À voir au cinéma: «La Chute du ciel», «Presence», «La Mer au loin»

En tête marche le chaman Davi Kopenawa, qui est aussi le narrateur et en partie l’auteur de La Chute du ciel.

Le documentaire d’Eryk Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha, la série B d’horreur de Steven Soderbergh et l’invention sensuelle qui porte le film de Saïd Hamich Benlarbi sont autant de mises en mouvement des codes établis du cinéma.

«La Chute du ciel» d’Eryk Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha

Ils s’approchent. Au début, on les distingue à peine. C’est un grand groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, qui marchent vers nous. Plus ils avancent, et plus tout en étant toujours ce groupe, ils deviennent aussi des individus, chacune et chacun singulier.

Ce sont celles et ceux que, durant des siècles, on a appelé des Indiens. Des membres d’un peuple autochtone du continent américain. Eux sont des Yanomami, vaste constellation de communautés vivant depuis toujours dans la forêt amazonienne, dans une zone entre le nord du Brésil et une partie du Venezuela.

Certains ont des t-shirts floqués d’une marque de luxe ou d’un club de foot, la plupart portent des shorts ou des bermudas, des sneakers ou des tongs. Quelques-uns sont quasi nus. Certains portent aussi des arcs et des longues flèches, celui qui marche en tête a un fusil.

Ce dernier, dont le visage finira par occuper tout l’écran et qui adresse un regard à la caméra, s’appelle Davi Kopenawa. Il est le chaman très respecté de cette communauté de Yanomamis.

Devenu aussi un leader politique important, une des principales figures de la lutte des peuples amazoniens pour leur survie, et celle de l’environnement sans lequel ils n’existeraient pas, il est intervenu à Brasilia, à l’ONU et dans de nombreuses arènes internationales. Il parle avec Lula comme avec les chefs d’État européens ou des grands hommes des autres communautés yanomami.

Il a aussi parlé, longuement, avec un ethnologue français, Bruce Albert. Il lui a raconté comment les Yanomamis comprennent le monde, il lui a raconté son propre parcours, il lui a raconté les menaces mortelles que les Blancs, prospecteurs illégaux, militaires, gros éleveurs font peser sur les siens. Et sur nous tous.

Des récits de Davi Kopenawa, récits travaillés ensuite avec le chercheur français qui vit avec les Yanomamis depuis la fin des années 1970, est né un des livres majeurs de l’anthropologie contemporaine. La Chute du ciel est paru en 2010 dans la collection Terre Humaine, celle qui a publié Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss et Les Derniers Rois de Thulé du directeur de la collection, Jean Malaurie.

Davi Kopenawa, prêt pour la cérémonie traditionnelle mais à l'écoute des dangers contemporains. | La 25e heure

Davi Kopenawa, prêt pour la cérémonie traditionnelle mais à l’écoute des dangers contemporains. | La 25e heure

Le film La Chute du ciel, n’est pas l’adaptation (impossible) du livre, mais plutôt sa suite avec d’autres moyens, ceux du cinéma. Il est cosigné par Eryk Rocha, fils de la principale figure du cinéma moderne brésilien Glauber Rocha et lui-même réalisateur confirmé dont on avait découvert il y a neuf ans le beau Cinema Novo, et par la chercheuse et dramaturge Gabriela Carneiro da Cunha.

Comme le livre, le long-métrage est entièrement conçu avec et aux côtés de Davi Kopenawa. Tourné pendant les cérémonies qui accompagnent la mort d’un autre chaman, celui qui avait initié Kopenawa, ce film fascinant est entièrement façonné par la quête des cinéastes. Il s’agit de trouver les formes de réalisation qui accompagnent la cosmogonie de ceux qu’ils filment, les manières de percevoir, de penser et de s’exprimer de celui qui les guide.

Grâce à eux trois, La Chute du ciel, découvert au dernier Festival de Cannes à la Quinzaine des cinéastes, est une impressionnante immersion dans des manières d’habiter la Terre, des modes de relations entre les humains, avec les autres éléments naturels et avec des formes de spiritualité où le visible et l’invisible vivent et vibrent en continuité.

Mais si les images sont uniquement consacrées aux Yanomamis et à leur environnement tel qu’ils le perçoivent, les menaces externes sont bien là: chercheurs d’or pollueurs et transmetteurs de maladies et autres destructeurs de la forêt-monde sont tout autour, et sur la bande-son.

Témoignage et cri d’alerte à propos d’un monde menacé, c’est du même élan un moment important de l’invention de nouvelles possibilités du cinéma de représenter et de raconter, invention dont les enjeux se déploient bien au-delà de leur «sujet», pour interroger les codes dominants de l’image, du son, du montage, et en explorer des alternatives.

La Chute du ciel
d’Eryk Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha
Durée: 1h50
Sortie le 5 février 2025

«Presence» de Steven Soderbergh

L’âge d’or d’Hollywood a reposé entre autres sur l’existence, alors codifiée, des séries B. Productions bon marché sans grande vedette assurant une offre pléthorique sur les écrans, celles-ci étaient à la fois des lieux d’expérimentation, des manières d’entretenir la machine et l’ensemble de ceux, hors célébrités, qui la faisaient fonctionner, et de multiplier les variations, narratives et formelles, sur des schémas éprouvés.

Steven Soderbergh, cinéaste cinéphile et grand explorateur des modalités originales de mobilisations des moyens du cinéma, en ressuscite les vertus dans les marges de la grande industrie actuelle, mais également dans les marges des cases stabilisées du «cinéma d’auteur indépendant» dont il a été une des figures de proue à l’époque de Sexe, mensonge et vidéo, et de ses suites au début des années 1990, avant de s’en évader de multiples manières.

Une spécialiste du surnaturel (Julia Fox, à droite) tente d'aider les quatre nouveaux habitants de la maison, la fille, le père, le fils et la mère (Callina Liang, Chris Sullivan, Eddy Maday, Lucy Liu). À moins qu'il n'y en ait un ou une cinquième… | Dulac Distribution

Une spécialiste du surnaturel (Julia Fox, à droite) tente d’aider les quatre nouveaux habitants de la maison, la fille, le père, le fils et la mère (Callina Liang, Chris Sullivan, Eddy Maday, Lucy Liu). À moins qu’il n’y en ait un ou une cinquième… | Dulac Distribution

Presence, dont le titre vaut aussi pour le réalisateur («Je suis toujours là», affirme son 33e long métrage en trente-cinq ans) est explicitement un petit film d’horreur d’après un synopsis ultra convenu. Une famille aisée emménage dans une belle maison d’un faubourg cossu. Des événements paranormaux vont révéler des dysfonctionnements profonds, dans la famille et la société étatsunienne.(…)

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«Le Tableau volé», «The Fall Guy», «La Fleur de buriti»: rouler les mécaniques

Qui regarde quoi? Et comment? La stagiaire (Louise Chevillotte) et le virtuose de la vente d’objets d’art (Alex Lutz).

Les films de Pascal Bonitzer, de David Leitch et de João Salaviza et Renée Nader Messora jouent et gagnent avec les codes des genres dont ils relèvent.

Aussi différents soient-ils, ces trois films qui sortent sur les écrans français en ce mercredi 1er mai 2024 ont en commun d’avoir affaire à des automatismes de scénario et de réalisation bien reconnaissables. Ces mécanismes ne sont pas les mêmes. Et la manière de jouer avec eux est particulière pour chacun. Mais à chaque fois, les déplacements et mises à distance à l’intérieur du genre ou des codes renforcent la proposition.

Signal peut-être le plus visible, la façon dont chaque film –comédie psychologique d’auteur, blockbuster d’action hollywoodien, poème brésilien semi-documentaire aux côtés des peuples natifs– travaille, bricole, manipule, interroge ce marqueur bien visible qu’est le happy end.

La question n’est pas ici de classer le meilleur ou le moins bon, mais de se rendre attentif aux multiples manières dont le cinéma, sous des formes très variées, voire antagonistes, joue et questionne la relation aux récits, aux représentations et ouvre finalement des espaces à chacune et chacun.

«Le Tableau volé» de Pascal Bonitzer

Ampère et contre tous. Il semble d’abord qu’il s’agisse surtout d’intensité des courants qui circulent entre tous les personnages. Entre André (Alex Lutz), brillant marchand d’art, et Aurore (Louise Chevillotte), sa jeune stagiaire aux dents longues, circulent des énergies diversement modulées, les plus faibles apparemment n’étant pas les moins dangereuses.

Mais les polarités prolifèrent: hommes d’affaires internationaux et donneurs d’ordres pas seulement financiers, générations, hommes et femmes, très riches et famille populaire, fille et père, fils et mère, copains ouvriers de la même usine… Ou encore, vrai et faux, appât du gain et sens moral, quotidien et grande histoire.

Entre la débutante sur le marché international de l’art, par ailleurs menteuse compulsive, et son patron, bientôt entre celui-ci et son ex (Léa Drucker), experte en art moderne, puis entre eux deux et une avocate de province pas tombée de la dernière pluie (Nora Hamzawi), se déploie ainsi le réseau de lignes à haute tension autour du surgissement d’un possible chef-d’œuvre réputé perdu.

Cela ferait un virtuose exercice de composition narrative, porté par un ensemble d’actrices et d’acteurs impeccables. Cela ferait une comédie policière et psychologique située dans un milieu singulier, le marché de l’art, aux attraits glamours et un peu mystérieux, où exotisme social et exotisme géographique peuvent aisément se combiner.

Cela ferait, exemplairement, le pilote d’une série télé, avec assez de ressorts psychologiques, de typages sociologiques et de possibilités d’intrigues pour plusieurs saisons. C’est ce que n’est pas Le Tableau volé.

Le neuvième long-métrage réalisé par Pascal Bonitzer, fertile en rebondissements et en dialogues à double tranchant, se révèle tout entier une opération de hacking de ces schémas efficaces, pour produire du trouble. Et, étrangement, joyeusement, crânement, de l’espoir.

Portrait lucide d’une société archipélisée à l’extrême, il déploie à l’intérieur de son jeu de manœuvres et de stratégies, d’affrontements et de vanités, un autre champ de force, polarisé par une énergie captée, afin d’en déplacer les signes. Cette énergie, c’est nous, les spectateurs et spectatrices. C’est notre savoir des réalités et notre pratique des fictions. Nos attentes et nos certitudes «dans la vie» et devant un film.

La belle singularité de celui-ci est qu’il ne s’agit nullement de nous rouler, il s’agit plutôt de «rouler la mécanique» elle-même, celle du spectacle, celle de l’ordre scénaristique. Cet ordre (désormais on dit «storytelling») qui ne contrôle pas que les fictions auxquelles on s’adonne, mais la mise en scène permanente des existences individuelles et collectives.

De multiples formes de complicités, pas forcément malfaisantes. | Pyramide Distribution

Avec un art délicat des équilibres et des déséquilibres, Pascal Bonitzer tient tout du long le paradoxe de remplir le contrat émotionnel ludique dont est porteur un tel film et de remettre en jeu les repères (sociologiques, psychologiques, romanesques) sur lesquels l’intrigue semblait pouvoir et devoir s’appuyer.

C’est-à-dire que, de manière amicale, sans effet grandiloquent, il amène chacun à questionner pourquoi et comment il attend ce qu’il attend d’une histoire. Et à aimer le faire.

Le Tableau volé
De Pascal Bonitzer
Avec Alex Lutz, Léa Drucker, Nora Hamzawi, Louise Chevillotte, Arcadi Radeff, Laurence Côte, Olivier Rabourdin, Alain Chamfort
Durée: 1h31
Sortie le 1er mai 2024

«The Fall Guy» de David Leitch

Et si ce blockbuster d’action, saturé d’explosions et de bastons, était un remake de… Chantons sous la pluie (1952). Soit, avec les moyens du film à grand spectacle, une réflexion sur les mécanismes de ce même grand spectacle, le cinéma hollywoodien, à l’heure d’une mutation du système où celui-ci prospère.

Les aventures du cascadeur Colt Seavers sur le tournage mouvementé du space opera que réalise celle qu’il aime (et qui l’aime) substituent au passage du muet au parlant ce qui a été perçu, à tort ou à raison, comme une récente mutation fondamentale. Celle qui faisait dire à Martin Scorsese, qui adore Hollywood et est très ami avec l’inventeur de Star Wars et celui de Rencontres du troisième type, que les films Marvel n’étaient «pas du cinéma». Voire que leur succès menaçait l’avenir même de cet art.

Quand les appareils de cinéma servent à effectuer des exploits et pas seulement à les filmer, ce ne sont pas les exploits qui deviennent plus vrais mais les appareils qui rejoignent le faux. | Universal Pictures

Le changement ne concerne pas les effets spéciaux virtuels (ça, Hollywood l’a interrogé de l’intérieur dès les années 1990, notamment avec The Truman Show et la kyrielle de films inspirés de Philip K. Dick), mais la gonflette sous le signe des superhéros et des supervéhicules à moteur (Fast & Furious et compagnie). Ce sont leurs ballets pétaradants qui tiennent lieu dans The Fall Guy de numéros dansés, aussi artificiels que les entrechats de jadis et présentés là aussi en rendant visibles leurs conditions de fabrication.

À peu près sur les mêmes ressorts, romance mal engagée mais promise à un inéluctable accomplissement et jeu sur les apparences (la chanteuse invisibilisée par la star en 1952, le cascadeur invisibilisé par la star –masculine– en 2024), The Fall Guy mobilise aussi, comme le faisait le film de Stanley Donen et Gene Kelly, le recyclage de tubes. Cette fois, AC/DC, Phil Collins, Bon Jovi, Taylor Swift, en plus du titre star «I Was Made for Lovin’ You» (Kiss) et d’une reprise du thème de la série télé L’Homme qui tombe à pic (1981-1986).

Avec au passage, et mieux que les parodies explicites à la Deadpool (dont le réalisateur David Leitch a signé le deuxième épisode), l’entrebâillement d’une possible mise en question, où «réfléchir» renvoie à «réflexion» et pas seulement à «reflet». (…)

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