À voir au cinéma: «La Chute du ciel», «Presence», «La Mer au loin»

En tête marche le chaman Davi Kopenawa, qui est aussi le narrateur et en partie l’auteur de La Chute du ciel.

Le documentaire d’Eryk Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha, la série B d’horreur de Steven Soderbergh et l’invention sensuelle qui porte le film de Saïd Hamich Benlarbi sont autant de mises en mouvement des codes établis du cinéma.

«La Chute du ciel» d’Eryk Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha

Ils s’approchent. Au début, on les distingue à peine. C’est un grand groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, qui marchent vers nous. Plus ils avancent, et plus tout en étant toujours ce groupe, ils deviennent aussi des individus, chacune et chacun singulier.

Ce sont celles et ceux que, durant des siècles, on a appelé des Indiens. Des membres d’un peuple autochtone du continent américain. Eux sont des Yanomami, vaste constellation de communautés vivant depuis toujours dans la forêt amazonienne, dans une zone entre le nord du Brésil et une partie du Venezuela.

Certains ont des t-shirts floqués d’une marque de luxe ou d’un club de foot, la plupart portent des shorts ou des bermudas, des sneakers ou des tongs. Quelques-uns sont quasi nus. Certains portent aussi des arcs et des longues flèches, celui qui marche en tête a un fusil.

Ce dernier, dont le visage finira par occuper tout l’écran et qui adresse un regard à la caméra, s’appelle Davi Kopenawa. Il est le chaman très respecté de cette communauté de Yanomamis.

Devenu aussi un leader politique important, une des principales figures de la lutte des peuples amazoniens pour leur survie, et celle de l’environnement sans lequel ils n’existeraient pas, il est intervenu à Brasilia, à l’ONU et dans de nombreuses arènes internationales. Il parle avec Lula comme avec les chefs d’État européens ou des grands hommes des autres communautés yanomami.

Il a aussi parlé, longuement, avec un ethnologue français, Bruce Albert. Il lui a raconté comment les Yanomamis comprennent le monde, il lui a raconté son propre parcours, il lui a raconté les menaces mortelles que les Blancs, prospecteurs illégaux, militaires, gros éleveurs font peser sur les siens. Et sur nous tous.

Des récits de Davi Kopenawa, récits travaillés ensuite avec le chercheur français qui vit avec les Yanomamis depuis la fin des années 1970, est né un des livres majeurs de l’anthropologie contemporaine. La Chute du ciel est paru en 2010 dans la collection Terre Humaine, celle qui a publié Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss et Les Derniers Rois de Thulé du directeur de la collection, Jean Malaurie.

Davi Kopenawa, prêt pour la cérémonie traditionnelle mais à l'écoute des dangers contemporains. | La 25e heure

Davi Kopenawa, prêt pour la cérémonie traditionnelle mais à l’écoute des dangers contemporains. | La 25e heure

Le film La Chute du ciel, n’est pas l’adaptation (impossible) du livre, mais plutôt sa suite avec d’autres moyens, ceux du cinéma. Il est cosigné par Eryk Rocha, fils de la principale figure du cinéma moderne brésilien Glauber Rocha et lui-même réalisateur confirmé dont on avait découvert il y a neuf ans le beau Cinema Novo, et par la chercheuse et dramaturge Gabriela Carneiro da Cunha.

Comme le livre, le long-métrage est entièrement conçu avec et aux côtés de Davi Kopenawa. Tourné pendant les cérémonies qui accompagnent la mort d’un autre chaman, celui qui avait initié Kopenawa, ce film fascinant est entièrement façonné par la quête des cinéastes. Il s’agit de trouver les formes de réalisation qui accompagnent la cosmogonie de ceux qu’ils filment, les manières de percevoir, de penser et de s’exprimer de celui qui les guide.

Grâce à eux trois, La Chute du ciel, découvert au dernier Festival de Cannes à la Quinzaine des cinéastes, est une impressionnante immersion dans des manières d’habiter la Terre, des modes de relations entre les humains, avec les autres éléments naturels et avec des formes de spiritualité où le visible et l’invisible vivent et vibrent en continuité.

Mais si les images sont uniquement consacrées aux Yanomamis et à leur environnement tel qu’ils le perçoivent, les menaces externes sont bien là: chercheurs d’or pollueurs et transmetteurs de maladies et autres destructeurs de la forêt-monde sont tout autour, et sur la bande-son.

Témoignage et cri d’alerte à propos d’un monde menacé, c’est du même élan un moment important de l’invention de nouvelles possibilités du cinéma de représenter et de raconter, invention dont les enjeux se déploient bien au-delà de leur «sujet», pour interroger les codes dominants de l’image, du son, du montage, et en explorer des alternatives.

La Chute du ciel
d’Eryk Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha
Durée: 1h50
Sortie le 5 février 2025

«Presence» de Steven Soderbergh

L’âge d’or d’Hollywood a reposé entre autres sur l’existence, alors codifiée, des séries B. Productions bon marché sans grande vedette assurant une offre pléthorique sur les écrans, celles-ci étaient à la fois des lieux d’expérimentation, des manières d’entretenir la machine et l’ensemble de ceux, hors célébrités, qui la faisaient fonctionner, et de multiplier les variations, narratives et formelles, sur des schémas éprouvés.

Steven Soderbergh, cinéaste cinéphile et grand explorateur des modalités originales de mobilisations des moyens du cinéma, en ressuscite les vertus dans les marges de la grande industrie actuelle, mais également dans les marges des cases stabilisées du «cinéma d’auteur indépendant» dont il a été une des figures de proue à l’époque de Sexe, mensonge et vidéo, et de ses suites au début des années 1990, avant de s’en évader de multiples manières.

Une spécialiste du surnaturel (Julia Fox, à droite) tente d'aider les quatre nouveaux habitants de la maison, la fille, le père, le fils et la mère (Callina Liang, Chris Sullivan, Eddy Maday, Lucy Liu). À moins qu'il n'y en ait un ou une cinquième… | Dulac Distribution

Une spécialiste du surnaturel (Julia Fox, à droite) tente d’aider les quatre nouveaux habitants de la maison, la fille, le père, le fils et la mère (Callina Liang, Chris Sullivan, Eddy Maday, Lucy Liu). À moins qu’il n’y en ait un ou une cinquième… | Dulac Distribution

Presence, dont le titre vaut aussi pour le réalisateur («Je suis toujours là», affirme son 33e long métrage en trente-cinq ans) est explicitement un petit film d’horreur d’après un synopsis ultra convenu. Une famille aisée emménage dans une belle maison d’un faubourg cossu. Des événements paranormaux vont révéler des dysfonctionnements profonds, dans la famille et la société étatsunienne.(…)

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Gabriela Carneiro da Cunha et Eryk Rocha : « Là où le cinéma et le chamanisme se rencontrent »

Inspiré du grand livre d’anthropologie éponyme, le film La Chute du ciel se place à l’écoute d’un chaman devenu leader politique pour partager la relation au monde des Yanomamis et la manière dont ils habitent la forêt amazonienne et résistent aux menaces qui les encerclent.

La Chute du ciel est d’abord un livre paru en 2010 dans la collection « Terre humaine » des éditions Plon, un ouvrage s’inscrivant dans le sillage des textes majeurs de l’anthropologie, à la suite de ceux de Claude Lévi-Strauss (Tristes tropiques), de Victor Segalen (Les Immémoriaux) et, bien sûr, du directeur de la collection, Jean Malaurie, qui en avait publié le premier titre, Les Derniers rois de Thulé[1]. En préambule, Malaurie salue l’importance et la singularité de ce travail cosigné, dans cet ordre, par un chaman yanomami, Davi Kopenawa, et par un anthropologue français, Bruce Albert.

La Chute du ciel est la description détaillée, par Davi Kopenawa, de la cosmogonie de son peuple, le récit de son propre parcours et une réflexion sur les interactions forcées des Yanomamis avec les Blancs et, plus généralement, sur les mutations en cours sur la planète. Ce parcours l’a mené à devenir un chaman particulièrement respecté parmi les siens et le porte-parole, auprès des politiques brésiliens et dans les arènes internationales, des peuples autochtones amazoniens confrontés aux destructions de leur environnement et à la décimation des leurs par les violences commises par les militaires, les prospecteurs et les hommes de main des grands propriétaires.

Ce récit impressionnant de richesse factuelle et de puissance d’imagination fait du volume publié une extraordinaire rencontre avec un univers réel et spirituel, tout en documentant les violences terrifiantes auxquelles les Yanomamis et les autres peuples de l’Amazone sont soumis. Mais il comporte aussi une passionnante réflexion de Bruce Albert, qui a enregistré, pendant une centaine d’heures, les récits de Davi Kopenawa et a longuement travaillé, avec lui, à la mise en forme écrite, à destination de lecteurs blancs, de ses paroles, de ce qu’elles disent et de ce qu’elles suggèrent sans le dire. La Chute du ciel, le livre, est ainsi une mise en œuvre concrète et réfléchie de processus de traduction qui excèdent de toutes parts le seul passage d’une langue (le yanomami) à une autre (le portugais ou le français) et d’une forme (parlée) à une autre (écrite).

Dans une large mesure, le travail de La Chute du ciel, le film de Gabriela Carneiro da Cunha et d’Eryk Rocha qui sort dans les salles françaises le 5 février, accomplit un processus similaire, inventant les modes de traduction cinématographique du récit de Kopenawa tel que Bruce Albert l’a mis en forme. Il le fait, à son tour, au contact immédiat du chaman, personnage central et narrateur du film, en explorant la possibilité d’une mise en scène régie par d’autres règles que les dramaturgies occidentales. À ce titre, cette œuvre, remarquée à la dernière Quinzaine des cinéastes du Festival de Cannes, est aussi un jalon significatif dans l’exploration d’autres puissances du cinéma, inspirées par d’autres cultures, d’autres rapports au monde que ceux au sein desquels ce mode d’expression est né et a prospéré.

Il s’agit, aujourd’hui, de « provincialiser » le cinéma dominant, au sens donné par Chakrabarty à ce verbe[2]. Des cinéastes asiatiques y contribuent depuis des décennies maintenant ; désormais, l’approche par ou aux côtés des peuples autochtones des moyens cinématographiques, notamment en Amérique latine, a commencé à explorer de nouvelles possibilités. En ont notamment témoigné, récemment, Eami de Paz Encina, La Transformation de Canuto d’Ariel Kuaray Ortega et d’Ernesto de Carvalho ou La Fleur de buriti de João Salaviza et Renée Nader Messora. À côté d’autres usages des outils audiovisuels mobilisés par des peuples autochtones[3], le fils de Glauber Rocha, cinéaste brésilien confirmé avec dix autres films à son actif[4], et la chercheuse et artiste scénique Gabriela Carneiro da Cunha associent leur savoir-faire et leur expérience à celle des Yanomamis et à la réflexion au long cours de Bruce Albert pour une proposition filmique impressionnante et, aussi, porteuse de promesses. J.-M.F.

Avant la première question, Gabriela Carneiro da Cunha et Eryk Rocha, qui revenaient de la présentation de leur film au cœur du territoire où il a été tourné, ont aussitôt évoqué l’ambiance très particulière de cette séance et de son contexte.
Gabriela Carneiro da Cunha — On a montré le film à Boa Vista, la capitale de la province du Roraima, à l’extrême nord du Brésil, à la frontière avec le Venezuela, en présence de Davi Kopenawa et des responsables de l’association Hutukara, qui défend les droits des Yanomamis et dont il est le dirigeant, ainsi que d’autres personnalités yanomamies, mais aussi en présence de l’évêque. Boa Vista est aussi, en quelque sorte, la capitale des garimperos, les mineurs et chercheurs d’or illégaux dont la présence ravage les terres yanomamies et entraîne leur disparition, en particulier en répandant des épidémies qui sont, pour eux, mortelles. Et c’est une place forte des partisans de Bolsonaro, qui soutient la prospection au détriment des communautés autochtones et de la forêt. Dans cette ville, et d’ailleurs pratiquement partout au Brésil hors de la forêt, Davi et son fils, Dario Kopenawa, sont sous protection militaire ; ils vivent avec le risque permanent d’être agressés, et possiblement assassinés. C’est une situation très étrange, où des militaires participent à leur protection alors que d’autres militaires font partie de ceux qui les menacent.
Eryk Rocha — Dans ce haut lieu de l’exploitation extractiviste et destructrice qu’est Boa Vista, la projection a eu lieu dans une atmosphère de grande émotion. Les cinq soldats armés chargés de la protection de Davi et Dario ont assisté au film, cela faisait partie de l’étrangeté de la situation. Ceux-là, ils ont adoré le film, ils étaient très émus. Dans la salle, il y avait comme un concentré du Brésil dans ses multiples composantes – les militaires, les communautés autochtones, l’Église, les représentants du mouvement social, des universitaires…
GCdC — Il faut se souvenir que c’est l’armée, à l’époque où elle était au pouvoir, pendant la dictature, qui a ouvert les routes qui ont commencé à détruire les Yanomamis. Et elle est toujours impliquée dans des activités de prospection et en soutien aux grands propriétaires qui empiètent sur la forêt.

Pourriez-vous résumer d’où vous venez et comment votre parcours vous a menés à La Chute du ciel ?
GCdC — Je viens du théâtre, comme performeuse et comme metteuse en scène. Depuis dix ans, je conduis un projet artistique appelé « Margens » (marges en portugais), à propos des rivières, des Buiùnas et des lucioles. Les Buiùnas sont des êtres très importants dans les cosmogonies amazoniennes : mi-femme mi-grand serpent, ce sont elles qui sont responsables de l’existence et du débit des rivières. Le projet, qui mobilise de nombreux participants, humains et non-humains, élabore des gestes et des représentations, avec les moyens de la scène, du film, de la vidéo, de la danse, des installations, des publications, qui font écho aux catastrophes que subissent les cours d’eau en Amazonie. J’ai travaillé successivement avec trois rivières différentes, en restant trois ans sur place pour chacune d’entre elles. Avec la rivière Araguaia, j’ai travaillé autour de la mémoire des femmes qui ont combattu et sont mortes en essayant de s’opposer à la destruction de l’environnement, à l’époque de la dictature. Sur la Xingu, le travail a concerné la construction du barrage de Belo Monte[5]. À présent, j’écoute et traduis les témoignages de la rivière Tapajós sur la pollution au mercure qui résulte de la prospection massive et illégale de minerais par les garimperos.

Ces rivières se trouvent-elles sur les territoires yanomamis ?
GCdC — Elles se trouvent dans la forêt amazonienne, mais pas sur les territoires yanomamis. Ce qu’il s’est passé est qu’alors que je travaillais, en 2016, à une des œuvres issues de ce travail de recherche-création, Altamira 2042[6], j’ai lu La Chute du ciel et cette lecture a profondément transformé mon approche. La rencontre de la cosmologie yanomamie, décrite de manière si précise et imagée par Davi Kopenawa, et, aussi, la manière dont Bruce Albert a élaboré la mise en forme écrite des récits oraux de Davi m’ont permis de faire une place nouvelle aux langages multiples et aux effets de traduction entre eux. Avant, je me consacrais surtout à écouter les témoignages des gens marginalisés par les processus en cours, les habitants près de ces rivières. Grâce au livre, j’ai commencé à pouvoir écouter les rivières elles-mêmes. Mon travail, aujourd’hui, tourne autour de l’idée qu’une rivière n’est pas un objet, mais un langage. Les peuples de l’Amazonie le savent, même s’ils ne le diraient pas comme ça, et ils me l’enseignent. Les ressources apportées par le chamanisme tel que Davi Kopenawa a commencé à y donner accès offrent des possibilités inédites pour d’autres formes de partages sensibles. C’est une nouvelle technologie pour la création. Et le projet du film est né du désir à la fois d’explorer et de partager cette « technologie ».
ER — Gabriela m’a invité à la rejoindre alors qu’elle travaillait sur la rivière Araguaia, la première des trois, pour réaliser les films qui devaient faire partie de son projet de performance. À cette occasion, j’ai rencontré Edna Rodrigues de Souza, à qui est consacré mon film Edna[7]. Il s’agit de mon dixième film, mais de ma première collaboration avec Gabriela, comme coscénariste, assistante réalisatrice et comme productrice. J’étais venu pour que la caméra apporte des éléments audiovisuels à un projet scénique, et, finalement, Gabriela, avec ses savoirs et ses talents liés au théâtre, a contribué à l’existence d’un film de cinéma. Mais c’est typique des processus qui ont rendu possible La Chute du ciel, lequel est né de multiples rencontres, à commencer par celle entre Davi Kopenawa et Bruce Albert. La Chute du ciel est aussi, pour moi, dans la continuité de ce que j’ai fait auparavant, dans la mesure où tous mes films ont cherché à participer d’un portrait d’ensemble de la réalité brésilienne. Avec des dimensions inédites, comme la recherche d’une convergence entre spiritualité et matérialisme par les moyens du cinéma.

En 2016, vous lisez donc La Chute du ciel. Et que faites-vous alors ?
ER — Le livre couvre de multiples et complexes aspects qu’il aurait été impossible de tous prendre en charge dans le film. Nous avons eu très tôt l’intuition qu’il nous fallait nous appuyer sur la troisième des trois parties qui composent l’ouvrage, partie qui s’intitule elle aussi « La chute du ciel ». La première partie est consacrée spécifiquement à la cosmogonie yanomamie, c’est infilmable. La deuxième est une biographie de Davi, ce n’était pas ce que nous voulions raconter. La troisième concerne les rencontres des Yanomamis avec les Blancs et leurs effets. Il s’agit du moment où l’expérience vécue par Davi et les siens interfère avec ce qui relève de notre monde, puisque nous sommes aussi des Blancs, mais aussi celui où Davi adopte un comportement d’anthropologue pour nous étudier, nous, les Blancs qui avons envahi son monde. Lorsque nous avons rencontré Davi et Bruce, nous avons tout de suite dit que nous ne voulions pas adapter le livre, mais faire un film à partir d’un dialogue entre eux deux et nous deux. Et c’est ce qu’il s’est produit.
GCdC — Au début, nous nous sommes plongés dans le livre absolument pas avec le projet d’un film, mais comme ressource pour ce que nous faisions. Nous nous sommes immergés dans les mots et dans les sonorités et les images qu’ils éveillaient. On a tenté de se connecter à l’esprit du livre bien avant de commencer à entrevoir la possibilité, et, pour nous, la nécessité, d’en faire un film. Avec l’intuition que ce livre héberge la possibilité de nombreux films qui sont comme dissimulés en lui.
ER — On espère que d’autres les feront, et d’abord des Yanomamis. En ce qui nous concerne, nous avons pu progresser dans la conception du film grâce au soutien de Bruce Albert, qui nous a encouragés et nous a laissé toute liberté. Pour lui, il s’agissait d’un chapitre supplémentaire, et cela nous convenait très bien. Et lorsque le beau-père de Davi Kopenawa est mort, la cérémonie en son honneur, à laquelle, à notre grande surprise, nous avons été conviés, a été l’occasion de réaliser ce qui est en effet plutôt une continuation du récit de Davi tel que Bruce l’a transcrit dans le livre.
GCdC — Cet homme, le père de la femme de Davi, est très important dans le livre, c’est lui qui a initié Davi aux connaissances et aux pratiques chamaniques. Ses obsèques ont été l’occasion d’un cérémonial reahu, moment collectif où des membres des différentes communautés yanomamies, qui sont d’ordinaire dispersées, se rassemblent pour honorer un défunt selon leurs rites.

Cette cérémonie se déroule dans le « village » de Kopenawa, Watoriki, qui est une grande maison collective circulaire avec un grand espace au milieu. Y étiez-vous déjà allés avant de tourner ?
GCdC — Non, c’était la première fois que nous y allions. Mais nous avions travaillé ensemble, Davi, Bruce et nous, pendant près de cinq ans, à partir d’éléments du livre. Puis a commencé la pandémie de coronavirus, qui a affecté tout le monde. La pire menace qui pèse sur les Yanomamis est la contamination, c’est ce qui a causé de manière massive la mort des peuples autochtones depuis la conquête, et c’est encore le cas aujourd’hui. Le danger épidémique, ce qu’ils nomment xawara, est omniprésent pour eux : nous n’aurions jamais pu approcher ce que cela signifiait avant d’avoir fait l’expérience du Covid-19 comme menace collective. Lorsqu’il y a eu une rémission de la pandémie, en janvier 2021, c’est là que nous avons filmé, en étant aussi sous l’effet de cette expérience.

Le film s’ouvre par une longue séquence, très impressionnante, où la communauté yanomamie marche vers nous, les spectateurs, vers la caméra, avec, à sa tête, Davi Kopenawa. Comment l’avez-vous conçue ?
ER — La première séquence a un aspect théâtral, qui fait écho à ce que les Yanomamis appellent les danses de présentation, la communauté comme ensemble mais d’emblée perçue comme composée d’individus se présente à nous, peu à peu, dans un mouvement à la fois naturel et puissant. C’est comme si tout le film allait ensuite s’inscrire à l’intérieur de ce qu’il s’est mis en place dans cette avancée, cette rencontre, qui s’achève sur un gros plan.
GCdC — C’est aussi la première séquence que nous avons tournée à Watoriki, ce lieu dont le nom signifie « la montagne du vent », montagne qu’on verra ensuite à plusieurs reprises.

Dès ce premier plan, on est frappé par le caractère épique que l’image donne à celles et ceux que nous voyons. Cela tient, entre autres, au format de l’image, le CinémaScope, qui est d’ordinaire utilisé pour la fiction d’aventure dans les grands espaces plutôt que dans le documentaire ethnographique.
ER — J’ai fait l’image avec un autre opérateur, Bernardo Machado. Nous n’avons pas tourné en format Scope. C’est au montage que Gabriela et moi avons décidé de passer à ce format, de concert avec le monteur Renato Vallone : nous avons ressenti que c’était le type d’images qui correspondait au film et à ce que nous avions éprouvé en le faisant. On avait beau avoir beaucoup préparé en amont, ce que nous avons éprouvé en tournant, l’intensité des émotions dans ces circonstances particulières, celles d’un deuil, mais aussi d’un accueil très généreux à notre égard, les rapports aux réalités très concrètes, et même triviales, et aux aspects spirituels si intenses ont exigé les choix formels du film, dont le format des images.

Après l’ample récit de Davi Kopenawa tel qu’il est publié dans le livre, se trouve un très beau texte de Bruce Albert intitulé « Post-scriptum. Lorsque Je est un autre (et vice-versa) ». Il explicite le processus qui lui a permis de transformer les récits oraux de Davi Kopenawa, enregistrés au fil de dizaines d’heures de conversation en langue yanomamie, en un texte écrit et composé, mais en rompant avec toutes les procédures habituelles de la collecte de récits par les anthropologues, pour que ce soit bien Davi, qui n’a guère de pratique de l’écriture, qui en soit l’auteur. Diriez-vous que, dans une certaine mesure, vous avez cherché à mettre en œuvre un processus comparable, du texte vers le film, à celui que Bruce Albert a opéré de la parole vers l’écrit ?
ER — L’essence du livre est la rencontre entre Davi et Bruce et l’essence du film est la rencontre entre eux deux et nous deux. Et, de la même manière que Bruce a travaillé à rendre accessible tout en la respectant la parole de Davi, et, à travers elle, l’immense composition de rapports au monde matériel et spirituel, aux événements et aux mythes que le chaman et désormais leader politique qu’est Davi Kopenawa a partagé avec lui pour que lui-même donne accès à ses lecteurs à la manière dont vivent et pensent et rêvent les Yanomamis, nous avons travaillé à donner accès à ce même ensemble par les moyens du film. Donc, oui, il y a bien une continuité, ou du moins l’espoir d’une continuité entre ce qu’a fait Bruce et ce que nous avons fait. (…)

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«De humani corporis fabrica», à corps perçus

Un scanner de métastases: des couleurs et des formes, de l’attention et de la sensibilité pour comprendre et sauver.

Entièrement tourné à l’hôpital, le film de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel invente de nouvelles possibilités de voir ce qu’est chacun de nous, physiquement et comme être social, grâce à des approches inédites et à un sens fulgurant de la beauté.

Des films, il en sort, plus que de raison, en quantité chaque semaine. Parfois de très beaux films, parfois seulement des films «intéressants», par leur sujet ou leurs propositions de mise en scène. De loin en loin, ce qu’il convient d’appeler un grand film, qui restera dans les mémoires, peut-être dans l’histoire du cinéma. Et, bien sûr, un nombre significatif de réalisations auxquelles on ne reconnaît aucune des qualités qui précèdent.

Et puis, très rarement, on voit un film dont on se dit qu’il change l’idée même du cinéma, la capacité de mobiliser ses outils (le cadrage, la lumière, le son, le montage…) pour ouvrir à des nouvelles approches, de nouvelles sensations, de nouvelles façons de penser. Ainsi en va-t-il de De humani corporis fabrica, de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, qui a été une des sensations du dernier Festival de Cannes (à la Quinzaine des réalisateurs).

Le couple de cinéastes anthropologues de Harvard n’en est pas à son coup d’essai; on leur doit en particulier une œuvre majeure, Leviathan (2014), qui, déjà, bouleversait les codes de la représentation. Leur nouveau film, entièrement tourné dans des hôpitaux, va sans doute encore plus loin. Et, surtout, dans de nouvelles directions. Et s’il est clair que sa singularité même n’est pas promesse de triomphes au box-office, sa proposition est de celles qui peuvent et devraient infuser au long cours les façons de regarder.

Le corps comme territoire à risques

Reprenant le titre de l’ouvrage fondateur de l’anatomie et de la chirurgie modernes du grand savant de la Renaissance André Vésale, le film entreprend une exploration non seulement du corps humain, mais du corps humain comme territoire à risques –les maladies, les accidents, les malformations, la sénilité et la mort sont les inévitables corollaires de la présence à l’hôpital–, et du corps humain comme un état parmi d’autres «corps» se contenant les uns les autres et interférant les uns avec les autres.

En quoi ce film, qui n’a en apparence rien à voir avec l’écologie, construit bien une autre relation entre humain et non humain, réfute les vieilles séparations qui fondent notre désastreux «rapport au réel».

Les corps emboîtés

Les différents organes –le cerveau, le cœur, les poumons, etc.– sont des corps en tant que tels, avec leur forme, leur poids, leurs couleurs, leurs puissances d’agir singulières. Mais, aussi, le corps du patient n’existe en tant que tel qu’en relation avec d’autres corps humains –les mains, les yeux, les muscles et les nerfs des médecins, des chirurgiens, des infirmiers, des aides-soignants, des laborantins, des personnels administratifs…

Les Films du Losange

Mais «la médecine», ou «la chirurgie», ou «la santé publique», sont bien des corps eux aussi, dans certains cas des «corps de métier», comme on dit, et chaque hôpital est un corps défini par ses organes internes, architecturaux, humains. Comme l’est aussi, mais différemment, «l’hôpital» comme entité médicale, sociale, urbanistique… Le film est d’ailleurs tourné à la fois dans plusieurs hôpitaux parisiens (Bichat et Beaujon pour l’essentiel) et «à l’hôpital» dans un sens plus générique.

Avec une ambition sans limite, De humani corporis fabrica travaille à construire la perception de ces corps enchâssés, connectés, reliés entre eux par des câbles et par des mots, par des couloirs et par des machines, par des savoirs multiples, des affects, des procédures.

Des images particulières

Depuis les corridors couverts de tags orduriers parcourus par les vigiles et leurs chiens jusqu’aux salles de garde réservées au seuls médecins et ornées de fresques pornographiques, les continuités et différences, qui agencent entre eux tous ces corps et qui font que chacun de nous sera un jour soigné, composent un cosmos dont le film parcourt les multiples niveaux et les formes innombrables.

Au centre se trouvent, évidemment, les corps des individus en souffrance et ce qui s’y active, sous les effets des pathologies et des soins. Et c’est bien là que se passe l’essentiel du film, notamment en salles d’opération, avec d’emblée la question de cet acte très singulier qui fait qu’un être humain ouvre le corps d’un autre humain, et y introduit ses mains et des outils. Parmi ces outils se trouvent désormais très fréquemment des appareils de prise de vues, qui produisent des images particulières, destinées à permettre de soigner.

Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel ont obtenu des autorisations sans précédent pour passer du temps –énormément de temps– dans de multiples salles de chirurgie dédiées aux nombreuses spécialités liées aux différentes parties du corps et aux différentes manières d’y intervenir.

Un travail poétique

Les cinéastes ont aussi fait construire une caméra spécialement conçue pour s’approcher au plus près des opérations en cours, sans les perturber. Et surtout se sont mis d’accord avec les médecins et avec les patients afin d’avoir également accès aux images filmées à l’intérieur des corps pour les besoins des interventions. (…)

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Castaing-Taylor et Paravel : « Nous avons zéro degré de séparation avec le réel »

Nouvel opus des cinéastes Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor, De Humani Corporis Fabrica plonge littéralement dans les entrailles des corps brisés qui peuplent l’hôpital, cet autre corps qu’ils auscultent à leur manière, en anthropologues et témoins attentifs à la complexité du monde.

eur nouveau film sort en salles le 11 janvier, après avoir été un des événements du dernier Festival de Cannes (à la Quinzaine des réalisateurs). Comme leurs précédentes réalisations, De Humani Corporis Fabrica ouvre des chemins inédits, tant par ses conditions de tournage que par l’expérience proposée aux spectateurs ou à la manière dont il envisage la place du cinéma vis-à-vis du réel.

Évitant de se définir comme cinéastes tout autant que comme scientifiques, Véréna Paravel and Lucien Castaing-Taylor déploient depuis plus de dix ans de nouvelles voies pour le documentaire, en phase avec les avancées de la pensée contemporaine héritée du pragmatisme, incarnées notamment par Bruno Latour, et de nature à ouvrir d’autres perceptions et d’autres compréhensions du monde que nous habitons. Ils avaient déjà réalisé des films, chacun de son côté – parfois avec quelqu’un d’autre. Sweetgrass de Lucien Castaing Taylor (2009) comme Foreign Parts de Véréna Paravel (2010) témoignaient de leur capacité à voir autrement.

Ensemble, lui qui a fondé et dirige le programme d’études d’anthropologie visuelle Sensory Ethnography Lab (SEL) à l’université de Harvard et elle qui en a été l’étudiante avant d’y devenir enseignante, n’ont cessé de développer des méthodes de recherche par les moyens du cinéma – image, son, montage. L’extraordinaire expérience sensorielle et cosmique de Leviathan (2012), qui a connu un succès mondial, est devenu un manifeste pour de nouvelles manières de représenter la complexité du monde.

Mais il n’est pas qu’une réponse possible, et depuis, somniloquies ou Caniba ont exploré d’autres voies, tout aussi originales et fécondes. Le premier est une proposition à partir des enregistrements d’un homme qui parlait en dormant, enregistrements effectués durant les années 60 et conservés à Harvard qui ont été ensuite souvent utilisés par des chercheurs en psychologie. Les moyens du cinéma, notamment la vision de multiples corps endormis pendant qu’on entend des fragments des enregistrements, ouvrent des perspectives inédites sur l’inconscient, moins de celui qui parle que de ceux qui regardent. Le second est consacré à Issei Sagawa, qui a tué et mangé une étudiante à Paris en 1981, et qui est retourné au Japon après avoir purgé sa peine, où il vit avec son frère Jun. Les entretiens menés avec les deux frères font émerger, grâce en particulier aux usages du cadre et du montage, des abimes de souffrance, de faiblesse et de violence, selon des configurations imprévues.

Dans le cadre du SEL, Paravel et Castaing Taylor accompagnent d’autres réalisations que les leurs, dont les mémorables People’s Park de J.P. Sniadecki et Libbie Dina Cohn (2012), ou Manakama de Stephanie Spray et Pacho Velez (2013), et réalisent aussi des projets relevant de l’installation vidéo. L’ensemble de leur travail tend à susciter des modes de perception de la réalité, sur toutes sortes d’écrans, dans toutes sortes de lieux en plus des salles de cinéma. Mais si on a retrouvé leurs réalisations dans les galeries et les musées, dans les lieux d’enseignement et de recherche, c’est bien pour et par le cinéma qu’a été conçu De Humani Corporis Fabrica (2022), exploration des réalités interconnectées du corps humain et du corps social grâce à plusieurs années de tournage en immersion dans le monde hospitalier. JMF

Vous faites des films à l’enseigne d’un laboratoire de recherche et d’enseignement, le Sensory Ethnography Lab de Harvard. Cela implique-t-il des procédures particulières dans les manières de concevoir les films ? Et ces procédures répondent-elles à une méthodologie particulière, qui serait celle de l’« ethnographie sensorielle », ou sont-elles spécifiques à chaque film ?
Lucien Castaing-Taylor : Si vous parlez à tout scientifique qui se respecte de sa « méthode scientifique », il ou elle vous rira au nez. Ils savent très bien que cette méthode n’existe pas. Malgré leur dépendance à l’égard de l’expérimentation, ils procèdent dans la plupart des cas par conjecture et intuition. Les scientifiques et les artistes ont beaucoup plus en commun que les universitaires. Seuls les philosophes des sciences et les spécialistes des sciences sociales, qui veulent que leurs savoirs paraissent plus robustes qu’ils ne le sont, s’acharnent sur cette idée d’une méthodologie scientifique. Nous avons associé les mots « ethnographie » et « sensorielle » simplement pour souligner combien l’expérience sensorielle est étouffée dans l’ethnographie écrite. Et aussi pour reconnaître la place centrale de l’ethnographie dans ce que nous faisons, tel que nous le faisons. Trop de gens prétendent faire de l’ethnographie de nos jours, des artistes visuels aux cinéastes en passant par les spécialistes des sciences humaines qui mènent des « études de réception » – mais c’est de la foutaise. Rien à voir avec le travail de terrain immersif à long terme et à la première personne qu’entreprennent les anthropologues dignes de ce nom. En dehors de la reconnaissance de la centralité de l’expérience sensorielle dans ce qui nous constitue, et de l’engagement envers les connaissances et les réciprocités intersubjectives qui résultent du travail ethnographique sur le terrain, il n’y a pas grand-chose de distinctif dans le travail qui a été réalisé par le laboratoire d’ethnographie sensorielle. Presque tout est permis. Les méthodes, telles qu’elles sont (et la plupart d’entre elles ne sont pas terriblement méthodiques, ou ne le sont qu’inconsciemment, et ne nous sont donc pas directement accessibles), sont inventées à chaque film. Les οδόi avec lesquels nous sommes μετά sont multiples et semblables à un labyrinthe – nous ne savons pas sur quels chemins nous sommes engagés, où ils mènent, et s’il y aura une issue au bout. Chaque sujet exige l’invention d’un nouveau style, celui qui lui convient.

Quelle est, dans vos films, la place de la préparation – écriture, recherche académique, enquête de terrain ? Ou pour le demander autrement : dans quelle mesure vos films sont-ils « improvisés » ? Diriez-vous que les dispositifs de préparation sont d’autres manières de s’approcher du « réel » (à supposer qu’on sache ce que c’est) ou au contraire que ce sont plutôt des obstacles vis-à-vis de la proximité avec le réel ?
Véréna Paravel : C’est difficile à dire. Malgré notre engagement général envers l’ethnographie, nous travaillons parfois à contre-courant des procédés habituels de l’ethnographie. Nous avons tendance à commencer à filmer le plus tôt possible dans le mouvement qui nous mène vers le film, avant même d’avoir défini un projet. Le fugace, l’éphémère et l’apparemment insignifiant nous intriguent autant que les formes de compréhension qui naissent de l’observation participante à long terme. La familiarité émousse les sens et l’intellect. Mon film 7 Queens portait précisément sur cet enjeu, il était construit à partir de rencontres initiales et non préconçues avec des inconnus alors que je marchais le long de la ligne de métro 7 dans le Queens, à New York.
À première vue, notre film Leviathan pourrait sembler porter sur la pêche commerciale contemporaine, même si, en fait, il aspire à quelque chose de beaucoup plus cosmologique. Si, en fin de compte, il porte sur quelque chose, c’est sur la relation humaine avec la mer – à la fois expérimentale et élémentaire, historique et mythologique. La pêche étant une des activités le plus souvent enregistrées depuis l’invention de la photographie et du cinéma, nous avons d’abord pensé que nous devions essayer d’examiner le plus grand nombre possible de ces photographies et films, afin de nous assurer que nous ne répétions pas ce qui avait déjà été fait. Mais nous nous sommes vite rendu compte que nous serions paralysés par la crainte de répéter ce que d’autres avaient déjà fait. Après avoir vu quelques films sur la mer, nous avons donc décidé d’arrêter. Cela dit, nous avons beaucoup lu – tant sur l’écologie, l’histoire et la politique de la pêche commerciale que sur les réflexions métaphysiques de l’humanité sur les profondeurs – tout au long du tournage et du montage du film. Le type de préparation et de recherche que nous entreprenons varie d’un projet à l’autre.
Ce qui est également vrai, c’est que même si nous essayons de faire des recherches systématiques sur un sujet, notre vision de celui-ci se transforme au fur et à mesure, d’une manière que nous ne pouvons pas anticiper. Le travail final est toujours très éloigné de la façon dont nous l’avions initialement conçu. Quant à savoir si les types de recherche que nous entreprenons permettent ou empêchent notre accès au « réel », il est difficile de généraliser. Nous avons beau essayer, en suivant la recommandation de Wittgenstein, nous ne pouvons pas arrêter de penser. La pensée, cohérente ou incohérente, fait partie intégrante de ce qui nous rend humains. J’ai tendance à supposer que je pense en images, mais en fin de compte il est impossible de séparer le discursif du figuratif. Chacun d’entre eux s’infiltre dans l’autre.
Lucien Castaing-Taylor : Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’est le réel, si ce n’est tout. L’une des conséquences malheureuses d’une grande partie de la pensée post-structuraliste a été de supposer qu’une « construction culturelle », comme ils disent, est en quelque sorte irréelle, ou que le réel est lui-même « seulement » une construction. Il n’y a pas une grande distance entre les déclarations anthropologiques et géographiques sur les « modernités alternatives » et le bourbier politique actuel des « faits alternatifs ». Mais les constructions sont éminemment réelles. Tout ce qui est, est réel. Cela peut sembler futile, mais cela me semble crucial, et est souvent négligé dans les écrits sur la représentation, et la relation entre le documentaire et le monde. Il y a autant de qualités ou de facettes différentes de la réalité qu’il y a de genres de réalisme. Et bien plus encore. Rien n’est plus réel que la fantaisie ou l’illusion. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question de « proximité » avec le réel – et, en tout état de cause, la bonne fiction semble souvent plus proche ou plus réelle que la plupart des soi-disant documentaires, que ce soit parce que la plupart des documentaires sont dépourvus d’expérience ou parce que l’on sent qu’ils nient l’intervention du réalisateur. Il est tout simplement impossible pour chacun d’entre nous de s’éloigner du réel. Nous avons zéro degré de séparation avec le réel.
Que nous soyons en train d’improviser ou de planifier, de comploter et de préméditer – ou, comme tout le monde, quand nous faisons l’un puis l’autre, ou quand nous faisons l’un alors que nous pensons faire l’autre, ou quand nous faisons les deux en même temps – nous sommes au cœur du réel. L’artifice et la vraisemblance ne s’opposent pas l’un à l’autre, mais sont de proches cousins, qui partagent le même secret. Dans leur rapport au réel, nos films doivent énormément à l’artifice, non seulement le nôtre mais aussi celui de nos sujets, humains ou animaux. Quant au poids respectif de l’improvisation par rapport à la recherche ou à la préméditation dans nos œuvres, nous sommes mal placés pour en juger, mais il varie d’une œuvre à l’autre, et aussi d’un moment à l’autre dans une même œuvre. Je ne sais pas si vous vous souvenez de la brève scène de Léviathan où l’on voit en très gros plan un grand oiseau, un puffin, sur le pont de l’Athena, qui semble être blessé et tente désespérément de retourner à la mer. Essayer de comprendre dans quelle mesure cette image a été inspirée par notre engagement dans l’ « ethnographie multi-espèces » et le « tournant animalier » dans les sciences humaines, à partir d’un désir instinctif ou semi-réfléchi (y compris au montage) alors que l’oiseau cherche à s’envoler du bateau est presque impossible. Il en va de même pour la plupart des séquences de nos films. Je pense que c’est une fausse antinomie, si l’on apprend quelque chose de valable au sujet de la « recherche », c’est sûrement qu’elle s’infiltre dans l’inconscient, voire dans l’instinct lui-même.

Si on vous dit que vous faites du documentaire, comment réagissez-vous ? Ce mot vous semble-t-il rendre compte de votre travail ?
Lucien Castaing-Taylor : Aucun de nous deux n’a de sentiments forts à ce sujet. Si le terme « documentaire » évoque aujourd’hui une forme de journalisme ou la plupart des films commandés par la télévision et leurs dérivés sur Internet, il est peut-être trompeur. Étymologiquement, le latin documentum signifiait « précédent » ou « preuve » ou « exemple », voire une sorte d’avertissement. Sa racine est docere, qui signifie « enseigner ». Nos films sont très éloignés des conférences illustrées ou des films thématiques qui sont ouvertement pédagogiques, et nous ne considérons certainement pas nos spectateurs comme des enfants. Mais d’un autre côté, les enfants sont peut-être notre public idéal. Ils sont beaucoup plus ouverts à l’émerveillement que la plupart des adultes, et l’émerveillement est une expérience esthétique à laquelle nous sommes profondément attachés, et qui est généralement négligée dans les documentaires. De plus, même si nous essayons de faire un travail qui est largement non propositionnel, ou irréductible à une argumentation directe, nos films ont clairement vocation à prouver des états de faits, des situations, des actes. Et nous les concevons comme des avertissements à bien des égards – moralement, politiquement et écologiquement.
Véréna Paravel : « Documentaire » a aussi le mérite de la modestie, comme de reconnaître sa proximité avec « mentir », contrairement à la formulation binaire, plus prétentieuse et purement négative, de la « non-fiction », dénomination aujourd’hui préférée dans le monde anglo-saxon. Nous avons tendance à privilégier l’être sur le sens, la perception sur l’argumentation, et ce que Bertrand Russell appelle la connaissance par affinité plutôt que par description.

Verriez-vous la possibilité de « passages par la fiction », par exemple en agençant des situations enregistrées de manière à ce qu’elles fassent récit, ou en transformant même partiellement des personnes que vous filmez en personnages, comme des recours possibles et souhaitables pour votre travail ?
Véréna Paravel : Oui, absolument. Mais les faits et la fiction s’entremêlent inéluctablement dans tous nos films, même d’une manière dont nous ne nous rendons pas compte ou que nous ne contrôlons pas. Je suis convaincue que c’est lorsque nous sommes le moins conscients de la fiction que nous la pratiquons le plus. Mais à certains moments, tant au tournage qu’au montage, on en est certainement conscients. Nous créons des personnages à partir de fragments, et ces fragments sont nécessairement partiels, sélectifs et incomplets. À partir de ces fragments, les spectateurs devinent un tout, une personne. C’est aussi ce que nous faisons dans la vie de tous les jours. Nous connaissons les autres de manière imparfaite (et nous nous connaissons nous-mêmes de manière imparfaite aussi, mais d’une manière très différente). Lors du tournage de Foreign Parts dans une gigantesque casse automobile à New York, j’ai parfois eu la conscience aiguë que j’encourageais ou mettais en valeur certaines qualités de la personnalité de quelqu’un plutôt que d’autres. C’est peut-être périlleux, mais c’est inévitable. Et aussi souhaitable. Et même si c’était possible, il ne faudrait pas faire de discrimination, et aboutir à une sorte d’indifférence œcuménique totalisante.
Où commence et où finit la fiction dans une œuvre comme somniloquies ? C’est presque impossible à dire. Le narrateur en chair et en os, Dion McGregor, est lui-même aussi un être fictif, même s’il était mort au moment où nous avons réalisé le film et que nous n’avions accès à lui que par le biais d’enregistrements sonores d’archives. Si vous écoutez d’autres rêves pour lesquels des enregistrements existent que ceux que nous avons utilisés, vous aurez un sens différent de lui. Et un sens très différent encore si vous regardez et écoutez toutes les émissions de télévision et de radio auxquelles il a participé, ou si vous parlez aux quelques personnes vivantes qui se souviennent de lui. Il est également fictif par l’ordre dans lequel nous avons placé ses rêves et surtout par la façon dont nous avons juxtaposé ses rêves avec des corps endormis (qui respirent, qui rêvent). Pour certains spectateurs, les dormeurs semblent être les objets ou les acteurs imaginaires de ses rêves, tandis qu’à d’autres moments, ils sont ressentis comme le sujet rêveur lui-même – qui apparaît tour à tour comme un enfant ou un adulte, un homme ou une femme, de teint plus ou moins foncé, un anglophone accentué ou natif, une personne ou deux, et même à un moment donné un animal.
Lors du tournage et du montage de Caniba, nous avons tous deux lutté pour résister à la fictionnalisation. Au début, pendant le tournage, Jun Sagawa, le frère d’Issei Sagawa (le cannibale), dominait verbalement et laissait très peu d’espace à son frère pour s’exprimer. Jun nous parlait d’Issei, devant lui. Il essayait de s’approprier le film. Nous avons fait de notre mieux pour qu’il parle moins, qu’il écoute, et qu’il laisse à son frère un espace pour s’exprimer. Le film final commence comme un portrait d’Issei Sagawa, et au fur et à mesure, il devient un portrait très différent d’eux deux, et de leur rivalité fraternelle, avec une intensité shakespearienne assez classique.
Lucien Castaing-Taylor : Et la dame qui apparaît à la fin, habillée en femme de chambre, et qui est souvent prise par les spectateurs non japonais pour une travailleuse du sexe, nous a semblé dès le départ être un personnage de fiction, ou un produit de l’imagination fébrile d’Issei-san. En réalité, c’est une vieille amie à lui. Mais lorsqu’elle raconte les méandres de son histoire de zombie à la fin du film, nous sommes sans équivoque dans le domaine de la fiction et du fantasme. Cependant, pendant l’enregistrement, nous n’avions aucune idée de ce qu’elle faisait ou disait (nous ne parlons pas japonais, et les mots sont les siens, pas les nôtres), et pour autant que nous sachions, elle lui racontait le scénario d’un vrai film de zombies dans lequel elle avait joué. Il y a des couches et des couches de faits et de fiction qui se superposent ici.
Véréna Paravel : Notre idée initiale avec Caniba donnait en fait beaucoup plus de poids à la fiction. Nous avions à l’esprit non seulement une approche relevant de l’« anthropologie partagée » à la Jean Rouch[1], que nous avions essayé dans un registre très différent dans Leviathan, en plaçant des caméras sur le corps des pêcheurs lorsqu’ils remontaient les filets et vidaient les poissons sur le pont, mais ce que nous appelions « anthropophagie partagée ». Nous savions qu’Issei Sagawa voulait mourir aux mains et dans la bouche d’un autre cannibale, afin que son désir se réalise. Mais lorsque nous l’avons rencontré, nous avons réalisé qu’il était trop faible et infirme pour initier le fait d’être mangé par quelqu’un d’autre. Au lieu de cela, nous avons joué avec divers scénarios fictifs dans lesquels il aurait joué sa fin, dans la bouche d’une ancienne petite amie. Finalement, il était trop faible pour jouer quoi que ce soit, et cela ne s’est jamais produit.

Diriez-vous que vous cherchez une description ou une intelligence du réel, ou votre travail d’enregistrement d’éléments issus du réel vise-t-il autre chose, par exemple une idée, ou la beauté, ou la terreur ?
Véréna Paravel : Oui, absolument ! Je pense qu’ils sont indissociables. J’ai remarqué que je qualifie les gens, les vues, les sensations, les œuvres d’art de beaux beaucoup plus facilement et naturellement que Lucien. Il prononce rarement ce mot. En anglais, il est presque politiquement incorrect de décrire une personne comme étant belle, et l’académie anglophone est tellement méfiante à l’égard de l’esthétique et embourbée dans une forme inhumaine de sémiotique désensibilisée que les exclamations sur la beauté sont pratiquement assimilables à un blasphème. La beauté et l’horreur se rejoignent, tout comme la tragédie et la farce, mais elles le font toutes dans le domaine du réel. Nous sommes aussi intrigués par l’importance de ce qui est ostensiblement banal, ordinaire et quotidien, ce que James Agee appelait « the cruel radiance of what is » (« l’éclat cruel de ce qui est »), que par l’exceptionnel, le stupéfiant ou l’écrasant. La prépondérance de ces derniers dans le cinéma explique en grande partie pourquoi il est devenu une telle technologie du spectacle et de la distraction.

À l’évidence, votre nouveau film, De Humani Corporis Fabrica, se situe aux confins de « l’éclat cruel de ce qui est », la chair humaine, les outils médicaux, la maladie, l’organisation de l’hôpital, et de dimensions relevant, visuellement et philosophiquement, de formes de sublime, à commencer par les rapports à la vie et à la mort. Pouvez-vous raconter d’où est parti le projet qui a mené à ce film ?
Véréna Paravel : L’idée était de nous reconnecter à nos êtres de chair. De trouver un moyen de repenser notre intériorité de façon plus incarnée, plus corporelle. Emprunter les outils de la médecine moderne et faire ce mouvement inverse : la médecine s’est appropriée les outils du cinéma pour sa propre pratique, nous avons voulu utiliser les moyens développés par la médecine pour faire un film, pour donner une représentation du corps qui nous soit moins familière mais qui élargisse les manières dont nous existons dans le monde. C’est aussi une façon de se réapproprier une vulnérabilité et une force vitale : à l’hôpital, on éprouve plus qu’ailleurs à la fois la fragilité du vivant et la présence de la mort, et les extraordinaires ressources du côté de la vie, la pulsation vitale dans la matière même qui nous compose. De ce point de vue, l’hôpital est un espace dramatique, ou plutôt tragique, de première grandeur, la scène permanente de cette tension extrême. Et bien sûr l’hôpital lui-même est un corps, un corps qui contient des corps et les travaille. Il est lui-même un organe de la société, et à ce titre il en reflète et souvent concentre de nombreuses caractéristiques, mais aussi à l’intérieur de l’hôpital coexistent des organes, des fonctions, des systèmes. Le film fait aussi l’étude anatomique de ce corps-là.
Lucien Castaing-Taylor : C’est une sorte d’auscultation, mais à laquelle on ajoute la couleur, le mouvement, le son, tout un ensemble de choix qu’on peut dire artistiques ou esthétiques, mais comme éléments de compréhension. Il y avait cette idée de retourner les yeux vers l’intérieur, de regarder en nous, « nous » comme êtres physiques. Je me souviens que nous avions en tête cette phrase : « Si tu ne peux pas entrer à Harvard en étant vivant, tu peux y entrer en étant mort. » Elle renvoie à tous les usages qui sont faits dans le monde académique des cadavres, y compris découpés, parfois vendus, on a ensuite évolué vers une réflexion sur le transhumanisme et la transplantation. Ce projet a ensuite encore évolué, avec le projet de filmer uniquement à l’intérieur du corps, en s’appuyant déjà sur l’ouvrage en sept volumes de Vésale qui porte le titre que nous avons repris[2]. En reprenant la structure de son livre, mais en utilisant les outils de visualisation élaborés depuis 20 ans, nous avions prévu de tourner sept séquences dans sept pays et montrant sept opérations chirurgicales concernant différentes parties de l’anatomie (le squelette, les muscles, les viscères, le cerveau, le système nerveux, le système sanguin, le système respiratoire). Mais non seulement c’était très compliqué à mettre en œuvre, c’était aussi trop figé comme approche, enfermé dans une structure, un dispositif. Nous avons commencé à faire du terrain dans des hôpitaux à Boston, mais c’était extrêmement difficile de pouvoir filmer. Les médecins étaient d’accord, mais les responsables de la communication de chaque établissement voulaient tout contrôler, c’était inadmissible pour nous. Heureusement nous avons rencontré François Crémieux[3], qui à l’époque était le directeur de cinq hôpitaux du Nord de Paris, et qui a eu ce geste incroyablement généreux et courageux de nous laisser carte blanche.

Le mot fabrica est le plus complexe à comprendre dans le titre.
Véréna Paravel : Il nous convient à cause de la multiplicité des sens auxquels il renvoie. Le mot évoque à la fois une usine, l’endroit où sont produites les conditions et les formes d’action de la médecine hospitalière et de la chirurgie, et la texture, la matérialité des corps – plutôt du côté du mot anglais fabric, « tissu », « trame ».

Même s’il est très singulier, le film s’inscrit aussi dans la continuité de votre travail au Sensory Ethnography Lab. Quels sont les liens entre cette nouvelle réalisation et ce que vous aviez fait avant ?
Lucien Castaing-Taylor : Certains ont cru définir notre travail comme cherchant à éliminer ou marginaliser les humains, ce qui est absurde si on pense à somniloquies ou à Caniba, et il est clair que ce nouveau film est encore plus centré sur les humains. Mais en effet toujours en rendant sensible les interactions avec le non-humain, avec un cosmos qui n’est pas entièrement composé d’humains, ni définis par et pour eux. L’exploration de ces immenses paysages à l’intérieur de nos corps donne accès aussi à une autre conscience de la place que chacun occupe, du monde qu’il ou elle est.
Véréna Paravel : Comme dans nos autres films, on se tient à un seuil entre la beauté et l’horreur. (…)

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