super-héros bodybuildés allait sauver le monde des manœuvres d’un hypervilain. Les réponses de Chloé Zhao à la mission qui lui a été confiée se situent sur plusieurs plans.

La marque la plus apparente de la singularité de la réalisatrice est de trouver, dans les limites du genre, une certaine élégance aux choix visuels qui définissent le graphisme du film. Le recours à de fines lignes dorées qui redessinent et réorganisent les espaces et les corps, et l’usage de couleurs légèrement désaturées et associées de façon complexe, participent d’un design moins grossier que ce dont on a l’habitude en pareil milieu.

Au fil des situations, une série de jolies trouvailles conforteront cet aspect du film, qui a clairement fait l’objet d’une exigence inhabituelle.

Des choix visuels inhabituellement sophistiqués. | The Walt Disney Company

La caractérisation des membres du groupe des Éternels envoyés par une divinité toute-puissante supposément pour protéger les humains d’une horde de monstres extraterrestres marque aussi une certaine originalité quant à l’identité des différents protagonistes.

Si Hollywood se sent désormais obligé à un affichage multigenre et multiracial politiquement correct, affichage qui n’est d’ailleurs pas non plus étranger au choix de Chloé Zhao elle-même par les producteurs, le film va plus loin qu’aucun blockbuster de super-héros dans cette direction.

Un casting qui insiste sur la diversité

Respectant la parité (grâce à la féminisation de deux membres de la troupe, Ajak et Makkari, personnages masculins dans la BD éponyme de Jack Kirby), et dirigé par une femme, Sersi (jouée par Gemma Chan, britannique d’origine chinoise), le groupe des dix super-héros comprend ainsi une personne noire et gay (Brian Tyree Henry, dont le personnage vit en couple avec un Arabe), une jeune femme sourde muette (Lauren Ridloff), un Indien d’Inde (Kumail Nanjani), un Asiatique d’Extrême-Orient (Don Lee), un personnage qui pourrait être latino ou amérindien (Barry Keoghan), une autre qui parle avec un accent espagnol (Salma Hayek)…

Même le seul mâle blanc de la bande (Richard Madden) est doté d’un fort accent écossais, ce qui ne manque pas d’un certain humour pour un être supposé venir de la planète Olympia –la définition des personnages brode surtout sur le panthéon gréco-romain et homérique, même s’il emprunte aussi à d’autres mythes, de Peter Pan au star-system de Bollywood. (…)

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L’étrange éventail des sorties cinéma du 6 octobre

Carole Roussopoulos dans Delphine et Carole, insoumuses et Daniel Craig dans Mourir peut attendre. | Alba Films et Universal Pictures International France

«Mourir peut attendre», «Tralala», «Mon Légionnaire», «Le Kiosque», «Delphine et Carole, insoumuses»: le dernier James Bond, une comédie musicale farfelue, un drame guerrier, un documentaire intimiste sur la crise de la presse et les luttes féministes des années 1970.

Personne ne voudrait que tous les films sortent dans le même nombre de salles. Personne ne croit que tous les films sont en mesure d’attirer autant de spectateurs. Il y a pourtant des effets de disproportion qui apparaissent à la fois comme des excès et comme des injustices.

Ces excès et ces injustices sont démultipliés par la complaisance, qui atteint des degrés inédits, de la totalité des médias envers les machineries les plus lourdes, sans aucun égard pour la qualité des films.

Tous unis derrière une frénésie myope, exploitants et journalistes ont fait du nouveau James Bond, peut-être le plus mauvais de toute une série qui compte pourtant de sérieux ratés aux côtés de véritables réussites du genre, l’alpha et l’oméga de la vie du cinéma actuel.

Ce n’est pas seulement regrettable, c’est idiot: un film aussi tarte que Mourir peut attendre ne sauvera en rien ni le cinéma ni les salles de cinéma, quand bien même il passerait la barre des 4 millions de spectateurs.

Le cinéma, et les salles de cinéma qui en sont une composante décisive, vitale, a besoin de propositions multiples et de la mise en cohérence des façons de les proposer au public –propositions qui peuvent bien sûr inclure des superproductions hollywoodiennes, le récent exemple du très réussi Dune étant là pour le rappeler.

S’il convient donc cette semaine de parler aussi du nouveau 007, puisqu’il fait partie de l’actualité, on se plaira à commencer à l’autre extrémité d’un éventail extrêmement divers au sein des sorties du 6 octobre, mais d’une diversité trompeuse, masquant la brutalité des disparités entre puissants et misérables.

«Delphine et Carole, insoumuses» de Callisto McNulty, au présent de la joie des luttes

Joyeuses et courageuses, ce sont deux héroïnes un peu mythiques et tout à fait réelles qui surgissent au fil de cette évocation entièrement composée d’archives, images et son.

Elles incarnent, au sens le plus élevé de ce mot, deux aventures décisives de ces cinquante dernières années, aventures qui se seront croisées et renforcées selon une alchimie où on aime à voir un bel effet de sorcellerie.

Si elles n’ont assurément pas inventé le féminisme, y compris en France, Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos ont contribué de manière décisive à lui donner des voix, des visages, des corps, des formes de présence actives à partir du début des années 1970.

Et elles se seront trouvées, exactement au même moment, à une place stratégique pour l’avènement de nouvelles manières de faire des images et de la politique, manières qui modéliseront toute l’époque jusqu’à aujourd’hui.

Carole Roussopoulos fut en effet, en 1969, la première en France à utiliser une caméra vidéo légère (ou la seconde, après Jean-Luc Godard). Et la première tout court à en comprendre les potentialités.

Aussitôt rejointe par la comédienne de Muriel et de Baisers volés (et bientôt de Peau d’âne et de Jeanne Dielman) et alors grande dame de la scène théâtrale, elle en perçoit les ressources, qui pour l’essentiel deviendront celles qui se trouvent aujourd’hui dans tous les téléphones portables, et qui modélisent les réseaux sociaux.

Les joyeuses sœurs d’armes de la vidéo légère et du féminisme offensif. | Alba Films

Ces petites machines autonomes et d’un prix abordable ont été les premières à offrir les possibilités de tournages légers, les possibilités de donner la parole à ceux qui ne disposent pas de moyens de production et de diffusion, les possibilités d’écouter ceux qu’on n’entend pas selon l’organisation classique de la société pyramidale –et masculine.

Le film de montage réalisé par Callisto McNulty, petite fille de Carole Roussopoulos est, d’abord, un rappel plein de vie de l’énergie qui parcourut le mouvement féministe des années 1970.

Composé pour l’essentiel à partir des archives conservées par le Centre Simone de Beauvoir créé en 1982 par les deux complices (et Ioana Wieder) et par un long entretien filmé de sa grand-mère enregistré par l’universitaire Hélène Fleckinger, Delphine et Carole est pourtant bien plus qu’une archive pétillante d’inventivité sur une époque révolue.

Le voir à présent mesure les chemins parcourus, les impasses rencontrées, la réapparition sous des formes plus ou moins différentes des ennemis d’alors. Le film permet du même élan de percevoir combien lesdites nouvelles technologies ont été remises au service de ceux qu’elles étaient supposées remettre en cause.

Face à tous ces enjeux historiques et contemporains, l’aspect ludique à la fois combatif et enchanté de la composition réussie par Callisto McNulty devient l’affirmation tout aussi politique de la joie à inventer de nouvelles méthodes et recourir à de nouveaux outils pour combattre des oppressions immémoriales et actuelles.

«Le Kiosque» d’Alexandra Pinelli, l’édicule et le monde

Un tantinet différent des conditions d’existence du nouveau James Bond, ce film réalisé quasiment seule par une jeune femme débutant derrière la caméra, c’est aussi du cinéma –peut-être même un peu plus.

Fille, petite-fille et arrière-petite-fille de kiosquière, Alexandra Pinelli donne un coup de main à sa maman pour tenir l’édicule familial, place Victor-Hugo à Paris. Mais elle le fait équipée d’une caméra et d’un micro.

La caméra est souvent une GoPro fixée sur son front, qui montre donc exactement ce qu’elle voit, du fond de la baraque saturée de magazines, journaux, cartes postales et diverses bricoles en vente dans ce genre de lieux.

Le Kiosque est à la fois un récit à la première personne, une petite chronique attentive et affectueuse d’un fragment de ville, et une manière de documenter de manière très concrète un phénomène contemporain, la mutation des supports matériels vers les supports virtuels, et certains de ses effets.

Avec une naïveté revendiquée, rehaussée de croquis sur le vif et de maquettes en carton, mais aussi un regard attentif et chaleureux sur ceux qui viennent, une seule fois ou tous les jours, acheter ou ne pas acheter au kiosque, la réalisatrice compose une fable amusée et émue d’un moment du contemporain.

Du fond du kiosque, un miroir tendu à l’époque. | Les Alchimistes

Un évident sens du cadre, beaucoup d’humour et de curiosité pour le monde font du film d’Alexandra Pinelli un moment étonnamment hospitalier pour ses spectateurs, d’une générosité d’accueil inversement proportionnelle à la modicité des moyens comme à l’exiguïté du lieu d’où (presque) tout est tourné.

«Tralala» de Jean-Marie et Arnaud Larrieu, un peu trop eux-mêmes

Une étrange malédiction pèse sur le cinéma des frères Larrieu depuis le premier long-métrage qui leur a valu une certaine reconnaissance, Un homme, un vrai en 2003. Tous leurs films s’élancent avec une énergie inventive, enchantent par la singularité de ton et de la proposition de récit. Et puis, peu à peu –et plus ou moins selon les cas– le tonus se perd, le scénario piétine ou se complique inutilement.

Les plus réussis, Les Derniers Jours du monde exemplairement, ou donc désormais Tralala, parviennent en fin de parcours à trouver un nouveau souffle, souvent dans une tonalité assez différente de celle du début. On songe alors que la forme plus brève du film qui a joué un rôle décisif dans leur découverte, le moyen-métrage La Brèche de Roland, est peut-être celle qui leur convient le mieux.

Les frères pyrénéens retrouvent ici l’acteur qui les accompagne pratiquement depuis leurs débuts, Mathieu Amalric, et c’est –d’abord– que du bonheur. La rencontre loufoque avec ce musicien de rue joyeusement clochardisé surnommé Tralala, puis l’irruption impromptue d’une adolescente mi-ange mi-femme fatale, et la manière dont notre troubadour mal attifé se retrouve in petto à Lourdes est un joyeux enchaînement de délicatesse, de tendresse et de burlesque.

À Lourdes, les Larrieu sont chez eux, et cela leur évite à peu près tous les clichés sur la ville de Bernadette Soubirous. À Lourdes, Tralala rencontre toute une collection de personnages, féminins surtout, parfaitement réjouissants, entre lesquels le barde hirsute mène comme il peut sa barque sur des torrents de quiproquos et de faux-semblants. (…)

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Imaginer le cinéma sans Hollywood

Crépuscule pour Hollywood. | Apu Gomes / AFP

L’absence de blockbusters dans les salles pour cause de pandémie ouvre la possibilité d’envisager pour le cinéma des avenirs autres que l’écrasante domination économique et esthétique promue par l’industrie lourde, et consommée sans modération.

Après Mulan, parti directement sur la plateforme VOD de Disney, la déprogrammation du nouveau James Bond, ironiquement titré Mourir peut attendre, est le deuxième coup de tonnerre le plus audible –avec en écho sinistre le report de Dune et le basculement directement sur VOD de la très attendue production Pixar pour Disney Soul. En fait, la liste est encore plus longue [1]. Et les cris d’horreur de retentir de toutes parts: le cinéma se meurt, le cinéma est mort!

Ces titres s’ajoutent à la liste de blockbusters hollywoodiens attendus pour le printemps, pour l’été, pour la rentrée 2020, et qui ne sortiront au mieux qu’en 2021. L’une des plus grandes chaînes de multiplexes aux États-Unis et en Grande-Bretagne, Cineworld, a dès lors décidé de fermer complètement ses salles (536 aux États-Unis, 127 au Royaume-Uni, 45.000 salarié·es au total, une paille).

Partout dans le monde, les exploitants enregistrent des chutes abyssales de la fréquentation, entre 60 et 80% sur les neuf premiers mois de l’année. Et c’est aussi le cas en France, même si l’existence de dispositifs d’aides largement abondés par l’État, et dans certains cas par les collectivités territoriales, atténue la dureté de la chute.

En France, pays qui revendique sa diversité culturelle –en tout cas dans le cinéma–, les salles art et essai souffrent aussi, et sont plus fragiles (sans compter les salles municipales, oubliées des subsides publics), mais la perte y est moindre que pour les grands circuits, qui perdent en outre sur des à-côtés d’ordinaire très lucratifs, la confiserie et la publicité.

L’annonce du couvre-feu va encore aggraver l’état actuel des choses. Cette nouvelle configuration ne fait que renforcer les positions existantes face à la situation instaurée depuis le printemps dernier. Et rendre plus nécessaire d’envisager de réfléchir autrement.

Trois attitudes possibles

Face à cette situation, il existe en effet trois attitudes possibles. La première consiste à en tirer la conclusion d’un déclin inexorable du cinéma, au profit d’autres formes de loisirs, d’autres accès à d’autres récits et à d’autres images.

C’est la réponse paresseuse ou intéressée de nombreux commentateurs et commentatrices, qui s’empressent d’ajouter cette nouvelle version à l’interminable chronique des morts annoncées du cinéma, qui ne se sont jamais vérifiées.

Comme l’avait bien vu André Bazin, le cinéma répond à un besoin et à un désir humain, que ne comblent pas les autres formes de narration et de d’expériences audiovisuelles (qui peuvent avoir bien des qualités par ailleurs). Et dans des circonstances économiques, sociales, technologiques qui n’ont cessé d’évoluer, il n’a cessé de se réinventer, il y a de bonnes raisons de croire qu’il continuera à le faire.

La deuxième attitude consiste à tenir bon en espérant un retour aussi rapide que possible et aussi peu meurtrier que possible au statu quo ante. C’est-à-dire un cinéma défini depuis une trentaine d’années par la traduction dans ce domaine du processus général connu sous le nom de «mondialisation», et qui s’appelle Hollywood.

De quoi Hollywood est-il le nom?

Hollywood n’est pas, n’est plus principalement, le nom de ce quartier de Los Angeles désignant les productions des Majors basées en Californie. Hollywood est le nom d’un dispositif économique et idéologique globalisé, où les États-Unis continuent de peser d’un poids considérable, mais pas hégémonique.

La question se pose aujourd’hui, au regard de la situation sanitaire, politique et économique, d’une modification du poids spécifique de cette forme industrielle et commerciale dans le cinéma de demain.

L’organisation du cinéma pratiquement partout dans le monde (sauf en Corée du Nord) repose sur un ensemble de facteurs économiques et comportementaux mais aussi mythologiques, imaginaires, esthétiques, définis par Hollywood.

Et même le pays qui a le mieux organisé les possibilités d’existence d’autres manière de faire des films, la France, est profondément déstabilisé lorsque viennent à manquer les recettes des blockbusters. Recettes qui, au passage, alimentent aussi le compte de soutien du CNC, lequel contribue à la production et à la diffusion des films français et européens.

«Impur» au sens où il a constitutivement lien avec la technique, le commerce, l’art, la pensée (dans des proportions différentes selon les films), le cinéma fonctionne depuis 120 ans comme un continuum auquel contribuent, là aussi de manières inégales mais toutes nécessaires, la prospérité des grandes sociétés et l’originalité des artisan·es singulièr·es, et plus généralement la multiplicité conflictuelle d’acteurs et d’actrices très différentes.

C’est à l’intérieur de ce continuum que s’est imposé depuis la dernière décennie du XXe siècle une standardisation quasi-monopolistique des modèles (économiques, commerciaux, narratifs, visuels), qui est ce que désigne désormais le mot «Hollywood».

Les États-Unis en sont le principal lieu de fabrication, mais loin d’être le seul, tandis que la financiarisation du secteur ne connaît guère de frontière –exemplairement, si Spielberg peut aujourd’hui filmer, c’est en grande partie grâce aux géants indien Reliance et chinois Alibaba. (…)

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«Tenet», spectaculaire explosion du récit spectaculaire

Du bon usage d’un Boeing comme véhicule-bélier pour paraître remplir le contrat du hold-up sur le box-office mondial.

Le nouveau Christopher Nolan poussait très loin le sabotage de l’intérieur de la mécanique du blockbuster. Ironiquement, la pandémie lui a donné un rôle comparable à celui de son héros.

On se souvient de la séquence saisissante dans Inception où une rue de Paris se repliait sur elle-même. Avec Tenet, Christopher Nolan fait avec le temps ce qu’il faisait alors avec l’espace.

Si ce n’est assurément pas la première fois que le réalisateur de Memento et d’Interstellar met en jeu le cours naturel du temps, les paradoxes temporels sont ici mobilisés d’une manière à la fois plus systématique et plus complexe –et surtout selon une logique, si on peut dire, tout à fait singulière.

À la différence des circulations dans les espaces gigognes d’Inception, qui faisaient l’objet d’explications méticuleuses et vraiment logiques, la manière dont le temps va se mettre à s’écouler simultanément dans deux sens à la fois, et les effets (visuels, psychologiques, narratifs voire métaphysiques) que cela entraîne, font cette fois l’objet d’explications parfaitement et délibérément absconses.

Un gigantesque tour de prestidigitation

Alors qu’on accompagne l’agent secret joué par John David Washington dans son combat contre un richissime mafieux russe décidé à détruire la planète, alors qu’à ses côtés se matérialisent des alliés dont le scénario ne se donne jamais la peine de justifier la présence ni de garantir la loyauté, se déploie une farandole de bagarres impressionnantes, de jeux de conflits et de séduction, de références à la géopolitique, de cascades improbables entre Bombay, Londres, Oslo, les côtes italiennes et vietnamiennes, et la Sibérie.

La virtuosité de leur enchaînement, qui tient lieu de légitimation à leur présence, n’est nullement une ruse de réalisateur esbroufeur. Elle est le cœur du long-métrage, dont le véritable cousin dans la filmographie de Nolan est Le Prestige, ce grand film sur les effets de croyance et le désir de magie du public –tout le monde, et pas seulement en tant que spectateurs et spectatrices de cinéma– comme ressource de pouvoir.

Le protagoniste (John David Washington) d’une histoire dont il n’est jamais assuré d’être le héros. | Capture d’écran de la bande-annonce

«Tenet» signifie «principe» ou «précepte» en anglais, et c’est bien de cela dont il s’agit: de ce que l’on appelle d’habitude, à tort, un «concept»; une idée abstraite qui décide d’une organisation formelle.

Mais le choix du titre est d’abord lié au fait qu’il s’agit d’un palindrome, approprié à ce récit qui se raconte d’avant en arrière tout autant que du début à la fin. Comme il est dit dans le film (où tout est énoncé, ce qui n’arrange rien), «si tu penses de manière linéaire, tu es fichu».

Si les justifications des péripéties sont incompréhensibles, ce n’est nullement une maladresse de scénario: c’est le sujet même de Tenet. C’est-à-dire une méditation –trépidante et pétaradante, mais méditation tout de même– sur ce qui fait tenir ensemble une histoire si on lui enlève son socle le plus commun, le déroulement du temps.

Mille films ont joué avec le fil du temps, en proposant de multiples modes de circulation, des fragments pas dans l’ordre, des répétitions compulsives avec ou sans variations, des accélérations trépidantes ou des étirements vertigineux (ce que commentait, non sans humour, le dispositif d’Inception). Aucun n’avait auparavant expérimenté de dynamiter le temps, à l’exception éventuellement de ce que l’on nomme justement des «films expérimentaux», voués à une extrême confidentialité et revendiquant ouvertement la rupture avec tous les codes dramatiques.

Nolan, lui, fait mine de jouer le jeu de la fiction, et même de la fiction à grand spectacle. L’enjeu de Tenet devient dès lors la question: que reste-t-il du spectacle sans la fiction? Où peut encore agir la magie?

Aux côtés du protagoniste, un partenaire au statut pour le moins incertain (Robert Pattinson). | Warner Bros.

Dans l’immense, et au fond assez rieur, tour de prestidigitation géant auquel se livre le réalisateur figurent bien sûr les apparences de la fiction telle que connue et repérée.

En particulier les bons vieux paradoxes temporels de science-fiction, dans lesquelles Nolan fourre une belle critique de notre époque pourrie, celle qui est en train de finir de bousiller la planète et de saloper irrémédiablement l’existence de notre descendance.

Ce qui justifie dès lors que celle-ci conçoive le projet de nous anéantir –soit une intéressante symétrie avec le schéma matriciel de La Jetée de Chris Marker, sans doute le film avec lequel la symétrie est la plus légitime. (…)

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Pourquoi «Lucy» est le premier bon film de Luc Besson depuis «Jeanne d’Arc»

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Lucy de Luc Besson, avec Scarlett Johansson, Morgan Freeman, Min-sik Choi. Durée: 1h29. Sortie le 6 août.

Lucy est le premier bon film de Luc Besson depuis 15 ans –depuis Jeanne d’Arc, en 1999.

Pour mieux se faire comprendre, il faudrait l’écrire différemment: Lucy est le premier bon-film-de-Luc-Besson depuis 15 ans. En effet on ne se soucie pas ici d’évaluer si Lucy est un «bon film» en général, pour autant qu’on sache ce que c’est, mais de souligner que c’est un «bon-film-de-LB».

Qu’est-ce qu’un «BFdLB»? Un film énergique, spectaculaire et finalement touchant qui raconte toujours la même histoire: la construction d’une héroïne. Soit le sujet commun des autres BFdLB, Nikita, Léon, Le Cinquième Elément et Jeanne d’Arc.

Depuis, surtout absorbé par son immense projet industriel dont les principaux accomplissements sont sa société Europacorp et la Cité du cinéma en banlieue de Paris, les incursions dans la réalisation ont parfois essayé de broder sur le même thème, avec les très ratés Adèle Blanc-sec et The Lady, et parfois esquissé des pas de côté, le très oubliable Angel-A et le complètement nul Malavita –sans oublier ces profitables et totalement inintéressantes digressions que furent les deux Arthur animés.

Cette fois, le réalisateur Luc Besson est bel et bien de retour, avec un film qu’il a écrit et qui relève de ce que, comme auteur, il fait de mieux: inventer un chemin qui donne naissance à une figure féminine exceptionnelle.

Lucy est même la figure la plus ambitieuse qu’il ait conçu sur ce schéma. Bien servi par le charme graphique, ou mieux, design, en tout cas pas du tout érotique, de Scarlett Johansson telle qu’il la filme, il engendre une créature qui va acquérir en elle-même plus de super-pouvoirs que tous les Gardiens de la Galaxie réunis: une jeune femme qui n’aurait pour elle que le plein usage de ses moyens –des moyens dont tout un chacun dispose, mais est d’ordinaire incapable de les utiliser.

Sous le couvert de son utopie scientifique (l’hypothèse d’une personne pouvant mobiliser 100% de ses capacités cérébrales), le mécanisme est un bel éloge au développement du potentiel dont tout être humain est détenteur.

Il y a, pour Lucy comme pour Nikita, pour la Mathilda de Léon, pour Leeloo dans Le Cinquième Elément et pour sa Jeanne d’Arc, quelque chose de très généreux dans la manière lui faire conquérir progressivement les degrés d’une capacité d’action exceptionnelle –celle de Lucy allant bien plus loin qu’aucune autre auparavant.

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Hollywood peut-il se désintoxiquer du blockbuster?

Certaines très grosses productions boivent la tasse, des «petits» films cartonnent, Steven Spielberg et George Lucas prédisent la fin des blockbusters et la fin du cinéma tel qu’on le connaît. Les majors ont des raisons de s’inquiéter. Mais les indépendants encore plus.

 

C’est l’été des (apparentes) remises en question à Hollywood. Ou plutôt, plusieurs interrogations se mêlent, suscitant à la fois un sentiment généralisé d’inquiétude et pas mal de confusion. A l’origine de ce remue-ménage, un nombre inhabituel de très grosses productions qui connaissent un échec cinglant au box-office, tandis que quelques films aux budgets modestes tirent leur épingle du jeu.

After Earth de M. Night Shyamalan avec Will et Jaden Smith et Pacific Rim de Guillermo Del Toro, déjà sortis en France, White House Down de Roland Emmerich avec Channing Tatum et Jamie Foxx, Lone Ranger de Gore Verbinski avec Johnny Depp (le duo gagnant des Pirates des Caraïbes), RIPD avec Jeff Bridges et Ryan Reynolds, tous productions à plus de 150 millions de dollars, se ramassent au box-office. Dans le genre mégaspectacle à effets spéciaux et explosions tous azimuts, seul le miraculé World War Z (à qui tous les analystes avaient prédit un sort encore pire) est un succès.

Deux événements sans rapport direct viennent alimenter commentaires inquiets et appels à un autre schéma.

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