Castaing-Taylor et Paravel : « Nous avons zéro degré de séparation avec le réel »

Nouvel opus des cinéastes Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor, De Humani Corporis Fabrica plonge littéralement dans les entrailles des corps brisés qui peuplent l’hôpital, cet autre corps qu’ils auscultent à leur manière, en anthropologues et témoins attentifs à la complexité du monde.

eur nouveau film sort en salles le 11 janvier, après avoir été un des événements du dernier Festival de Cannes (à la Quinzaine des réalisateurs). Comme leurs précédentes réalisations, De Humani Corporis Fabrica ouvre des chemins inédits, tant par ses conditions de tournage que par l’expérience proposée aux spectateurs ou à la manière dont il envisage la place du cinéma vis-à-vis du réel.

Évitant de se définir comme cinéastes tout autant que comme scientifiques, Véréna Paravel and Lucien Castaing-Taylor déploient depuis plus de dix ans de nouvelles voies pour le documentaire, en phase avec les avancées de la pensée contemporaine héritée du pragmatisme, incarnées notamment par Bruno Latour, et de nature à ouvrir d’autres perceptions et d’autres compréhensions du monde que nous habitons. Ils avaient déjà réalisé des films, chacun de son côté – parfois avec quelqu’un d’autre. Sweetgrass de Lucien Castaing Taylor (2009) comme Foreign Parts de Véréna Paravel (2010) témoignaient de leur capacité à voir autrement.

Ensemble, lui qui a fondé et dirige le programme d’études d’anthropologie visuelle Sensory Ethnography Lab (SEL) à l’université de Harvard et elle qui en a été l’étudiante avant d’y devenir enseignante, n’ont cessé de développer des méthodes de recherche par les moyens du cinéma – image, son, montage. L’extraordinaire expérience sensorielle et cosmique de Leviathan (2012), qui a connu un succès mondial, est devenu un manifeste pour de nouvelles manières de représenter la complexité du monde.

Mais il n’est pas qu’une réponse possible, et depuis, somniloquies ou Caniba ont exploré d’autres voies, tout aussi originales et fécondes. Le premier est une proposition à partir des enregistrements d’un homme qui parlait en dormant, enregistrements effectués durant les années 60 et conservés à Harvard qui ont été ensuite souvent utilisés par des chercheurs en psychologie. Les moyens du cinéma, notamment la vision de multiples corps endormis pendant qu’on entend des fragments des enregistrements, ouvrent des perspectives inédites sur l’inconscient, moins de celui qui parle que de ceux qui regardent. Le second est consacré à Issei Sagawa, qui a tué et mangé une étudiante à Paris en 1981, et qui est retourné au Japon après avoir purgé sa peine, où il vit avec son frère Jun. Les entretiens menés avec les deux frères font émerger, grâce en particulier aux usages du cadre et du montage, des abimes de souffrance, de faiblesse et de violence, selon des configurations imprévues.

Dans le cadre du SEL, Paravel et Castaing Taylor accompagnent d’autres réalisations que les leurs, dont les mémorables People’s Park de J.P. Sniadecki et Libbie Dina Cohn (2012), ou Manakama de Stephanie Spray et Pacho Velez (2013), et réalisent aussi des projets relevant de l’installation vidéo. L’ensemble de leur travail tend à susciter des modes de perception de la réalité, sur toutes sortes d’écrans, dans toutes sortes de lieux en plus des salles de cinéma. Mais si on a retrouvé leurs réalisations dans les galeries et les musées, dans les lieux d’enseignement et de recherche, c’est bien pour et par le cinéma qu’a été conçu De Humani Corporis Fabrica (2022), exploration des réalités interconnectées du corps humain et du corps social grâce à plusieurs années de tournage en immersion dans le monde hospitalier. JMF

Vous faites des films à l’enseigne d’un laboratoire de recherche et d’enseignement, le Sensory Ethnography Lab de Harvard. Cela implique-t-il des procédures particulières dans les manières de concevoir les films ? Et ces procédures répondent-elles à une méthodologie particulière, qui serait celle de l’« ethnographie sensorielle », ou sont-elles spécifiques à chaque film ?
Lucien Castaing-Taylor : Si vous parlez à tout scientifique qui se respecte de sa « méthode scientifique », il ou elle vous rira au nez. Ils savent très bien que cette méthode n’existe pas. Malgré leur dépendance à l’égard de l’expérimentation, ils procèdent dans la plupart des cas par conjecture et intuition. Les scientifiques et les artistes ont beaucoup plus en commun que les universitaires. Seuls les philosophes des sciences et les spécialistes des sciences sociales, qui veulent que leurs savoirs paraissent plus robustes qu’ils ne le sont, s’acharnent sur cette idée d’une méthodologie scientifique. Nous avons associé les mots « ethnographie » et « sensorielle » simplement pour souligner combien l’expérience sensorielle est étouffée dans l’ethnographie écrite. Et aussi pour reconnaître la place centrale de l’ethnographie dans ce que nous faisons, tel que nous le faisons. Trop de gens prétendent faire de l’ethnographie de nos jours, des artistes visuels aux cinéastes en passant par les spécialistes des sciences humaines qui mènent des « études de réception » – mais c’est de la foutaise. Rien à voir avec le travail de terrain immersif à long terme et à la première personne qu’entreprennent les anthropologues dignes de ce nom. En dehors de la reconnaissance de la centralité de l’expérience sensorielle dans ce qui nous constitue, et de l’engagement envers les connaissances et les réciprocités intersubjectives qui résultent du travail ethnographique sur le terrain, il n’y a pas grand-chose de distinctif dans le travail qui a été réalisé par le laboratoire d’ethnographie sensorielle. Presque tout est permis. Les méthodes, telles qu’elles sont (et la plupart d’entre elles ne sont pas terriblement méthodiques, ou ne le sont qu’inconsciemment, et ne nous sont donc pas directement accessibles), sont inventées à chaque film. Les οδόi avec lesquels nous sommes μετά sont multiples et semblables à un labyrinthe – nous ne savons pas sur quels chemins nous sommes engagés, où ils mènent, et s’il y aura une issue au bout. Chaque sujet exige l’invention d’un nouveau style, celui qui lui convient.

Quelle est, dans vos films, la place de la préparation – écriture, recherche académique, enquête de terrain ? Ou pour le demander autrement : dans quelle mesure vos films sont-ils « improvisés » ? Diriez-vous que les dispositifs de préparation sont d’autres manières de s’approcher du « réel » (à supposer qu’on sache ce que c’est) ou au contraire que ce sont plutôt des obstacles vis-à-vis de la proximité avec le réel ?
Véréna Paravel : C’est difficile à dire. Malgré notre engagement général envers l’ethnographie, nous travaillons parfois à contre-courant des procédés habituels de l’ethnographie. Nous avons tendance à commencer à filmer le plus tôt possible dans le mouvement qui nous mène vers le film, avant même d’avoir défini un projet. Le fugace, l’éphémère et l’apparemment insignifiant nous intriguent autant que les formes de compréhension qui naissent de l’observation participante à long terme. La familiarité émousse les sens et l’intellect. Mon film 7 Queens portait précisément sur cet enjeu, il était construit à partir de rencontres initiales et non préconçues avec des inconnus alors que je marchais le long de la ligne de métro 7 dans le Queens, à New York.
À première vue, notre film Leviathan pourrait sembler porter sur la pêche commerciale contemporaine, même si, en fait, il aspire à quelque chose de beaucoup plus cosmologique. Si, en fin de compte, il porte sur quelque chose, c’est sur la relation humaine avec la mer – à la fois expérimentale et élémentaire, historique et mythologique. La pêche étant une des activités le plus souvent enregistrées depuis l’invention de la photographie et du cinéma, nous avons d’abord pensé que nous devions essayer d’examiner le plus grand nombre possible de ces photographies et films, afin de nous assurer que nous ne répétions pas ce qui avait déjà été fait. Mais nous nous sommes vite rendu compte que nous serions paralysés par la crainte de répéter ce que d’autres avaient déjà fait. Après avoir vu quelques films sur la mer, nous avons donc décidé d’arrêter. Cela dit, nous avons beaucoup lu – tant sur l’écologie, l’histoire et la politique de la pêche commerciale que sur les réflexions métaphysiques de l’humanité sur les profondeurs – tout au long du tournage et du montage du film. Le type de préparation et de recherche que nous entreprenons varie d’un projet à l’autre.
Ce qui est également vrai, c’est que même si nous essayons de faire des recherches systématiques sur un sujet, notre vision de celui-ci se transforme au fur et à mesure, d’une manière que nous ne pouvons pas anticiper. Le travail final est toujours très éloigné de la façon dont nous l’avions initialement conçu. Quant à savoir si les types de recherche que nous entreprenons permettent ou empêchent notre accès au « réel », il est difficile de généraliser. Nous avons beau essayer, en suivant la recommandation de Wittgenstein, nous ne pouvons pas arrêter de penser. La pensée, cohérente ou incohérente, fait partie intégrante de ce qui nous rend humains. J’ai tendance à supposer que je pense en images, mais en fin de compte il est impossible de séparer le discursif du figuratif. Chacun d’entre eux s’infiltre dans l’autre.
Lucien Castaing-Taylor : Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’est le réel, si ce n’est tout. L’une des conséquences malheureuses d’une grande partie de la pensée post-structuraliste a été de supposer qu’une « construction culturelle », comme ils disent, est en quelque sorte irréelle, ou que le réel est lui-même « seulement » une construction. Il n’y a pas une grande distance entre les déclarations anthropologiques et géographiques sur les « modernités alternatives » et le bourbier politique actuel des « faits alternatifs ». Mais les constructions sont éminemment réelles. Tout ce qui est, est réel. Cela peut sembler futile, mais cela me semble crucial, et est souvent négligé dans les écrits sur la représentation, et la relation entre le documentaire et le monde. Il y a autant de qualités ou de facettes différentes de la réalité qu’il y a de genres de réalisme. Et bien plus encore. Rien n’est plus réel que la fantaisie ou l’illusion. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question de « proximité » avec le réel – et, en tout état de cause, la bonne fiction semble souvent plus proche ou plus réelle que la plupart des soi-disant documentaires, que ce soit parce que la plupart des documentaires sont dépourvus d’expérience ou parce que l’on sent qu’ils nient l’intervention du réalisateur. Il est tout simplement impossible pour chacun d’entre nous de s’éloigner du réel. Nous avons zéro degré de séparation avec le réel.
Que nous soyons en train d’improviser ou de planifier, de comploter et de préméditer – ou, comme tout le monde, quand nous faisons l’un puis l’autre, ou quand nous faisons l’un alors que nous pensons faire l’autre, ou quand nous faisons les deux en même temps – nous sommes au cœur du réel. L’artifice et la vraisemblance ne s’opposent pas l’un à l’autre, mais sont de proches cousins, qui partagent le même secret. Dans leur rapport au réel, nos films doivent énormément à l’artifice, non seulement le nôtre mais aussi celui de nos sujets, humains ou animaux. Quant au poids respectif de l’improvisation par rapport à la recherche ou à la préméditation dans nos œuvres, nous sommes mal placés pour en juger, mais il varie d’une œuvre à l’autre, et aussi d’un moment à l’autre dans une même œuvre. Je ne sais pas si vous vous souvenez de la brève scène de Léviathan où l’on voit en très gros plan un grand oiseau, un puffin, sur le pont de l’Athena, qui semble être blessé et tente désespérément de retourner à la mer. Essayer de comprendre dans quelle mesure cette image a été inspirée par notre engagement dans l’ « ethnographie multi-espèces » et le « tournant animalier » dans les sciences humaines, à partir d’un désir instinctif ou semi-réfléchi (y compris au montage) alors que l’oiseau cherche à s’envoler du bateau est presque impossible. Il en va de même pour la plupart des séquences de nos films. Je pense que c’est une fausse antinomie, si l’on apprend quelque chose de valable au sujet de la « recherche », c’est sûrement qu’elle s’infiltre dans l’inconscient, voire dans l’instinct lui-même.

Si on vous dit que vous faites du documentaire, comment réagissez-vous ? Ce mot vous semble-t-il rendre compte de votre travail ?
Lucien Castaing-Taylor : Aucun de nous deux n’a de sentiments forts à ce sujet. Si le terme « documentaire » évoque aujourd’hui une forme de journalisme ou la plupart des films commandés par la télévision et leurs dérivés sur Internet, il est peut-être trompeur. Étymologiquement, le latin documentum signifiait « précédent » ou « preuve » ou « exemple », voire une sorte d’avertissement. Sa racine est docere, qui signifie « enseigner ». Nos films sont très éloignés des conférences illustrées ou des films thématiques qui sont ouvertement pédagogiques, et nous ne considérons certainement pas nos spectateurs comme des enfants. Mais d’un autre côté, les enfants sont peut-être notre public idéal. Ils sont beaucoup plus ouverts à l’émerveillement que la plupart des adultes, et l’émerveillement est une expérience esthétique à laquelle nous sommes profondément attachés, et qui est généralement négligée dans les documentaires. De plus, même si nous essayons de faire un travail qui est largement non propositionnel, ou irréductible à une argumentation directe, nos films ont clairement vocation à prouver des états de faits, des situations, des actes. Et nous les concevons comme des avertissements à bien des égards – moralement, politiquement et écologiquement.
Véréna Paravel : « Documentaire » a aussi le mérite de la modestie, comme de reconnaître sa proximité avec « mentir », contrairement à la formulation binaire, plus prétentieuse et purement négative, de la « non-fiction », dénomination aujourd’hui préférée dans le monde anglo-saxon. Nous avons tendance à privilégier l’être sur le sens, la perception sur l’argumentation, et ce que Bertrand Russell appelle la connaissance par affinité plutôt que par description.

Verriez-vous la possibilité de « passages par la fiction », par exemple en agençant des situations enregistrées de manière à ce qu’elles fassent récit, ou en transformant même partiellement des personnes que vous filmez en personnages, comme des recours possibles et souhaitables pour votre travail ?
Véréna Paravel : Oui, absolument. Mais les faits et la fiction s’entremêlent inéluctablement dans tous nos films, même d’une manière dont nous ne nous rendons pas compte ou que nous ne contrôlons pas. Je suis convaincue que c’est lorsque nous sommes le moins conscients de la fiction que nous la pratiquons le plus. Mais à certains moments, tant au tournage qu’au montage, on en est certainement conscients. Nous créons des personnages à partir de fragments, et ces fragments sont nécessairement partiels, sélectifs et incomplets. À partir de ces fragments, les spectateurs devinent un tout, une personne. C’est aussi ce que nous faisons dans la vie de tous les jours. Nous connaissons les autres de manière imparfaite (et nous nous connaissons nous-mêmes de manière imparfaite aussi, mais d’une manière très différente). Lors du tournage de Foreign Parts dans une gigantesque casse automobile à New York, j’ai parfois eu la conscience aiguë que j’encourageais ou mettais en valeur certaines qualités de la personnalité de quelqu’un plutôt que d’autres. C’est peut-être périlleux, mais c’est inévitable. Et aussi souhaitable. Et même si c’était possible, il ne faudrait pas faire de discrimination, et aboutir à une sorte d’indifférence œcuménique totalisante.
Où commence et où finit la fiction dans une œuvre comme somniloquies ? C’est presque impossible à dire. Le narrateur en chair et en os, Dion McGregor, est lui-même aussi un être fictif, même s’il était mort au moment où nous avons réalisé le film et que nous n’avions accès à lui que par le biais d’enregistrements sonores d’archives. Si vous écoutez d’autres rêves pour lesquels des enregistrements existent que ceux que nous avons utilisés, vous aurez un sens différent de lui. Et un sens très différent encore si vous regardez et écoutez toutes les émissions de télévision et de radio auxquelles il a participé, ou si vous parlez aux quelques personnes vivantes qui se souviennent de lui. Il est également fictif par l’ordre dans lequel nous avons placé ses rêves et surtout par la façon dont nous avons juxtaposé ses rêves avec des corps endormis (qui respirent, qui rêvent). Pour certains spectateurs, les dormeurs semblent être les objets ou les acteurs imaginaires de ses rêves, tandis qu’à d’autres moments, ils sont ressentis comme le sujet rêveur lui-même – qui apparaît tour à tour comme un enfant ou un adulte, un homme ou une femme, de teint plus ou moins foncé, un anglophone accentué ou natif, une personne ou deux, et même à un moment donné un animal.
Lors du tournage et du montage de Caniba, nous avons tous deux lutté pour résister à la fictionnalisation. Au début, pendant le tournage, Jun Sagawa, le frère d’Issei Sagawa (le cannibale), dominait verbalement et laissait très peu d’espace à son frère pour s’exprimer. Jun nous parlait d’Issei, devant lui. Il essayait de s’approprier le film. Nous avons fait de notre mieux pour qu’il parle moins, qu’il écoute, et qu’il laisse à son frère un espace pour s’exprimer. Le film final commence comme un portrait d’Issei Sagawa, et au fur et à mesure, il devient un portrait très différent d’eux deux, et de leur rivalité fraternelle, avec une intensité shakespearienne assez classique.
Lucien Castaing-Taylor : Et la dame qui apparaît à la fin, habillée en femme de chambre, et qui est souvent prise par les spectateurs non japonais pour une travailleuse du sexe, nous a semblé dès le départ être un personnage de fiction, ou un produit de l’imagination fébrile d’Issei-san. En réalité, c’est une vieille amie à lui. Mais lorsqu’elle raconte les méandres de son histoire de zombie à la fin du film, nous sommes sans équivoque dans le domaine de la fiction et du fantasme. Cependant, pendant l’enregistrement, nous n’avions aucune idée de ce qu’elle faisait ou disait (nous ne parlons pas japonais, et les mots sont les siens, pas les nôtres), et pour autant que nous sachions, elle lui racontait le scénario d’un vrai film de zombies dans lequel elle avait joué. Il y a des couches et des couches de faits et de fiction qui se superposent ici.
Véréna Paravel : Notre idée initiale avec Caniba donnait en fait beaucoup plus de poids à la fiction. Nous avions à l’esprit non seulement une approche relevant de l’« anthropologie partagée » à la Jean Rouch[1], que nous avions essayé dans un registre très différent dans Leviathan, en plaçant des caméras sur le corps des pêcheurs lorsqu’ils remontaient les filets et vidaient les poissons sur le pont, mais ce que nous appelions « anthropophagie partagée ». Nous savions qu’Issei Sagawa voulait mourir aux mains et dans la bouche d’un autre cannibale, afin que son désir se réalise. Mais lorsque nous l’avons rencontré, nous avons réalisé qu’il était trop faible et infirme pour initier le fait d’être mangé par quelqu’un d’autre. Au lieu de cela, nous avons joué avec divers scénarios fictifs dans lesquels il aurait joué sa fin, dans la bouche d’une ancienne petite amie. Finalement, il était trop faible pour jouer quoi que ce soit, et cela ne s’est jamais produit.

Diriez-vous que vous cherchez une description ou une intelligence du réel, ou votre travail d’enregistrement d’éléments issus du réel vise-t-il autre chose, par exemple une idée, ou la beauté, ou la terreur ?
Véréna Paravel : Oui, absolument ! Je pense qu’ils sont indissociables. J’ai remarqué que je qualifie les gens, les vues, les sensations, les œuvres d’art de beaux beaucoup plus facilement et naturellement que Lucien. Il prononce rarement ce mot. En anglais, il est presque politiquement incorrect de décrire une personne comme étant belle, et l’académie anglophone est tellement méfiante à l’égard de l’esthétique et embourbée dans une forme inhumaine de sémiotique désensibilisée que les exclamations sur la beauté sont pratiquement assimilables à un blasphème. La beauté et l’horreur se rejoignent, tout comme la tragédie et la farce, mais elles le font toutes dans le domaine du réel. Nous sommes aussi intrigués par l’importance de ce qui est ostensiblement banal, ordinaire et quotidien, ce que James Agee appelait « the cruel radiance of what is » (« l’éclat cruel de ce qui est »), que par l’exceptionnel, le stupéfiant ou l’écrasant. La prépondérance de ces derniers dans le cinéma explique en grande partie pourquoi il est devenu une telle technologie du spectacle et de la distraction.

À l’évidence, votre nouveau film, De Humani Corporis Fabrica, se situe aux confins de « l’éclat cruel de ce qui est », la chair humaine, les outils médicaux, la maladie, l’organisation de l’hôpital, et de dimensions relevant, visuellement et philosophiquement, de formes de sublime, à commencer par les rapports à la vie et à la mort. Pouvez-vous raconter d’où est parti le projet qui a mené à ce film ?
Véréna Paravel : L’idée était de nous reconnecter à nos êtres de chair. De trouver un moyen de repenser notre intériorité de façon plus incarnée, plus corporelle. Emprunter les outils de la médecine moderne et faire ce mouvement inverse : la médecine s’est appropriée les outils du cinéma pour sa propre pratique, nous avons voulu utiliser les moyens développés par la médecine pour faire un film, pour donner une représentation du corps qui nous soit moins familière mais qui élargisse les manières dont nous existons dans le monde. C’est aussi une façon de se réapproprier une vulnérabilité et une force vitale : à l’hôpital, on éprouve plus qu’ailleurs à la fois la fragilité du vivant et la présence de la mort, et les extraordinaires ressources du côté de la vie, la pulsation vitale dans la matière même qui nous compose. De ce point de vue, l’hôpital est un espace dramatique, ou plutôt tragique, de première grandeur, la scène permanente de cette tension extrême. Et bien sûr l’hôpital lui-même est un corps, un corps qui contient des corps et les travaille. Il est lui-même un organe de la société, et à ce titre il en reflète et souvent concentre de nombreuses caractéristiques, mais aussi à l’intérieur de l’hôpital coexistent des organes, des fonctions, des systèmes. Le film fait aussi l’étude anatomique de ce corps-là.
Lucien Castaing-Taylor : C’est une sorte d’auscultation, mais à laquelle on ajoute la couleur, le mouvement, le son, tout un ensemble de choix qu’on peut dire artistiques ou esthétiques, mais comme éléments de compréhension. Il y avait cette idée de retourner les yeux vers l’intérieur, de regarder en nous, « nous » comme êtres physiques. Je me souviens que nous avions en tête cette phrase : « Si tu ne peux pas entrer à Harvard en étant vivant, tu peux y entrer en étant mort. » Elle renvoie à tous les usages qui sont faits dans le monde académique des cadavres, y compris découpés, parfois vendus, on a ensuite évolué vers une réflexion sur le transhumanisme et la transplantation. Ce projet a ensuite encore évolué, avec le projet de filmer uniquement à l’intérieur du corps, en s’appuyant déjà sur l’ouvrage en sept volumes de Vésale qui porte le titre que nous avons repris[2]. En reprenant la structure de son livre, mais en utilisant les outils de visualisation élaborés depuis 20 ans, nous avions prévu de tourner sept séquences dans sept pays et montrant sept opérations chirurgicales concernant différentes parties de l’anatomie (le squelette, les muscles, les viscères, le cerveau, le système nerveux, le système sanguin, le système respiratoire). Mais non seulement c’était très compliqué à mettre en œuvre, c’était aussi trop figé comme approche, enfermé dans une structure, un dispositif. Nous avons commencé à faire du terrain dans des hôpitaux à Boston, mais c’était extrêmement difficile de pouvoir filmer. Les médecins étaient d’accord, mais les responsables de la communication de chaque établissement voulaient tout contrôler, c’était inadmissible pour nous. Heureusement nous avons rencontré François Crémieux[3], qui à l’époque était le directeur de cinq hôpitaux du Nord de Paris, et qui a eu ce geste incroyablement généreux et courageux de nous laisser carte blanche.

Le mot fabrica est le plus complexe à comprendre dans le titre.
Véréna Paravel : Il nous convient à cause de la multiplicité des sens auxquels il renvoie. Le mot évoque à la fois une usine, l’endroit où sont produites les conditions et les formes d’action de la médecine hospitalière et de la chirurgie, et la texture, la matérialité des corps – plutôt du côté du mot anglais fabric, « tissu », « trame ».

Même s’il est très singulier, le film s’inscrit aussi dans la continuité de votre travail au Sensory Ethnography Lab. Quels sont les liens entre cette nouvelle réalisation et ce que vous aviez fait avant ?
Lucien Castaing-Taylor : Certains ont cru définir notre travail comme cherchant à éliminer ou marginaliser les humains, ce qui est absurde si on pense à somniloquies ou à Caniba, et il est clair que ce nouveau film est encore plus centré sur les humains. Mais en effet toujours en rendant sensible les interactions avec le non-humain, avec un cosmos qui n’est pas entièrement composé d’humains, ni définis par et pour eux. L’exploration de ces immenses paysages à l’intérieur de nos corps donne accès aussi à une autre conscience de la place que chacun occupe, du monde qu’il ou elle est.
Véréna Paravel : Comme dans nos autres films, on se tient à un seuil entre la beauté et l’horreur. (…)

LIRE LA SUITE

Alice Diop: «La fiction permet d’aller plus loin dans ce que dit la réalité»

Alice Diop en 2019, lors d’un débat du collectif 50/50

Entretien avec la cinéaste révélée par «Nous», réalisatrice de «Saint Omer», film-événement en salles le 23 novembre.

Jusqu’à il y a peu quasi inconnue, Alice Diop s’est imposée en deux films et moins de deux ans comme une figure majeure du cinéma contemporain en France. Après le documentaire multirécompensé Nous, sorti en salles en février dernier, son premier film de fiction, primé à Venise et désigné comme représentant français aux Oscars de mars 2023, Saint Omer, sortira le 23 novembre.

Film événement par l’ampleur des enjeux qu’il mobilise et sa manière d’associer les ressources du documentaire et du romanesque comme par la splendeur et la justesse de sa mise en scène, il justifie d’aller sans attendre à la rencontre d’une cinéaste de notre temps.

Slate.fr: Comment regardez-vous, aujourd’hui, votre parcours?

Alice Diop: Il me semble avoir toujours surtout fonctionné à l’intuition. Sur tous mes projets depuis mes débuts comme cinéaste, j’étais mue à chaque fois par une obsession qui venait de très loin, mais dont je n’avais pas forcément conscience. En faire un film nécessite ensuite d’entreprendre des recherches, de mobiliser des savoirs, de déployer des ressources techniques, narratives, etc., mais l’impulsion vient toujours de quelque chose de plus intime et de plus mystérieux en moi.

Malgré leurs différences, vous considérez donc qu’il y a un lien entre tous vos films?

Je le sens avec certitude, mais c’est un lien très souterrain, et qui doit sans doute le rester. Je ne cherche pas du tout à construire des échos ou des rimes entre mes films. Il s’agit d’une démarche solitaire, que je ne tiens pas à exhiber. Avec Saint Omer, et les entretiens que je suis amenée à donner à l’occasion de sa sortie, j’ai l’impression que tout cela devient plus visible. C’est sans doute un effet de la fiction, alors que tout était déjà là dans mes documentaires.

Au-delà de la reconnaissance que vous apporte ce premier long métrage de fiction et, je vous le souhaite, des joies que cela peut aussi offrir, êtes-vous inquiète des effets de ce passage à davantage de lumière?

Pas inquiète, et j’essaie aussi d’en profiter, mais j’ai hâte de pouvoir retourner me mettre au travail, de reprendre le fil de ce que je cherche de film en film.

«Faire du cinéma, pour moi c’est vital, au sens où cela m’aide à vivre,
c’est une façon de réparer des blessures causées par le silence.»

Pouvez-vous nommer ce que vous appelez votre «obsession»?

Non, et d’ailleurs je crois qu’il ne faut pas. Je sais juste que cela se joue dans le fait de faire des films, en étant qui je suis. Mais je ne voudrais pas qu’on l’entende uniquement comme une souffrance ou une névrose. Faire du cinéma, pour moi c’est vital, au sens où cela m’aide à vivre, c’est une façon de réparer des blessures causées par le silence.

Lorsque vous avez reçu le Lion d’argent au Festival de Venise, vous avez cité une phrase de Sister Outsider, le livre si important d’Audre Lorde: «Femmes noires, notre silence ne nous protègera pas.»

Aucun doute qu’il y a là le moteur de tous mes films, à la fois leur enjeu politique et ma question intime. J’ai l’impression d’avoir été façonnée par le silence. Mes parents, Sénégalais arrivés en France avant ma naissance, ne m’ont rien transmis du monde qu’ils avaient habité, le monde colonial, qui continuait à définir notre vie quotidienne, sans qu’on ait les moyens de savoir pourquoi et comment.

J’ai fait des études d’histoire, de la «grande histoire» comme on dit, pour essayer de comprendre ce qui se passait chez moi, la mélancolie de ma mère, la tristesse de mon père. Cela m’a beaucoup éclairée sur ce que nous vivons, mais à un moment, l’approche historienne ne m’a plus suffi, à la fois pour comprendre et pour partager, et j’ai eu besoin du cinéma. Pour décrire et interroger le monde où je vis et qui est habité par ces fantômes. Tous mes films sont traversés par ces questions, même si ce n’est pas frontalement exposé.

Dans quelle mesure le passage du documentaire à la fiction que vous opérez avec Saint Omer a-t-il un sens pour vous?

J’ai abordé tous mes films de la même façon, il me semble avoir écrit Saint Omer comme j’ai écrit La Permanence ou Nous, avec le besoin d’une prise de risque maximum, le désir d’inventer une forme sans a priori, une mise en scène née des réalités et des nécessités du tournage, sans méthode préalable. Je n’ai donc pas du tout envisagé le passage du documentaire à la fiction comme un grand saut. Ce «grand saut», il se produit au moment de la réception du film, avec la multiplicité des regards qui se portent sur moi et sur mon travail.

Je suis aussi surprise qu’on me considère comme une débutante alors que je suis une cinéaste de 43 ans, qui fait des films depuis près de vingt ans. Tant que je travaillais sur Saint Omer, j’étais dans un sentiment de continuité, alors que la réception du film me renvoie l’image d’une rupture, ou d’un début. C’est un peu étrange à vivre.

La Mort de Danton (2011) et Vers la tendresse (2016), sont deux films d’Alice Diop consacrés à des jeunes hommes vivant en Seine-Saint-Denis.

Vos films sont assez espacés dans le temps, vous faites d’autres choses entretemps?

Non, c’est juste que je consacre beaucoup de temps à chaque film. En 2005, après la mort de mon père, j’ai voulu me perfectionner et j’ai suivi une année de formation à la Fémis avant d’écrire Les Sénégalaises et la Sénégauloise. Ensuite j’ai aussitôt commencé à travailler sur La Mort de Danton. Tel que le vis, je n’arrête jamais d’être en train de faire un film. En ce moment, où je suis très absorbée par la sortie de Saint Omer, je travaille néanmoins au prochain, même si je sais qu’il ne sortira sans doute pas avant quatre ans et que le projet est encore dans ses toutes premières phases.

Avez-vous des partenaires pour faire exister ainsi de manière continue votre pratique du cinéma?

Il y a d’abord ma complice de chaque moment, Amrita David, qui n’est pas seulement la monteuse de tous mes films depuis 2005, et la coscénariste de Saint Omer, mais une interlocutrice constante, avec qui je discute de tout et dont la pensée nourrit mon travail. Tout au long des films, on chemine ensemble, bien avant le moment du montage.

Par ailleurs, je travaille alternativement, selon les projets, avec deux sociétés de production qui me font confiance, Athénaïse, c’est-à-dire Sophie Salbot, et SRAB, créée par Toufik Ayadi et Christophe Barral, qui ont notamment produit Les Misérables de Ladj Ly. Athénaïse et SRAB incarnent deux manières de produire très différentes, mais qui me conviennent l’une et l’autre et qui m’aident beaucoup.

Dans un cas j’ai une interlocutrice permanente avec qui j’échange beaucoup, dans le second, ils m’offrent un cadre solide mais qui me laisse une immense liberté pour chercher. Ce qui a été le cas durant tout le long processus qui a permis l’existence de Saint Omer.

Pour de multiples raisons, qui tiennent au statut du documentaire mais également à qui vous êtes et aux films que vous faites, vous étiez jusqu’à présent plutôt dans les marges…

Oui, et à titre personnel cela me convenait très bien. Mais comme simultanément j’ai toujours revendiqué la nécessité de mettre en lumière les marges, de les sortir de leur marginalité, et qu’il semble qu’en ce moment c’est ce qui m’arrive, il faut que j’apprenne à habiter cette position plus centrale, et que j’essaie de faire le mieux possible.

«Je me suis toujours battue contre
le fait d’être définie comme une cinéaste de la banlieue. Je suis,
j’ai toujours considéré que j’étais,
une cinéaste et point final.»

Vos cinq premiers films sont tournés dans le même contexte urbain et social, en banlieue parisienne. Est-ce le résultat d’un projet d’ensemble ou simplement l’effet des circonstances?

J’ai presque toujours filmé dans mon territoire, dans les lieux d’où je viens et avec des gens proches ceux parmi lesquels j’ai grandi et avec qui je continue de vivre. Sans l’avoir programmé, je constate que je suis toujours restée dans un périmètre de proximité –pas uniquement géographique. C’est d’ailleurs aussi le cas, même si différemment, avec Les Sénégalaises et la Sénégauloise, tourné dans la cour de la maison où ma mère a grandi.

Donc en effet, avant Saint Omer j’ai toujours tourné dans mes lieux et parmi les miens. Alors que non seulement ce n’est pas un parti pris conscient, mais aussi que je me suis toujours battue contre le fait d’être définie comme une cinéaste de la banlieue. Je suis, j’ai toujours considéré que j’étais, une cinéaste et point final.

Vous n’aviez pas comme stratégie de filmer la banlieue?

Pour moi, il y avait des histoires à raconter, des personnes et des situations à mettre en lumière, et c’était tout. Non seulement je n’avais pas une stratégie construite sur la banlieue, mais j’ai toujours mal vécu qu’on mette mes films dans une case définie par ce cadre, et moi avec. Je le perçois comme une assignation venue de l’extérieur, complètement différente du fait que j’ai fait de ces lieux mon territoire de cinéma.

Vous êtes à l’origine du projet d’une cinémathèque des banlieues. Pouvez-en expliquer le principe?

Au lieu de m’énerver sur cette assignation perpétuelle de réalisatrice de banlieue, j’ai voulu essayer de réfléchir sérieusement à ce que cela pourrait signifier. Ce projet, dont le nom complet est La Cinémathèque idéale des banlieues du monde, est une proposition que j’ai initiée avec le département cinéma du centre Pompidou, notamment Amélie Galli, et les Ateliers Médicis, à Clichy-Montfermeil, afin de réfléchir au patrimoine cinématographique tourné dans ces territoires.

Alice Diop (à gauche) lors de la discussion qui a accompagné le lancement de La Cinémathèque idéale des banlieues du monde aux Ateliers Médicis, à Clichy-Montfermeil, le 15 octobre 2021. | Photo JM Frodon

Il s’agit dans un premier temps de collecter des films, certains assez anciens et beaucoup méconnus ou oubliés, avec plusieurs objectifs: montrer qu’il y a une histoire longue du cinéma dans les banlieues, interroger ce qu’on désigne par ce mot, «banlieues», mettre en évidence les manières dont ces lieux et leurs habitants ont été montrés et racontés, et redonner de la visibilité aux personnes et aux collectifs qui s’en sont chargés. Il faut reconstituer une mémoire, qui est constamment effacée, pour continuer d’avancer. Sinon, on est tout le temps obligé de repartir à zéro, comme si rien n’avait été fait avant nous.

On n’en est qu’au début, plus on avance plus l’horizon s’agrandit, avec des films extraordinairement différents entre eux, du Camion de Marguerite Duras aux films de Jean-Pierre Thorn. La découverte des réalisations du Collectif Mohamed a été un grand moment pour moi. Pendant quatre jours, à Beaubourg, en février dernier, nous avons montré des dizaines de films, qui ont attiré énormément de monde, beaucoup de gens liés à ces aventures successives, pour la plupart maintenant oubliées, mais aussi énormément de gens très jeunes.

Revoir L’Amour existe de Maurice Pialat, 35 Rhums de Claire Denis ou Dernier Maquis de Rabah Ameur-Zaïmeche, ce chef d’œuvre qui presque quinze ans après n’a pas pris une ride, devant une salle comble de cinq cents personnes, c’est un grand bonheur. C’était un moment d’utopie en acte, magnifique. Le projet continue sous la forme d’une projection mensuelle, au centre Pompidou, toujours devant des salles pleines.

Pour en revenir à Saint Omer, aviez-vous anticipé ce qu’il serait, ou diriez-vous que vous l’avez découvert en le faisant?

(Rire) Je découvre! Je découvre tout. Rendez-vous compte que je n’avais jamais mis les pieds sur un plateau de tournage. Tout le film s’est fait dans une tension très forte entre un travail d’écriture très précis, très exigeant, et la disponibilité de tout faire évoluer dans l’expérience du tournage.

C’est un peu comme le free jazz, il faut une grande connaissance des gammes et des standards pour pouvoir se lancer loin des sentiers battus. Saint Omer, c’est trois ans de réflexion méthodique sur ce que je cherche et pourquoi je le cherche, sur les terrains politiques, historiques, esthétiques, pour arriver, au moment de tourner, à un lâcher-prise et à une revendication du fait de ne pas savoir.

«Le personnage de Rama est nécessaire pour révéler l’ampleur et la complexité de ce qui se joue, bien au-delà du cas singulier de l’affaire judiciaire proprement dite.»

Saint Omer montre le déroulement d’un procès directement inspiré de celui, véritable, de Fabienne Kabou, qui a tué son bébé en 2013 en l’abandonnant sur la plage de Berck. Vous y avez assisté. À l’époque, en 2016, étiez-vous allée aux audiences avec le projet de faire un film?

Pas du tout! Je ne sais pas pourquoi j’y suis allée, j’ai été littéralement aimantée par cette affaire, à partir du moment où j’ai vu dans Le Monde une photo de l’accusée avec un bébé métis dans une poussette. J’ai su immédiatement qu’elle était Sénégalaise. J’avais moi-même un bébé métis. En lisant l’article, j’ai vu qu’elle avait d’autres points communs avec moi, sur le plan de l’éducation, du rapport à la langue française.

La journaliste, Pascale Robert-Diard, avait écrit cette phrase poétique, lyrique, qui convoque un imaginaire mythologique: «Elle dépose son bébé à la plage pour que la mer emporte son corps». Sous l’effet de cette puissance de reconnaissance et de cette puissance de convocation de l’imaginaire, j’ai été littéralement appelée à me rendre à Saint-Omer assister au procès. Absolument pas avec l’idée d’un film.

Ces forces que vous évoquez mènent-elles au-delà du crime lui-même?

Ah non! L’horreur du meurtre du bébé est là. Mais je crois qu’elles permettent de percevoir l’acte et celle qui l’a commis autrement, de les inscrire dans un ou plusieurs réseaux qui résonnent au-delà de ce cas particulier, sans le faire disparaître. (…)

LIRE LA SUITE

«Le Centre national du cinéma met en œuvre le contraire d’une politique culturelle»

L’immeuble du CNC

Membre du collectif qui appelle à la tenue d’états généraux du cinéma français, le producteur Saïd Ben Saïd en explique les enjeux et l’urgence.

Saïd Ben Saïd est le producteur de grands réalisateurs (André Téchiné et Philippe Garrel entre autres, et récemment des deux derniers films de Paul Verhoeven, Elle et Benedetta), et une figure importante du paysage cinématographique français actuel.

Sans appartenir à aucune organisation professionnelle, il est aussi un homme engagé dans la défense d’une idée ambitieuse du cinéma, et de la mission de l’action publique pour la promouvoir. C’est à ce titre qu’il a joué un rôle décisif dans la mise en place d’états généraux du cinéma, dont la première étape publique se tient le 6 octobre à Paris.

Slate.fr: Des centaines de professionnels du cinéma et de nombreuses organisations ou associations du secteur se sont associés à un appel à des états généraux du cinéma. Cosignataire d’une tribune dans Le Monde qui a joué un rôle moteur dans cette mobilisation, vous avez beaucoup contribué à la mise en place de ce rendez-vous. Qu’en attendez-vous?

Saïd Ben Saïd: Le 6 octobre à l’Institut du monde arabe doit être un moment important, mais dans le cadre d’un mouvement qui a vocation à se poursuivre. Il est prévu que des membres de toutes les professions du cinéma exposent, brièvement, leur perception d’une situation d’ensemble, celle du cinéma en France, que nous sommes très nombreux à trouver très inquiétante. L’objectif est d’abord de faire nombre, de montrer que le malaise est profond, étendu, et concerne des personnes, des organismes et des pratiques très variés, qui peuvent par ailleurs avoir des divergences ou des conflits, mais qui sont désormais sous une menace commune.

Le producteur Saïd Ben Saïd. | DR

Quelle est, selon vous, cette menace commune?

Il s’agit de la transformation en profondeur du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) selon des modalités qui mènent très clairement à la destruction de l’action publique selon les principes fondateurs de cet organisme. Un des premiers rôles du CNC, lors de sa création en 1946, a été de faire face à l’afflux des films américains. Depuis, et exemplairement avec la montée en puissance de la télévision, l’État a initié, accompagné et soutenu les nécessaires évolutions du cinéma pour éviter les effets les plus dévastateurs des évolutions technologiques et des modifications dans les comportements, et dans une certaine mesure pour faire de ces changements des forces nouvelles au service du cinéma.

Vous ne percevez rien de tel dans l’action publique en ce moment?

La seule initiative du CNC dans le cadre du Plan France 2030 initié par l’Élysée s’appelle «La grande fabrique de l’image». Elle a pour objectif de rendre les lieux de tournage et les infrastructures techniques français concurrentiels pour attirer un maximum de tournages de productions des plateformes américaines. Il n’y a pas une ligne sur la création. Le cinéma français a pourtant toujours une certaine vigueur, sur le plan culturel, sur le plan économique, en matière de visibilité dans le monde. On essaie de le transformer en prestataire pour Netflix et Amazon.

Aujourd’hui, l’État considère que ce n’est plus son rôle de soutenir le cinéma –c’est d’ailleurs également vrai dans les autres domaines artistiques. En fait de politique culturelle, lorsqu’une corporation se plaint assez fort, on lui trouve une rallonge financière. C’est non seulement très insuffisant, mais cela traduit une incompréhension ou un mépris de ce que signifie, de ce que devrait signifier une politique.

Une telle transformation du «bras armé» de la puissance publique dans le domaine du cinéma s’inscrit dans un certain contexte, elle a une histoire.

Le contexte est celui d’une hostilité généralisée des dirigeants à l’intervention selon d’autres critères que gestionnaires. Dans le cas du cinéma, elle est aggravée par une vulgate mensongère, que les politiques véhiculent par cynisme, par opportunisme ou par ignorance, selon laquelle le cinéma serait un secteur d’assistés. Alors que tout l’argent qui y circule sous forme d’aides vient du secteur audiovisuel, et pas du tout des impôts. C’est le rôle du CNC de gérer la répartition de ces sommes, selon deux grands mécanismes: l’un, l’aide automatique, qui amplifie les succès commerciaux; l’autre, l’aide sélective, qui soutient les projets artistiquement et culturellement importants, mais mal armés pour affronter le marché.

Vous constatez une transformation depuis la nomination à la tête du CNC de Dominique Boutonnat, qui avait d’ailleurs d’emblée suscité des inquiétudes

Oui, de bien des manières. Une des plus significatives consiste à vouloir soumettre le fonctionnement des aides sélectives à une approche fondée sur les performances économiques. Cela se traduit notamment par le choix des personnes nommées à la tête des commissions qui examinent les projets et attribuent ces aides. De plus en plus, elles viennent de la partie la plus industrielle du cinéma, où elles exercent éventuellement leur métier avec compétence dans leur domaine, mais elles ne sont absolument pas qualifiées pour estimer les promesses artistiques dont des films peuvent être porteurs. La nomination de Clément Miserez, producteur de Belle et Sébastien ou des Vieux Fourneaux, à la présidence de la principale commission d’aide à la production, a été à cet égard un signal très clair –et voulu comme tel. C’est loin d’être le seul exemple.

Êtes-vous surpris de ces choix politico-économiques, et aussi idéologiques?

Pas vraiment, puisque c’est ce que Dominique Boutonnat préconisait dans le rapport qu’il avait remis au ministre de la Culture en décembre 2018, qui appelait à la substitution d’une approche ultralibérale à une politique culturelle d’intérêt général. Nous avions été nombreux à dénoncer le rapport; nous avons été nombreux à manifester notre inquiétude quand son auteur a été peu après nommé à la tête du CNC; nous voyons à présent sa mise en œuvre. (…)

LIRE LA SUITE

Sergei Loznitsa : « Chaque film est comme un théorème que je dois prouver »

En un peu plus de 20 ans et quelque 25 films de longueurs et de natures très différentes, Sergei Loznitsa a construit à la fois une œuvre de cinéma essentielle dans le paysage contemporain et une sorte de machine à comprendre le présent, aussi unique qu’impressionnante par sa capacité éclairante. Entretien fleuve à l’occasion de la sortie en salle le 14 septembre de Babi Yar : Context, montage d’archives concernant le massacre des Juifs par les nazis fin septembre 1941 près de Kyiv.

Le 14 septembre sort en salles le nouveau film de Sergei Loznitsa, Babi Yar : Context, montage d’archives concernant le massacre des Juifs par les nazis fin septembre 1941 près de Kyiv. Nouveau film ? Loznitsa en a depuis terminé deux autres, respectivement présentés au festival Cinéma du Réel (Mr. Landsbergis) et au Festival de Cannes (L’Histoire naturelle de la destruction). Et Babi Yar : Context fait lui-même partie d’un projet au long cours, très représentatif du travail du cinéaste ukrainien. En un peu plus de 20 ans et quelque 25 films de longueurs et de natures très différentes, Loznitsa a construit à la fois une œuvre de cinéma essentielle dans le paysage contemporain et une sorte de machine à comprendre le présent, aussi unique qu’impressionnante par sa capacité éclairante. D’abord formé comme scientifique, le réalisateur né en 1964, élevé à Kyiv avant de bénéficier du meilleur de ce que pouvait offrir la formation de l’école de cinéma de Moscou, le VGIK, au début des années 1990, raconte les processus selon lesquels il a développé des méthodes de travail inédites, pour une œuvre prolifique où se combinent documentaires, films de montages et fictions.

Qu’ils concernent la Seconde Guerre mondiale, la société russe passée ou présente, les mouvements d’indépendance des peuples de l’ancienne Europe de l’Est, à commencer par l’Ukraine où il a vécu toute sa jeunesse, ses films sont de constantes invitations à interroger les mécanismes de pouvoir, de soumission, comme les voies possibles d’émancipation et de responsabilité, collective et individuelle. Ces multiples approches mobilisent un considérable savoir historique et politique, mais aussi, mais surtout, une sensibilité inventive dans la composition des séquences et l’organisation des plans, qui font de ce cinéaste complet un maître incontesté du montage. L’ensemble des savoirs et des talents mobilisés par Loznitsa vise assurément à rendre mieux compréhensibles des événements et des situations, mais surtout à interroger, aujourd’hui, les regards, les habitudes, les conformismes et les aveuglements.

Extrêmement présent à toutes les étapes de la fabrication de ses films, cherchant constamment à développer de nouvelles ressources du langage cinématographique, Sergei Loznitsa raconte au cours de l’entretien qui suit sa manière d’associer procédures scientifiques et intuition, exigence théorique personnelle et bonheur fécond du travail en commun, tout en mettant en évidence l’immense diversité des références qui l’inspirent et l’aident à frayer son chemin avec autant d’originalité et de force. Esprit rétif à toutes les formes d’embrigadement, cet artiste qui s’est construit dans le refus de la chape de plomb soviétique incarne au cœur des défis et conflits actuels la revendication d’un humanisme sans frontière, nourri d’une immense inquiétude face à la marche du monde.  J.-M.F.

Si quelqu’un vous demandait où vous vivez maintenant, que répondriez-vous ?
(Rires). C’est difficile à dire. Aujourd’hui, je suis à Berlin, demain je m’envole pour la Lituanie, puis je retourne en Allemagne, puis je vais à Majorque, et ensuite à Sarajevo[1]… Je vis régulièrement à Berlin, mais ces deux dernières années, j’ai passé la plupart de mon temps à Vilnius, où j’ai réalisé trois films. Et l’automne prochain, je serai là-bas pour travailler sur une pièce de théâtre, et pour réaliser d’autres films. Je vais aussi souvent à Bucarest et à Kyiv. Je suppose donc que la réponse à votre question est que je vis en Europe.

Mettre en scène une pièce de théâtre ? C’est quelque chose de nouveau pour vous…
En effet, je n’avais jamais pensé que cela arriverait. Pendant deux ans, le directeur du théâtre a essayé de me faire diriger une pièce, il m’a proposé de travailler avec Jonathan Littell sur son roman Les Bienveillantes. J’ai finalement décidé de tenter le coup, je crois avoir trouvé le moyen de porter à la scène cette immense œuvre littéraire.

Vous avez été élevé en Ukraine (qui faisait alors partie de l’Union soviétique), vous avez reçu une formation de cinéaste et avez commencé votre carrière cinématographique en Russie, vous vivez maintenant en Allemagne. Dans quelle mesure diriez-vous que les pays auxquels vous appartenez — si « appartenir » signifie quelque chose — sont importants pour ce que vous faites ?
Où que je sois, je suis entouré de livres, et je suis avec mon ordinateur. En fin de compte, je suppose qu’ils constituent mon pays. Je pourrais être presque n’importe où tant que j’ai cet environnement et tant que je peux continuer à faire mon travail. J’essaie d’être là où je peux faire mes films dans les conditions les moins dérangeantes, et c’est tout. Berlin est très pratique et accueillante, c’est donc un bon camp de base, mais si quelque chose rendait les choses plus difficiles, je déménagerais. Je suis comme un Gitan.

Qu’est-ce qui vous a poussé à déménager de Kiyv à Moscou au début des années 1990, puis de Moscou à Berlin au début des années 2000 ?
J’ai passé mes 27 premières années à Kiyv, mais après cela, j’ai décidé d’aller de l’avant, de changer de domaine de travail pour entrer dans le monde du cinéma, ce qui était complètement nouveau pour moi. C’était un mouvement tout à fait intuitif. Et puis j’ai passé huit ans dans une école de cinéma, ce qui est énorme. Ce n’est qu’après avoir réalisé mon troisième film, en 2000, que j’ai enfin été sûr que c’était ce que je devais faire, que j’avais pris la bonne direction. Après cela, j’ai continué à déménager là où cela me semblait être l’endroit le plus approprié pour réaliser mes prochains films. Ce qui m’a amené assez rapidement à quitter Moscou pour Berlin : c’est à ce moment-là que j’ai compris ce qui allait se passer en Russie et que nous voyons malheureusement aujourd’hui sous un jour terrible. Aller en Ukraine à ce moment-là n’était pas vraiment une option, il n’y avait pratiquement pas de cinéma ukrainien à l’époque. Le fait de m’être installé en Allemagne, d’où j’ai beaucoup voyagé, m’a permis de réaliser un ou deux films par an.

Vous avez étudié et commencé à travailler dans un domaine scientifique de haut niveau, les mathématiques, la cybernétique, les processus de décision. Dans quelle mesure diriez-vous que ces connaissances, ou plus encore cette façon de penser, sont encore présentes dans votre travail de cinéaste ?
La chose fondamentale que j’ai reçue des mathématiques est de traiter des objets qui n’existent pas. Les mathématiques traitent d’êtres idéaux, abstraits, qui aident à comprendre le monde réel et à agir sur lui. Les réalisateurs de films doivent être conscients que ce que nous traitons n’est pas réel, c’est abstrait, c’est artificiel, mais cela interagit avec la réalité, de plusieurs manières. Au lieu d’objets réels et singuliers, les mathématiques travaillent avec des modèles, toujours. Faire un film, c’est aussi construire un modèle. Et comme en mathématiques, le type spécifique de modèle qu’est un film rencontre à un moment donné la réalité, et la réalité lui donne raison ou tort. Les mathématiques et le cinéma sont tous deux des moyens d’essayer de découvrir l’univers, par le biais de modèles (équations dans un cas, films dans l’autre) qui doivent se confronter à la réalité à un moment donné et se révéler corrects ou non.

Diriez-vous que ce que vous venez d’expliquer concerne surtout l’idée de départ, ou le tournage, ou le montage ?
Il s’agit de toutes les étapes de la réalisation. Lorsque je fais un film, j’essaie d’isoler certains thèmes, certains sujets, pour me concentrer sur eux. Cela définit bien sûr la définition du projet, mais aussi la préparation, la phase de préproduction. Ensuite, c’est aussi déterminant dans tous les aspects du tournage. Enfin, cette méthode est également présente lors de la phase du montage, mais avec une dimension différente. Car le montage doit se frayer un chemin à travers deux approches différentes, il doit s’occuper de la narration, qui relève de la littérature, et il doit s’occuper de la composition, qui relève de la musique — sachant que, à sa manière, la musique relève aussi des mathématiques. Seul le cinéma a la possibilité de s’appuyer sur toutes ces approches pour construire une certaine perception et compréhension du monde.

Diriez-vous que c’est la raison pour laquelle vous êtes devenu cinéaste, parmi les nombreuses options qui s’offraient à vous ?
Exactement. J’essaie toujours d’utiliser les possibilités qui n’existent que dans le langage cinématographique pour dire et découvrir quelque chose. Chaque fois que je fais un film, j’essaie de m’approcher de quelque chose d’inconnu pour moi. À sa façon, chaque film est comme un théorème que je dois prouver, comme en mathématiques. Mais la nature de la preuve est différente. Les mathématiques m’aident donc beaucoup. Quand j’étais jeune, j’ai travaillé dans une institution de cybernétique, sur les systèmes experts, où il faut élaborer de nouveaux concepts de communication, en cherchant à être précis dans la description d’éléments factuels dans un langage particulier — il peut s’agir de nos langages communs ainsi que de langages spécifiques conçus pour les machines, ce que nous appelons parfois des programmes. Il y a une chose très importante concernant les langues, toutes les langues : tant que vous êtes parmi ceux qui utilisent une langue spécifique, vous ne pouvez pas voir les défauts, les erreurs, les malentendus. Il faut faire un pas de côté pour en prendre conscience, et c’est ce que font les mathématiques, ou le cinéma, grâce aux modèles.

Vous avez étudié le cinéma au VGIK[2], la célèbre école de cinéma de Moscou. Votre professeur principal était la très bonne réalisatrice géorgienne Nana Djordjadze. Comment définiriez-vous son enseignement, sa touche personnelle au sein du programme du VGIK ?
J’ai postulé deux fois pour devenir étudiant au VGIK, en 1990 et 1991, et j’ai été refusé deux fois. J’étais déjà vieux pour redevenir étudiant. Chaque fois, j’ai été acceptée au premier niveau de l’examen d’entrée, une conversation, et refusé à la deuxième étape, où il fallait écrire un court texte basé sur trois mots imposés, ce qui n’a aucun sens pour moi. Mais lorsque j’ai été refusé la deuxième fois, en 1991, je suis allé voir Nana Djordjaze, qui était l’une des maîtres du VGIK, et je l’ai suppliée de m’accepter comme auditeur libre. Il faut comprendre l’esprit très particulier de cette époque, juste après l’effondrement de l’URSS. Nana Djordjadze était là, à ce poste au VGIK, grâce à cette atmosphère. À l’origine, un autre cinéaste avait été nommé à ce poste, un réalisateur soviétique traditionnel spécialisé dans les films de guerre de propagande, Iouri Ozerov. Mais il a été refusé par les étudiants, un groupe parmi lequel il y avait Sharunas Bartas, et à la place ils ont imposé la nomination de ces deux Géorgiens très créatifs, Irakli Kvirikadze et Nana Djordjaze. Je suis donc allé à la rencontre de cette dernière et je lui ai dit que j’avais déjà 27 ans et que je ne pouvais pas attendre, et elle a accepté. À ce moment, dans de nombreux endroits en Russie et dans l’ancienne Union soviétique, il y avait l’espoir que beaucoup de choses seraient possibles.

Que s’est-il passé pour vous au VGIK ? Avez-vous apprécié cette période de votre vie ?
Enormément ! J’ai donc d’abord été auditeur libre pendant un an et demi, puis j’ai été inclus dans le programme régulier, que j’avais de toute façon pleinement suivi depuis le début. Il y avait là des professeurs incroyablement brillants, dont beaucoup issus de l’ancienne tradition soviétique, des personnes dotées de connaissances étonnantes, d’une immense diversité de culture et d’une volonté d’enseigner, de partager. Je leur suis extrêmement reconnaissant à tous, ils m’ont littéralement fait. J’ai toujours une dette envers eux. Ce que nous avons appris au VGIK n’était pas seulement technique, c’était ce qu’on pourrait appeler un enseignement des humanités : littérature étrangère, littérature russe, histoire de l’art, histoire du théâtre, histoire du cinéma, histoire de la musique, philosophie, théorie de la perception, théorie culturelle… Ah ! Et la composition musicale, nous devions composer des pièces musicales selon les différentes formes classiques. J’utilise encore cela dans certains de mes films, Funérailles d’Etat est basé sur un schéma symphonique, quand d’autres sont plus proches de la sonate ou de la fugue.

Certains cours ont été particulièrement importants pour vous ?
Je me souviens que notre professeur de littérature, Nina Alexandrovna Nossova, a invité pour le premier cours Otar Iosseliani, qui nous a parlé. Il avait lui-même été étudiant au VGIK, son professeur était Alexandre Dovjenko, on sentait donc cette impression de transmission au long cours. C’était vraiment impressionnant. Et pour le deuxième cours, elle a invité Tarkovski ! Elle était vraiment vieille, presque 80 ans, elle trichait sur son âge pour pouvoir continuer à enseigner. Nous avions aussi trois années d’apprentissage du théâtre, deux fois par an nous devions présenter une courte pièce sur scène. Nana Djordjadze avait trouvé pour nous un grand professeur, Stanislav Mitin, qui deviendrait plus tard également réalisateur de films. Grâce à lui, lorsque je suis passé au cinéma de fiction, je savais comment travailler avec des acteurs.

Il y avait aussi une formation plus technique ?
Bien sûr, notamment une merveilleuse professeure pour ce qui concerne le son, Iliana Popova, à qui je dois cette dimension majeure de mes films qu’est ma façon de travailler la bande son. Nous avons passé beaucoup de temps à travailler sur le son des films de Godard, et c’était vraiment productif. J’ai appris le montage avec une femme merveilleuse, qui avait travaillé avec Artavazd Pelechian, Ludmila Petrovna Volkova. Et autant qu’elle le pouvait, Nana Djordjaze a essayé d’inviter des personnes qui avaient également travaillé en dehors de l’Union soviétique, des personnes avec autant d’expériences que possible. Les différents professeurs avaient des idées différentes, des conceptions différentes, et ils se battaient pour elles, ce qui était également très productif en termes d’éducation. Parce que l’éducation ne consiste pas seulement à acquérir un certain nombre de connaissances, mais aussi à remettre en question les êtres humains et l’organisation de la société. À cette époque, le VGIK était vraiment un terrain fertile, j’ai commencé avec Alexei Guerman Jr, Andreï Zviagintsev, Boris Khlebnikov, etc., cela a été le berceau d’une nouvelle génération. Il est si triste que le VGIK tel qu’il était à l’époque n’existe plus. Maintenant les professeurs et les étudiants sont tous embrigadés, ils soutiennent cet horrible régime. Tout l’esprit de liberté et de découverte a été écrasé.

Être étudiant en cinéma implique aussi de regarder beaucoup de films.
Oui, c’était la deuxième dimension majeure de nos études, même si ce n’était pas principalement à l’intérieur du VGIK lui-même. Nous passions des journées entières à l’école de cinéma et, tous les soirs, j’étais au Musée du cinéma, qui venait d’être créé par Naoum Kleiman[3], qui a également eu une influence majeure. Je regardais au moins un film chaque soir, grâce à toutes les grandes rétrospectives des meilleurs réalisateurs du monde entier que Kleiman organisait. Il m’a offert, ainsi qu’à mes camarades de classe, une compréhension incomparable du cinéma. Le Muzei Kino était ma deuxième école, avec le VGIK. Mais il est détruit aujourd’hui.

Je me demande si vous avez été en relation avec une autre cinéaste importante de la génération précédente, Kira Mouratova[4].
C’était une amie très chère ! Je l’ai rencontrée assez tard, en 2010. C’était après une projection de mon film My Joy. Elle était très directe, elle m’a dit « vous êtes meilleur quand vous faites des documentaires » (rires). Elle avait raison, bien sûr, c’était mon premier film de fiction et j’avais fait beaucoup d’erreurs. Par la suite, je lui ai envoyé tous mes nouveaux films, elle était toujours parmi les premiers spectateurs et ses commentaires étaient toujours justes et utiles. Je ne comprends pas pourquoi elle n’est pas plus connue, c’est elle qui a décrit le plus précisément le subconscient soviétique. Personne n’a réussi aussi bien à construire une image de cette incroyable zone sombre dans laquelle des millions et des millions de personnes ont vécu pendant des décennies. Le Syndrome asthénique est un chef-d’œuvre inégalé en la matière. Mais il ne s’agit pas seulement du passé : en 1989, lorsqu’elle a tourné ce film, elle décrivait déjà le monde tel qu’il est aujourd’hui. Le film était à la fois prophétique et hyper-lucide sur la réalité du passé récent. Lorsque je lui ai montré Maïdan, à Odessa où elle vivait, elle s’est mise en colère contre le film, parce qu’elle estimait qu’il encourageait la violence. Pour elle, toute violence déshumanisait les gens. Je vois maintenant à quel point elle avait raison. Dans son dernier long métrage, L’Eternel Retour en 2012, elle a vraiment inventé un nouvel élément du langage cinématographique, ce qui est très rare, en faisant de la qualité du jeu des acteurs un élément de la dramaturgie elle-même. Personne ne l’avait fait auparavant. Bien sûr, elle appartenait à la fois aux cultures russe et ukrainienne, si quelqu’un lui avait demandé de choisir, elle l’aurait regardé comme un fou. Comme un personnage du Syndrome asthénique (rires).

Bien que vous ayez réalisé deux courts métrages auparavant, est-il juste de considérer La Station en 2000 comme votre véritable point de départ en tant que cinéaste ?
Oui, je suis d’accord. À cette époque, je n’analysais pas ce que je faisais, je suivais simplement mon intuition. Ainsi, avec Pavel Kostomarov, un très bon caméraman, j’ai décidé de partir en voyage à travers la Russie, sans aucune idée préconçue. J’étais sûr de trouver des situations intéressantes qui mériteraient de tourner un film. Et en fait, je pense toujours que c’est la meilleure façon de procéder pour un documentaire : la réalité déclenche l’idée. Et pour cela, la Russie était, et est probablement toujours, un extraordinaire terrain de recherche, en raison de sa taille et de la variété des modes de vie que l’on peut rencontrer.
En Russie, des gens vivent à différentes époques, physiquement et mentalement, certains vivent au Moyen-Âge, d’autres à l’ère industrielle, d’autres encore à l’ère technologique postmoderne. Quoi qu’il en soit, Pavel et moi voyagions en train, à un moment donné, nous nous sommes arrêtés dans une petite ville, à environ 100 kilomètres de Saint-Pétersbourg, pour changer de train. Mais le train que nous attendions a été annulé, et nous sommes restés coincés là, sans même être dans une gare normale : la gare avait brûlé, elle était en ruines. Cela se passait en hiver, avec beaucoup de neige tout autour, et nous étions là, au milieu de nulle part, quand j’ai vu des gens se rendre dans un bâtiment voisin. Nous y sommes arrivés, il s’agissait d’une grande pièce, très éclairée, avec beaucoup de gens, tous endormis. Et beaucoup, beaucoup de ronflements, on pouvait entendre la respiration humaine comme un élément très matériel. C’était une sorte de symphonie de ronflements et de respirations. Puis un train est passé, un gros, l’express Moscou-Saint Petersbourg, très bruyant, comme le tonnerre. Tout tremblait dans le bâtiment. Mais personne ne s’est réveillé, ils ont tous continué à dormir et à ronfler. Il ne s’est rien passé. Pour moi, ce train était comme une matérialisation de la révolution, un événement énorme et brutal mais qui ne change finalement pas grand-chose. J’ai donc pensé que je pouvais faire un film métaphorique sur ce qui s’est passé dans les années 1990 en Russie, dans ce qui était autrefois l’Union soviétique.

Mais vous n’avez pas tourné à ce moment-là ?
Non, ce n’est pas le genre de films que je fais. Je n’avais même pas de caméra avec moi à l’époque. J’ai d’abord dû y réfléchir, puis, avec cette idée en tête, je suis revenu avec Pavel Kostomarov et une caméra. Mais je devais décider quelle caméra. J’ai d’abord essayé avec un appareil numérique, mais cela ne donnait pas ce que je voulais, j’ai décidé d’utiliser de la pellicule, Pavel a construit un objectif spécial qui ferait la mise au point sur le centre de l’image mais garderait les bords un peu flous. Et nous avons tourné le film pendant une année entière. J’étais préoccupé par la dramaturgie du film, je voulais avoir les différentes saisons, enregistrer le mouvement du temps, également à travers les sons. Cela semble assez simple quand on le regarde, mais j’ai beaucoup travaillé, jusqu’à ce qu’il devienne un film allégorique de 24 minutes intitulé La Station. Une fois le mixage sonore et toute la postproduction terminés, je me souviens être rentré chez moi et avoir regardé le résultat sur un téléviseur, à partir d’une cassette VHS, et avoir pensé : OK, c’est très mauvais, j’ai tout faux. Mais le film avait été envoyé à quelques festivals, DOK Leipzig, le festival international du documentaire, m’a invité. Et là, j’ai regardé le film sur un grand écran de cinéma, et je dois dire que je l’ai vraiment aimé. C’est à ce moment-là que j’ai acquis la certitude que faire des films serait mon métier. (…)

LIRE LA SUITE

[1] Cet entretien a été réalisé début juillet 2022, dans le cadre de l’hommage rendu à Loznitsa par le Festival du Film de Sarajevo lors de sa 28e édition, du 12 au 19 août. Vifs remerciements à Joël Chapron.

[2] Le VGIK (Institut national de la cinématographie) a été créé en 1919. Plus ancienne école de cinéma au monde, elle est aussi une des plus réputées. Son enseignement, très varié, est organisé en petits groupes d’élèves sous la direction d’un maître, fonction qu’a assumée au fil des décennies du XXe siècle la plupart des grands cinéastes soviétiques.

[3] Naoum Kleiman est un éminent historien du cinéma, qui a créé et dirigé le Cabinet Eisenstein, devenu le point de rencontre de tous les cinéphiles venus à Moscou depuis la fin des années 60. Au début des années 90, il a coordonné et dirigé le Musée du cinéma, jusqu’à son expulsion sous la pression des bureaucrates affiliés à Poutine et de leur homme fort dans le domaine du cinéma, le « tsar » Nikita Mikhalkov.

[4] Kira Mouratova (1934-2018) a réalisé seize longs métrages entre 1961 et 2012, souvent en conflit avec les autorités soviétiques. Elle a travaillé la plupart du temps avec le Studio d’Odessa, la ville ukrainienne où elle a passé la majeure partie de sa vie.

Claire Denis : « Le cinéma peut faire se rencontrer des gens très différents »

Deux films de Claire Denis seront à l’affiche en 2022, Stars at Noon et Avec amour et acharnement, ce dernier en salles ce 31 août. Comme deux pôles de l’ensemble d’un travail de cinéma qui, depuis le premier long métrage, Chocolat, en 1988, comporte une dimension très intime, au plus proche des émotions physiques, et une attention sans équivalent dans le cinéma français aux formes d’existences non eurocentrées, non occidentales. Deux propositions nouvelles d’adaptation, d’un roman de Denis Johnson pour l’un et d’un roman de Christine Angot pour l’autre. Avec, toujours, des mises en scène déplaçant les repères, esquivant ou questionnant les clichés, des compositions ouvertes, inquiètes, troublantes.

Dix jours plus tôt, lors de la cérémonie de clôture du Festival du Cannes, elle a reçu le Grand Prix du jury pour son vingtième long métrage, Stars at Noon. Cette rencontre avec Claire Denis dans un café parisien se produit au terme d’une séquence particulièrement intense. La cinéaste a en effet enchaîné la réalisation et la postproduction de deux films, Avec amour et acharnement, qui obtenu l’Ours d’argent de la meilleure réalisation au Festival de Berlin et qui est sorti dans les salles françaises le 31 août, et l’adaptation du roman de Denis Johnson situé au Nicaragua mais tourné au Panama, dans des conditions particulièrement difficiles, présenté en compétition officielle à Cannes.

Le premier film, inspiré d’un livre de Christine Angot, raconte une crise d’un couple de quinquagénaires parisiens (Juliette Binoche et Vincent Lindon) lorsque la femme recroise un ancien amant (Grégoire Colin). Stars at Noon accompagne la tentative désespérée d’une jeune journaliste américaine (Margaret Qualley) pour sortir du Nicaragua devenu une dictature et qui, sans un sou, se prostitue mais éprouve un sentiment amoureux très intense pour un Anglais (Joe Alwyn) au statut ambigu, en qui elle voit son possible sauveur.

Ces deux films représentent deux pôles de l’ensemble d’un travail de cinéma qui, depuis le premier long métrage, Chocolat, en 1988, comporte une dimension très intime, au plus proche des émotions physiques, et une attention sans équivalent dans le cinéma français aux formes d’existences non eurocentrées, non occidentales. Le parcours personnel de Claire Denis depuis son enfance en Afrique, sa formation au cinéma en partie menée en Amérique aux côtés notamment de Wim Wenders et de Jim Jarmusch, sa sensibilité particulière à des propositions formelles et narratives venues d’Asie participent de cette trajectoire singulière. Elle n’exclut pas la proximité avec les grands auteurs européens, et notamment français, de la part de la réalisatrice de Jacques Rivette le veilleur, en compagnie de Serge Daney.

À certains égards, le binôme des deux nouveaux films fait écho à celui qu’avaient constitué en 2009 35 Rhums, histoire située à Paris principalement entre un père et sa fille, et White Material, situé au Cameroun sur fond d’affrontements postcoloniaux violents – et au centre duquel se trouvait une autre actrice de premier plan, Isabelle Huppert. Avec les interprètes, avec les techniciens comme avec les thèmes abordés, se tisse ainsi une multitude d’échos, de signes de fidélités et de volonté de continuer d’interroger un « être au monde » qui concerne aussi bien ce que les individus ont de plus singulier que les grandes forces géopolitiques, y compris, dans les deux cas, leurs dimensions les plus sombres. Avec, toujours, des mises en scène déplaçant les repères, esquivant ou questionnant les clichés, des compositions ouvertes, inquiètes, troublantes comme toute authentique proposition de liberté.

Comme souvent, cette rencontre aura glissé sans crier gare de la conversation amicale, et curieuse de mille questions, à un entretien, qui commence donc au milieu d’un échange, lorsque Claire Denis s’est mise à parler du livre qui a inspiré Stars at Noon. JMF

Claire Denis – J’avais lu la traduction française, et je n’y retrouvais pas Denis Johnson, dont l’écriture est dure et mélancolique. Le scénario est donc écrit à partir du texte original, dont j’avais la musique en tête. J’ai gardé autant que j’ai pu les dialogues du livre, tels qu’il les a écrits. C’est une langue très particulière, avec des mots crus mais aussi des formulations sophistiquées. Robert Pattinson, à l’époque où il était prévu qu’il fasse le film, avait du mal avec une phrase comme « I commit adultery often », par exemple. Il disait : « mais personne ne parle comme ça ». Alors que Joe Alwyn a adoré dire ce genre de réplique. Les manières de s’exprimer, entre autres par les mots, sont très importantes dans le film. L’Américaine Trish jouée par Margaret Qualley et l’Anglais joué par Joe Alwyn ne parlent pas la même langue – c’est très présent dans l’écriture de Denis Johnson.

En donnant au mot « adaptation » un sens assez ouvert, on pourrait dire que c’est la sixième fois que vous faites une adaptation d’une œuvre préexistante, mais à chaque fois avec une relation très différente entre celle-ci et le film : Beau Travail d’après Billy Bud de Herman Melville, L’Intrus d’après l’essai éponyme de Jean-Luc Nancy, Vendredi soir d’après le roman du même nom d’Emanuèle Berheim, Avec amour et acharnement d’après le roman de Christine Angot Un tournant dans la vie, mais aussi 35 Rhums d’après le film Printemps tardif de Yazujiro Ozu.
Printemps tardif c’était la vie de ma mère et de mon grand-père. Quand je l’ai vu j’ai pleuré durant tout le film, j’ai emmené ma mère le voir, elle a tout reconnu. Je fais des adaptations d’œuvres qui, d’une façon ou d’une autre, ont à voir avec ma vie. Mais pour Denis Johnson c’est différent. J’ai lu Stars at Noon après avoir d’abord lu des reportages qu’il avait faits en Afrique. Je lui ai écrit, il m’a répondu, on s’est rencontrés à l’occasion d’un concert à Amsterdam, je lui ai dit que son livre me bouleversait, que j’étais comme transie par tout ce qui circule entre cet amour et cette trahison. Il m’a dit : « Le personnage principal, la fille, c’est moi. Je suis allé au Nicaragua, je voulais être journaliste, c’était la guerre civile et personne ne voulait de mes articles. Et j’ai été humilié. » Au moment de cette rencontre, le livre comptait énormément pour moi mais je ne croyais pas pouvoir en faire un film. Et puis, pendant le tournage de High Life, en mai 2017, Denis est mort. Et je me suis dit : il faut essayer.

Faire un film de ce livre représente de nombreux défis, dont le fait qu’il se passe au Nicaragua, au début des années 1980, après la victoire du Front sandiniste de libération nationale[1].
Il n’était pas possible financièrement, et pas du tout nécessaire pour ce qui est de ce que raconte le film, de reconstituer l’époque. Ce qui m’importe dans le livre peut aussi bien être situé dans le Nicaragua actuel. J’y suis allée quatre fois. Au début je voulais filmer là-bas, mais la situation devenait de plus en plus violente et en avril 2018 l’armée a tiré sur les étudiants à l’université. La dictature de Daniel et Rosario Ortega avait atteint un tel degré de verrouillage qu’il me semblait impossible d’y tourner, et puis contre toute attente j’ai reçu une autorisation. Mais à ce moment-là il y a eu le Covid. Et ensuite, quand on est sorti du blocage lié à la pandémie, j’ai appris qu’Ortega se représentait aux élections. Jusque-là s’était maintenue l’illusion qu’il y aurait du changement à la fin de son mandat. Du moment qu’il se représentait, c’était exclu d’y aller pour filmer. Sans compter qu’aucune assurance ne couvrait un tournage dans le pays.

Il a donc fallu trouver un lieu de substitution, qui a été le Panama ?
Oui, j’ai envisagé plusieurs options, j’ai fait des repérages en Colombie mais c’est trop différent. Le Panama était l’endroit à peu près accessible qui offrait le plus de similitudes même s’il a fallu faire quelques aménagements. Et aussi, pour les acteurs panaméens, travailler avec une coach nicaraguayenne afin qu’ils parlent avec l’accent de ce pays.

La trahison est un motif qui hante le film, la trahison amoureuse, d’ailleurs ambiguë, qui fait partie du récit, mais aussi la trahison de la révolution par Ortega.
Oui, oui. Ça, Denis Johnson ne l’a pas vécu, même si la phrase de Trish dans le film, « ¡ Sin Esperanza !, ¡ Sin Esperanza ! Je rêve que les tanks américains viennent vous écraser », est dans le livre. J’ai demandé à Denis s’il pensait cela alors, il m’a dit que oui. Il voulait être journaliste, pas militant, il se sentait trahi par la situation même, qui ne lui avait pas permis d’accomplir son projet. Il s’est retrouvé sans un sou. Et il est devenu une pute, selon sa propre formule.

Le roman est entièrement habité par cette déception, il est d’ailleurs aussi déceptif pour le lecteur qui s’attendrait à un récit d’aventures exotiques…
Oui, jusqu’à l’autre trahison, au bout de cette relation entre deux personnes qui n’avaient aucune raison de se rencontrer, et qui se sont vraiment aimées. D’ailleurs, la jeune femme ne trahit pas entièrement l’Anglais[2], dans le livre elle va l’attendre, tout se joue à plusieurs niveaux de conscience et d’inconscience. J’ai transformé la scène pour le film, tout en cherchant à en garder l’esprit.

Dans le film, on voit des affiches « No más abuso de poder » (assez d’abus de pouvoir)…
Ces affichettes étaient partout à Managua à partir de l’annonce qu’Ortega se représentait. Lors de mon dernier voyage, après l’annonce de sa candidature, l’opposition a couvert les rues de ces petites affiches.

Pour moi, cela pourrait être aussi le slogan du film, contre tous ceux qui abusent des pouvoirs du spectacle, des ruses de scénarios, des explications qui verrouillent le sens.
Ah oui ? Tant mieux. Moi, je me suis juste laissée porter par le texte de Denis Johnson. Je me souviens de sa présence, quand je l’ai rencontré il savait déjà qu’il avait un cancer mais il ne l’a pas dit. Sa femme était avec lui, il avait besoin d’aide. C’était un homme très profondément meurtri, quelqu’un dont le désenchantement atteignait à la fureur. Et très tendre en même temps, comme ses poèmes.

Parmi ses livres, vous avez toujours su que c’était celui-là que vous vouliez porter à l’écran ?
Ce livre-là, sans aucun doute. Il m’a d’emblée concernée, j’ai tout de suite aimé cette fille, la manière dont elle essayait de s’en sortir, la rencontre avec cet Anglais « pâle comme un nuage » à qui elle n’arrive jamais à dire qu’elle l’aime. Elle m’est apparue comme un personnage de femme magnifique. Avec une force sans doute paradoxale, ou qui ne s’exprime pas comme on s’y attend d’ordinaire, mais qui est le contraire d’une femme vaincue. Même si tout est brisé, même si tout la trahit. Il fallait la suivre aveuglément, elle, pour être un peu fidèle à lui, Denis Johnson.

Il me semble que cette force paradoxale de Trish, le personnage féminin, apparaît davantage dans le film que dans le livre. Est-ce que le changement d’interprète pour le rôle masculin, avec finalement l’absence de Robert Pattinson, ne lui a pas ouvert plus d’espace à elle ?
Beaucoup. Et sans doute aussi à moi. Quand, à cause de ses engagements sur Batman, et sur la promotion du film à sa sortie, sortie repoussée à plusieurs reprises à cause du Covid, Robert m’a dit qu’il fallait encore attendre six mois de plus, je lui ai dit que ce n’était plus possible, que Margaret (Qualley) attendait, elle, depuis trois ans, qu’il fallait tourner maintenant. Il a du reste très bien compris, et nous avons en quelque sorte rendez-vous pour faire autre chose ensemble, mais là il fallait y aller. Et donc, on y est allés, alors qu’il n’y avait plus d’interprète pour le principal rôle masculin, mais c’était le moment ou jamais. J’étais au Panama quand j’ai parlé pour la première fois avec Joe Alwyn, par Zoom. Dès que je l’ai vu, je savais que c’était lui, je lui ai dit tout de suite. Il m’a demandé une heure pour réfléchir, et il a pris l’avion pour nous rejoindre.

Il est parfait dans le film, mais le mouvement de Stars at Noon se fait tout de même avec et par elle, elle est une sorte de tornade fragile qui emporte…
Oui, mais cela ne peut se produire que parce qu’il y a aussi lui, et dès leur première rencontre. La scène du bar et des martinis est capitale. Il fallait ce type un peu froid, un peu pâle, un peu réservé, qui lui demande très simplement si elle est à vendre.

Comment avez-vous choisi Margaret Qualley ?
Je l’ai vue dans le rôle de Pussycat, l’autostoppeuse de Once Upon a Time… in Hollywood, et cela a été une évidence pour moi, cette fille trop maigre et incroyablement solide en même temps, ce clown. J’ai pensé : elle sort du cinéma de Chaplin, c’est Paulette Goddard au présent. C’était elle ou personne. Ensuite je l’ai vue dans la série Maid qui a fait d’elle une vedette, à ce moment la préparation avait commencé, j’étais en Amérique centrale… Elle est très bien dans la série, mais pour moi elle était cette fille qui monte dans la voiture dans le film de Tarantino. On s’était vues plusieurs fois, elle me disait qu’elle attendrait le temps qu’il faudrait. Et elle l’a fait.

Quel est l’enchaînement qui a conduit finalement à la réalisation de Avec amour et acharnement avant Stars at Noon ?
J’attendais, tout était bloqué par la pandémie, Robert Pattinson m’avait demandé de l’attendre. À un moment, j’ai proposé au producteur, Olivier Delbosc, qui, lui, avait des frais dus au délai imposé par la pandémie, de faire un autre film compte tenu de la situation, un « film-Covid », en vitesse. Avec l’accord quasi-immédiat de Christine Angot, que je connais bien[3], pour l’écriture d’un scénario à partir de son livre Un tournant de la vie, et de Juliette Binoche et Vincent Lindon pour l’interprétation, cela s’est mis en place très rapidement. Christine et moi avons travaillé un mois au scénario, on a préparé un mois et demi et on a tourné six semaines.

Nettement plus que pour Stars at Noon, il y a cette fois des différences notables entre le livre et le film.
Contrairement à la situation décrite par le roman, je voulais que l’homme ait sa mère et son fils, qu’il ait une histoire en dehors de celle du couple, qu’il y ait d’autres enjeux qui interfèrent. Et je ne voulais pas que, comme dans le livre, la femme qui a recroisé un ancien amant et qui en est bouleversée revienne vers celui avec qui elle vivait parce qu’il est malade, en situation de faiblesse. J’ai aussi tenu à cette scène de vacances au début, il me semblait que le film avait besoin de quelque chose de très simple et évident, de solaire et heureux pour commencer. La séquence est délibérément naïve mais elle montre aussi qu’il y a quelque chose de charnel entre l’homme et la femme, qu’ils s’aiment et se désirent, ce qui n’existe pas dans le livre.

La scène est très belle dans sa simplicité, avec ces plans d’eau de mer très claire…
On n’avait pas d’argent, alors on l’a tournée au téléphone portable, une journée de novembre en Corse, et finalement c’est très bien ainsi. Le retour à Paris aussi est important, le métro, l’arrivée à l’appartement. Tout cela n’est pas dans le roman. Christine Angot décrivait si bien le balcon, qui est un peu la scène où va se jouer le drame, au moins en partie, mais je voulais qu’il y ait un appartement attenant au balcon. J’ai aussi donné un métier à la femme, elle est journaliste à RFI, cette radio ouverte sur le monde et en particulier l’Afrique convenait très bien. Ensuite Juliette Binoche a voulu que, si l’homme avait un fils, elle ait aussi un enfant – on a tourné une scène, avec d’ailleurs la véritable fille de Juliette, Anna, comme interprète, scène qui n’est pas dans le film finalement. Mais le personnage de Juliette évoque l’existence de son enfant dans un dialogue.

Il y a aussi vos retrouvailles avec Grégoire Colin, qui interprète l’ancien amoureux de la femme que joue Juliette Binoche.
Oh Grégoire… Je l’appelle, je lui dis : c’est toi, tu n’as pas le droit de dire non. Il me réponds : alors je dis oui (rires). C’est tout. Pour moi c’est une telle évidence que je ne sais pas quoi dire. Sauf qu’effectivement, pour qui a vu d’autres de mes films, c’est un « ex », c’est le passé qui revient.

Je n’ai pas fait le compte mais Grégoire Colin doit avoir joué aussi souvent dans vos films qu’Alex Descas…
Oui, ce sont des fidélités au long cours, c’est important. Surtout quand il y a une relation pas évidente entre les deux acteurs principaux. Mais Juliette m’a offert, a offert au rôle des aspects entièrement inédits, des aspects d’elle qu’on n’avait jamais vus. Elle s’est beaucoup préparée, pour être finalement dans une intensité immédiate des sentiments. Moi, sur le tournage, elle me bouleverse. Vincent, c’est différent, il joue le personnage comme un homme qui à bien des égards lui ressemble, y compris le rapport difficile au langage. Je pense que Vincent Lindon est en lutte permanente avec lui-même, et cela correspond parfaitement au personnage. (…)

LIRE LA SUITE

Ryusuke Hamaguchi : « Ce sont toujours les acteurs qui commandent la mise en scène »

Riche et novatrice, l’œuvre du réalisateur de Drive My Car, tout juste récompensé de l’Oscar du meilleur film international, rencontre un grand succès public et critique. Alors que sort en salle le 6 avril ses Contes du hasard et autres fantaisies, le prolifique Ryusuke Hamaguchi revient sur sa méthode, ses influences, et sa philosophie du lâcher-prise – confiance dans l’interprète, place à l’aléa, inclination pour les petits budgets.

Ce serait l’histoire d’une ascension apparemment fulgurante et en réalité construite pas à pas. C’est, assurément, l’accomplissement d’un événement de première magnitude dans le cinéma contemporain – et peut-être même de plusieurs événements, autour de cet homme de 43 ans, modeste et curieux de tout, le réalisateur Ryusuke Hamaguchi.

Le premier signal, immense mais qui pouvait paraître isolé, s’intitulait Senses, présenté et primé au Festival de Locarno en 2015, sorti dans les salles françaises en 2018 : en cinq parties et 5 heures 17, le récit intime, attentif et singulier des relations entre quatre femmes approchant la quarantaine, amies aux situations différentes même si appartenant toutes à la classe moyenne japonaise. Un film de cinéma, ô combien, et pas une série télé contrairement à ce qui a pu être dit à cette occasion, mais un film de cinéma de l’époque du règne des séries, et dont les choix audacieux de mise en scène étaient aussi une réflexion sur ce format et ce mode de diffusion.

À ce moment, Hamaguchi était déjà l’auteur d’une dizaine de réalisations, inédites hors du Japon. Mais, alors que Senses sort dans les salles françaises, son film suivant, Asako 1&2 était présenté au Festival de Cannes, et commençait à stabiliser l’importance de son œuvre, incitant à découvrir certains de ses précédents films, notamment le remarquable Passions (2008), qui sera distribué en 2019. Il semblait que la pandémie pouvait briser cet épanouissement, elle aura l’effet inverse, entrainant une concentration des puissances de proposition du cinéaste, et une reconnaissance croissante de son œuvre : en février 2021, Contes du hasard et autres fantaisies est sélectionné et primé au Festival de Berlin, en juillet Drive my Car est sélectionné et primé au Festival de Cannes, puis rencontre un succès aussi considérable qu’inattendu pour un film japonais (qui n’est ni un film d’action, ni un film d’horreur, ni un film d’animation) dans toute l’Europe et aux États-Unis, où il collectionne les récompenses, dont l’Oscar du meilleur film international[1].

La sortie dans les salles françaises le 6 avril des Contes du hasard, film en trois parties principalement centrées chaque fois sur des figures féminines, confirme avec éclat l’importance, la singularité et la cohérence d’une des plus belles propositions de mise en scène d’aujourd’hui. Le jeu de malentendus et de manipulations entre deux femmes et un homme de la première partie où se cristallisent des émotions et des failles chez chacun(e), la variation du même processus dans un registre érotique et cruel de la deuxième avec une femme et deux hommes, l’élégie tendre au croisement de deux solitudes féminines de la troisième composent, ensemble, un impressionnant et délicat assemblage, construit sur l’attention aux vibrations intérieures, aux élans et aux souffrances intimes.

Cinéaste qui accorde une place décisive aux mots, mais aussi à l’inscription dans l’espace et dans le temps de ses protagonistes, inventeur de méthodes de tournage originales et constamment remises à l’épreuve au fil de sa déjà prolifique carrière, Hamaguchi est un artiste du cinéma à part entière. Il figure ainsi de plein droit dans plusieurs ensembles dont il importe de prendre la mesure.

D’une part il est, à l’évidence, aux côtés de Kelly Reichardt, d’Alice Rohrwacher, de Jonás Trueba, de Xavier Dolan, de Radu Jude, de Nadav Lapid, une des figures de proue d’un renouvellement au XXIe siècle de la créativité cinématographique incarnée par une génération nouvelle, mais déjà signataire d’une œuvre conséquente et ayant su attirer un public significatif. Ensuite, il s’inscrit de plein droit aux côtés de son compatriote Hirokazu Kore-Eda (Palme d’or et nomination aux Oscars pour Une affaire de famille) et du Coréen Bong Joon-ho (Palme d’or et Oscar pour Parasite) comme ayant imposé à un niveau de visibilité inédit la richesse d’un cinéma asiatique où brillent également le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, le Chinois Jia Zhangke, le Coréen Hong Sang-soo. Enfin en incarnant un assez inattendu, et d’autant plus réjouissant, renouveau du cinéma d’auteur japonais. Tout cela grâce à des films sans effets de manche spectaculaires, mais d’une exceptionnelle finesse, d’une très rare capacité d’accueil. JMF

Le titre original de votre film est Guzen to Sozo, qui signifie « hasard et imagination ». Pouvez-vous expliquer ce qu’évoquent ces deux mots pour vous ?
Le hasard est une notion qui m’intéresse beaucoup, et depuis longtemps. En effet sur les tournages on est très soumis au hasard, aux aléas liés à la météo, à l’humeur des acteurs, à des problèmes matériels ou relationnels, et je me suis toujours demandé comment je pourrais intégrer ces hasards, qui sont les traces de la réalité dans le récit de fiction. Ces hasards amènent à capter des éléments très précieux, qui enrichissent le film, si on sait leur faire place. Je me demande toujours comment non seulement accepter, mais si possible déclencher des effets de hasards, et les intégrer dans le film. C’est délicat, parce qu’il faut éviter de se laisser entrainer trop loin de ce que le film voulait évoquer. Une façon d’apprivoiser cet enjeu m’a semblé pouvoir être tout simplement d’annoncer dans le titre la place que j’accorde à cette notion.
Au-delà de cet aspect, il y a évidemment dans ce film une influence très importante de l’œuvre d’Eric Rohmer. C’est lui qui m’a inspiré dans cette relation au hasard, mais simultanément il me semblait que je devais me l’approprier, en ne restant pas enfermé dans cette seule idée. D’où le rapport affiché à l’imaginaire, auquel renvoie le dispositif qui a donné naissance au film, c’est-à-dire un ensemble de contes. Le projet reposait sur sept contes, mais lorsque j’ai écrit les trois premiers, ceux qui composent le film dont nous parlons, je me suis rendu compte de la place qu’y tient l’imagination, à la fois la manière dont chacun sollicite l’imagination du spectateur et le fait que dans chaque histoire les personnages se basent sur des éléments imaginaires. D’où le fait d’avoir réuni les deux termes pour le titre original.

Avez-vous écrit l’ensemble des sept récits ? Et sont-ils rédigés sous forme de nouvelles, des textes littéraires, comme l’avait fait Éric Rohmer, en particulier pour le cycle des « Contes moraux »[2], ou plutôt d’emblée comme des scénarios, au moins des synopsis ?
Les quatre autres histoires existent, au moins au stade de l’idée ou du projet, aucune n’est entièrement rédigée, elles sont plus ou moins avancées selon les cas. Avoir été en situation de réunir les trois premières pour un long métrage n’était d’ailleurs pas prévu, à l’origine ce devait être à chaque fois un projet de court métrage, qui eux-mêmes m’auraient servi d’esquisses pour un long métrage à part entière. Il est possible que les autres récits aient cette fonction. Je ne crois pas être un écrivain, à la différence de ce que faisait Rohmer mes textes ne prennent pas la forme de nouvelles qui pourraient être lues pour elles-mêmes, ce sont dès le début des projets de films, conçus comme de brefs scénarios. J’ai besoin des dialogues pour entrer dans des situations, et je ne peux concevoir des dialogues que dits par des acteurs, je me trouve donc en situation de concevoir ces projets directement pour le cinéma.

Vous avez eu la possibilité d’être très productif depuis quelques années. Quels sont les interlocuteurs qui permettent que vos idées deviennent des films à un rythme aussi soutenu ?
Lorsque j’ai commencé à écrire les scénarios qui vont donner naissance à Contes du hasard et autres fantaisies, je sortais juste de Asako 1&2, qui avait bénéficié d’un budget plus conséquent que mes précédentes réalisations[3]. Je voulais revenir à une économie plus frugale, qui me convient mieux, me donne plus de liberté dans les décisions de tournage. J’ai écrit les trois courts métrages chacun en une semaine, dès qu’il était écrit je l’envoyais au jeune producteur Satoshi Takata, qui avait déjà produit Senses et mon court métrage Heaven Is Still Faraway, en lui disant que je souhaitais travailler dans un cadre de production très modeste, ce qu’il a accepté.
À partir de là commence le casting, qui est une étape décisive. Nous envoyons les scénarios à des agences d’acteur, finalement parmi les interprètes retenu(e)s j’avais déjà travaillé avec trois, les deux actrices du dernier épisode et le professeur du deuxième[4]. Mais ce n’est pas la raison principale pour laquelle je les ai choisi(e)s, l’important est que chaque acteur ou actrice m’apparaisse comme porteur d’une proposition stimulante par rapport au dialogue déjà existant, que j’aie le sentiment qu’il ou elle va m’inciter à aller plus loin. (…)

LIRE LA SUITE

Pedro Costa à propos de « Vitalina Varela »: « la lumière vient de Vitalina »

Enfin ! Le 12 janvier sort dans les salles françaises ce qu’il convient d’appeler, n’emploierait-on ce mot qu’une fois par décennie, un chef d’œuvre. Un film d’une puissance à la fois mystérieuse et évidente, que ceux qui depuis 2019 ont eu la chance de le découvrir en festival (dont celui de Locarno, où il a bien sûr reçu la récompense suprême) en gardent un souvenir vibrant.

Accompagnant l’histoire d’une femme venue de son île cap-verdienne à Lisbonne où vient d’être enterré son mari qu’elle n’a pas vu depuis des années, Vitalina Varela est comme un hymne chanté à bouche fermée en l’honneur de la dignité. Un chant de colère et de fierté de celles et ceux que la misère n’abat pas, malgré sa violence toujours recommencée, et sous tant de formes.

Le film est aussi un accomplissement, qui bien sûr n’exclut aucune forme de reprise ou de continuation à l’avenir, d’une œuvre de cinéma exceptionnelle, celle de Pedro Costa. Depuis Le Sang en 1989, il est l’auteur de neuf longs métrages, dont deux documentaires consacrés à d’autres artistes au travail, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet à la table de montage dans gît votre sourire enfoui ? et Jeanne Balibar en séance d’enregistrement d’un disque pour Ne change rien, composantes à part entière de sa trajectoire tout comme ses huit courts. Éléments particulièrement marquants de cet ensemble, Dans la chambre de Vanda en 2000 et En avant, jeunesse ! en 2006 (ainsi que Cavalo Dinheiro, 2014, toujours absurdement inédit en France) scandent une recherche sensible, où l’invention de manières de filmer naît littéralement de l’attention aux réalités humaines, physiques, matérielles dans les quartiers pauvres de la capitale portugaise, au carrefour d’une histoire coloniale, des effets de la globalisation et de parcours individuels considérés dans toute leur singularité.

La sortie du film, plusieurs fois repoussée à cause du COVID, est un véritable événement, accompagné de la parution de deux très beaux livres. Caderno de rodagem (Carnet de tournage) est entièrement constitué de photos en noir et blanc prises pendant la réalisation de Vitalina Varela – à l’exception d’un court texte, en portugais et en anglais, à la fin intitulé « Les faits », qui décrit les circonstances dans lesquelles le film a été réalisé (Pierre von Kleist editions). Matériaux Pedro Costa, ouvrage collectif sous la direction de Luc Chessel et Cyril Neyrat, réunit un vaste ensemble de documents de travail dont une très riche iconographie, un entretien avec le cinéaste, des textes de lui et d’une quinzaine d’auteurs autour de son parcours (Éditions de l’Œil). J.-M.F.

Qui est Vitalina Varela ?
Elle a 59 ans. Elle est la plus âgée d’une famille de sept sœurs et deux frères. Elle est cap-verdienne, de l’île de Santiago, qui est l’île principale du Cap-Vert. Elle a été paysanne toute sa vie. Elle a connu un garçon quand elle avait une dizaine d’années, Joaquim, qui a été son premier amour. Vers l’âge de 20 ans, ils se sont mariés. Il est parti peu après, pour travailler comme maçon à Lisbonne, comme tant d’autres dans la même situation. À l’époque, il a promis à Vitalina un billet d’avion pour qu’elle le rejoigne. Arrivé à Lisbonne, il l’appelle, il écrit, promet encore le billet, puis écrit moins, et plus du tout. Il va retourner au Cap-Vert deux fois, la première fois ils commencent à construire ensemble une maison, puis il repart. Il revient, très brièvement, et repart presque aussitôt. A partir de là, il disparaît. Puis il meurt.

Sait-on ce qu’il fait à Lisbonne ?
Il a une existence assez mystérieuse, à des moments il a de l’argent, on ne sait pas très bien ce qu’il trafique. Il y a des histoires de bagarres, puis il est malade, et il meurt. Vitalina, restée au Cap Vert, l’attend, elle continue à construire la maison, qu’elle ne finit pas. Elle a eu deux enfants. En 2013, informée de la mort de Joaquim, elle décide de venir, mais il y a des complications pour l’argent et les papiers, le temps qu’elle réussisse à atteindre Lisbonne, l’enterrement a eu lieu. Elle atterrit à Lisbonne trois jours après. C’est un choc énorme pour elle de ne pas avoir pu voir ni toucher le corps, c’est grave dans la culture à laquelle elle appartient, les rites funéraires sont très importants et précis au Cap-Vert.

Mais elle va rester au Portugal…
Oui, alors qu’elle ne connaît personne à Lisbonne, pas même dans le quartier où habitait Joaquim, un quartier africain, majoritairement cap-verdien. Elle s’installe dans la maison de son mari, une maison très pauvre, en mauvais état, mal aménagée. On ne sait pas exactement pourquoi, mais elle décide de rester, c’est là que je l’ai rencontrée, trois mois plus tard. Au début, elle m’a pris pour un flic, ou quelqu’un des services de l’immigration.

Comment l’as-tu rencontrée ?
Je tournais Cavalo Dinheiro ; comme toujours, mes tournages se font sur plusieurs périodes, selon les possibilités. À ce moment, je cherchais des intérieurs de maisons cap-verdiennes ; un ami de ce quartier m’a parlé de cette maison, m’a dit qu’elle appartenait à un type mort, il la croyait inhabitée. Lorsqu’on y est allés, accompagnés de Ventura[1], la porte s’est ouverte, et Vitalina est apparue, entièrement vêtue de noir. C’était déjà une image de cinéma, elle était très impressionnante et émouvante. J’ai aussitôt voulu qu’elle soit dans le film. En parlant, nous nous sommes aperçus que Ventura et elle étaient cousins éloignés. Très vite, je lui ai proposé de jouer le rôle de la femme qui rend visite à Ventura dans Cavalo Dinheiro. Elle l’a joué avec une immense générosité, mais qui répondait aussi je crois à un besoin pour elle. Dès ce moment, j’ai commencé à penser à faire un film dont elle serait le personnage central.

Comment as-tu construit ce film ?
Pendant six mois, je suis allé la voir chez elle, et on a parlé. Elle m’a raconté son histoire et nous avons discuté de très nombreux sujets. Une des phrases d’elle qui m’a marqué est « un homme n’existe pas sans une femme. » Ce qui était sa manière de dire qu’il était un lâche, qui l’a abandonnée, trompée, et en plus, suprême lâcheté, il est mort. Il a beaucoup été question entre nous de la maison, des maisons, dans l’île de Santiago et à Lisbonne. Les métaphores de maison, de toit, comme abri et comme lieu d’enfermement, sont très fortes pour moi, il y a toujours des maisons dans mes films, avec un rôle important.

Comment vivait-elle ?
Elle était restée enfermée, et isolée, depuis des mois dans la maison de son mari mort. Puis elle avait trouvé un travail de femme de ménage dans un magasin Zara. Ensuite, quand on a commencé à faire le film, nous avons signé un contrat, et elle a été payée pour son travail.

Est-elle intervenue sur la manière dont tu as envisagé de raconter en film son histoire ?
Elle était dans un état émotionnel très intense et tendu. Elle était comme immergée dans ce deuil qu’elle vivait seule dans une maison sombre et inhospitalière, elle était comme cadenassée à l’intérieur de cette tristesse, et plus encore d’une immense colère. Nous, l’équipe du film, quatre personnes en tout, nous avons tous senti que le film était le travail de deuil pour elle, la possibilité de transformer son existence en autre chose que cette prison mentale et affective.

C’est également ce qui se produit sur le tournage ?
Le film s’est transformé pour elle en rite funéraire, celui qu’elle n’avait pas pu accomplir au moment de l’enterrement. Lorsqu’elle construit elle-même l’autel en mémoire de son mari, qu’elle installe les objets, allume les bougies, ce ne sont pas des accessoires de cinéma, pour elle ce sont les éléments matériels et les gestes d’un cérémonial nécessaire. Après plusieurs années, elle fait ce qu’elle aurait dû faire aux obsèques, selon les usages cap-verdiens – et elle n’a aucun problème de le refaire autant de fois qu’on a besoin pour le film, elle ne répète pas, c’est la première fois, c’est le véritable rituel. Moi qui suis sensible à ce qu’il y a aussi de rituel dans le fait de faire un film, je me retrouve très en affinité avec ce qui se passe là. Le travail sur Cavalo Dinheiro lui avait appris ce que c’est de tourner dans un film, en termes de contraintes, d’obligations de recommencer, d’attente, elle y était prête. Elle a été d’une exigence extrême envers ce que nous faisions avec la caméra, la lumière. Le film l’a aidée dans l’épreuve qu’elle traversait, mais elle nous a aidé en retour, elle a donné à tout le processus une sorte d’élévation, de gravité intense.

Le film est entièrement tourné de nuit.
Il y a une raison pratique, qui concerne le son. En journée, ce quartier est très bruyant, alors que passé une certaine heure c’est très calme. Mais il y a surtout une raison plus profonde, une raison de mise en scène. L’obscurité participe du sentiment d’enfermement qui est celui de Vitalina, et que je voulais transmettre. Mais à un moment il m’est apparu impossible de rester uniquement dans ce huis clos, il m’a semblé qu’il fallait qu’elle rencontre quelqu’un, à qui elle pourrait parler, et parler sans cette rancœur qu’elle éprouve envers les autres hommes du quartier.

D’où l’apparition du prêtre…

LIRE LA SUITE

Apichatpong Weerasethakul : « Tout est dans la présence »

Tourné en Colombie où il a réuni Tilda Swinton et Jeanne Balibar, Memoria a reçu le prix du jury à Cannes en juillet dernier. À quelques jours de sa sortie sur les écrans et avant que ne se termine « Periphery of the Night », l’exposition qu’il a conçue pour l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne, Apichatpong Weerasethakul évoque avec minutie ses pratiques artistiques multiples.

Cela s’est passé l’été dernier. Il était environ 17h45 ce 15 juillet, le 74e Festival de Cannes allait bientôt se terminer, et le générique de Memoria, le nouveau film d’Apichatpong Weerasethakul, finissait de défiler sur l’écran géant du Grand Auditorium Lumière, la salle la plus vaste du Palais des festivals. Saluant le réalisateur, ses interprètes et de son équipe, les applaudissements ont été immédiatement très nourris, ce qui n’a rien de rare à la fin de la présentation d’un film en compétition officielle.

Plus inhabituelles sont bientôt apparues l’intensité et surtout la durée de l’ovation, qui semblait ne plus vouloir s’arrêter. Le public saluait un film magnifique, bien sûr, mais c’était aussi comme si, en ce moment si particulier où le cinéma esquissait une renaissance après la longue immobilisation due au Covid, tous les présents, artistes, professionnels, officiels du Festival, critiques, spectateurs en tous genres célébraient une très haute idée de ce que peut être un film, sa richesse, son ambition, sa délicatesse, son étrangeté et sa pertinence. Tandis que le toujours discret « Joe » Weerasethakul frémissait d’embarras d’être l’objet d’une telle ferveur, on put songer alors, aussi étrange que cela puisse paraître, que cette communauté s’applaudissait aussi elle-même, applaudissait l’ensemble des conditions qui rendent possible l’existence d’une œuvre aussi remarquable que Memoria – les festivals et la présence d’un public faisant partie de ces conditions.

Mais incontestablement, ce moment exceptionnel rendait aussi justice à une œuvre exceptionnelle. Avec Memoria, nouveau temps fort dans l’œuvre du cinéaste et artiste visuel thaïlandais consacré à Cannes avec la Palme d’or d’Oncle Boonmee en 2010, l’auteur de Blissfully Yours, de Tropical Malady, de Syndromes and a Century et de Cemetery of Splendour, également concepteur de grandes propositions muséales, dont « Periphery of the Night » qui se tient à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne jusqu’au 28 novembre, venait d’offrir une inoubliable expérience de cinéma. À Bogota, puis dans la campagne colombienne, au fond d’un tunnel et dans une petite ville, le film accompagne le fascinant voyage de Jessica, interprétée par Tilda Swinton. Jessica est hantée par la souffrance de la perte d’un être cher, et elle éprouve ce curieux syndrome d’entendre des explosions, qui se produisent peut-être seulement dans sa tête, et peut-être dans le monde, sans que quiconque paraisse s’en apercevoir. Une succession de rencontres va lui donner accès à d’autres dimensions spirituelles. C’est aussi ce qui est arrivé à chacun des spectateurs cet après-midi là, et ce à quoi invite l’immersion dans cette formidable mobilisation des puissances du cinéma qu’est le neuvième long métrage de cet artiste visionnaire et sensuel, au plus près des enjeux de notre temps. J.-M.F.

Comment décririez-vous les origines de Memoria ?
Elles sont anciennes. Pendant longtemps, il ne s’agissait que d’idées, concernant différents personnages, mais de manière assez dispersée. Le film a pris forme lorsque j’ai été invité dans la ville de Carthagène, en Colombie, pour le festival du film en 2017, où presque tous mes films ont été montrés. Je n’étais pas à l’aise, j’avais l’impression de participer à un hommage posthume, il y avait quelque chose de funèbre, ce à quoi j’ai cherché à échapper en partant voyager. J’ai circulé dans tout le pays, Bogota, Cali, etc., mais aussi des petites villes, dans la campagne, la forêt, et j’ai senti que c’était comme une renaissance. J’ai donc commencé à écrire, en me basant sur mes rencontres avec différentes personnes, notamment des artistes. Je me sentais plus proche des artistes que des cinéastes quand j’étais là-bas, sauf à Cali où il y a une forte communauté de cinéma. Et pendant le processus d’écriture, j’ai eu l’idée d’utiliser ce syndrome que j’ai depuis longtemps, celui d’entendre des sons dans ma tête, comme des explosions.

À Carthagène, vous aviez aussi rencontré quelqu’un qui semble avoir été une source d’inspiration pour plusieurs aspects du film.
Oui, il s’appelle Joseph, il est français, il a beaucoup voyagé en Asie, mais il était en Colombie à ce moment-là, puis il est retourné en Thaïlande où il vit actuellement. C’est un homme tellement étrange, qui semble se souvenir de tout, et qui ne peut jamais dormir. Je l’ai vu comme un extraterrestre exilé sur terre. Il a inspiré le personnage nommé Hernán dans le film.

Vous partez donc de situations ou des personnes réelles, mais sans relations entre elles. Comment transformez-vous ces éléments en une fiction cohérente ?
Cela se produit peu à peu durant le long processus d’écriture. Le scénario est assez détaillé, avec beaucoup d’éléments factuels, y compris des croquis, des documents photographiques, des vidéos, des story-boards[1]. Mais in fine il s’agit de réduire, de retirer des choses. C’est ce qui permet au film dans son ensemble de prendre forme. Lorsque j’écris les composantes du film, c’est en rapport avec des êtres existants, principalement des lieux, mais aussi dans ce cas, Tilda. Nous nous connaissons bien, depuis longtemps. Je savais dès le départ qu’elle serait dans le film, qui est en grande partie basé sur elle, sur la façon dont je la vois, sur ce que je sais qu’elle peut incarner, et aussi sur sa volonté d’en faire partie, ce dont nous avions longuement discuté durant toutes ces années d’amitié. J’imaginais des scènes, des situations déterminées par elle avant même de savoir où cela se passera, comment elle sera habillée, qui sera avec elle dans la scène.

Vous voulez dire que les lieux de tournage ainsi que l’actrice principale et le personnage sont déjà prêts avant que le scénario ne soit écrit ?
Pour l’essentiel, oui. Le scénario était en fait beaucoup plus complexe, avec plus de rêves, y compris un rêve dans un rêve, plus d’explosions, plus de scènes avec l’archéologue française que rencontre Jessica, et qu’interprète Jeanne Balibar. J’ai donc dû faire beaucoup de choix pour arriver à la forme du film tel qu’il est maintenant. Mais j’aime aussi ajouter des éléments que je découvre pendant les répétitions ou le tournage. Par exemple, l’explosion du pneu du bus s’est réellement produite, et nous l’avons ajoutée dans le film.

Ce processus de réduction est actif pendant l’écriture, pendant le tournage, par rapport à ce qui était écrit dans le scénario achevé, et aussi pendant le montage.
C’est vrai, c’est vrai. Je tourne beaucoup. Il y a des scènes qui ne sont pas dans le montage final et qu’il était crucial de filmer de toute façon. Le tournage lui-même est un processus organique qui exige de passer par diverses situations. Et ensuite, il faut déterminer ce qui doit rester dans la version finale, et ce qui devra être là différemment, pour habiter le film même sans le montrer explicitement.

Ce qui n’est pas dans le montage final peut aussi exister différemment : à la différence de la plupart des autres cinéastes, vous avez également la possibilité d’utiliser le matériel filmé qui n’est pas intégré à la version finale du film dans une œuvre présentée à une galerie d’art ou un musée, puisqu’on retrouve dans les expositions que vous concevez beaucoup d’éléments venus de vos films.
Oui, mais je ne m’y attends pas, ce n’est jamais prévu de cette façon. Ces choix se font après coup. Surtout dans ce film, il aurait été totalement impossible d’anticiper, car les scènes s’influencent mutuellement, une scène rend soudainement une précédente absolument nécessaire ou, à l’inverse, superflue. Le montage de Memoria a été de loin le plus difficile que je n’ai jamais connu, il était vraiment ardu de trouver l’équilibre entre ce qui est montré et ce qui ne l’est pas.

Le fait que vous ayez également une formation d’architecte a-t-il un effet sur votre manière de travailler, sur votre façon de construire vos films ?
Hum… Je ne pense pas. Pas en ce qui concerne le tournage et le montage en tout cas, mais peut-être un peu pendant le processus d’écriture du scénario. Surtout en pensant en termes d’échelles, et de circulations. Mais je pense vraiment à ce que je fais plus un film comme un voyage que comme un bâtiment.

Peut-on dire que la pandémie vous a aidé, ou même forcé à consacrer plus de temps au montage ?
Memoria devait être présenté au Festival de Cannes 2020 et, oui, ce fut une sorte de soulagement lorsque nous avons appris qu’il devait être reporté d’un an, car nous avons pu travailler davantage, mais surtout sur la conception sonore et l’étalonnage. Le montage lui-même était terminé à ce moment et je n’y ai pas retouché.

Dans quelle mesure une comparaison entre la Thaïlande et la Colombie aurait-elle un sens pour vous ?
Je n’ai jamais eu l’impression d’utiliser la Colombie comme une métaphore de la Thaïlande. J’étais vraiment connecté avec ce pays, d’autant plus que la plupart de l’équipe était colombienne. Ils m’ont beaucoup aidé à établir un lien avec les endroits où nous tournions, avec l’histoire de la région, ils ont certainement influencé la façon dont j’ai dépeint des situations et des relations spécifiques, au-delà de la présence réelle d’objets et de lieux. La langue est également très importante ici. Je ne parle pas vraiment espagnol même si j’ai quelques notions, donc les membres de l’équipe colombienne ont joué un rôle décisif à cet égard. J’avais écrit le scénario en anglais, en partie en Thaïlande et en partie en Colombie, mais tout cela devait être « digéré » en espagnol.

Comment le fait d’être un étranger en Colombie a-t-il affecté votre façon de travailler ?
Cela a certainement changé ma position en tant que réalisateur, et je pense que cela a été finalement très fructueux, même si parfois cela prend plus de temps et plus de travail. Mais, au-delà des questions de langues ou de différences culturelles, ce à quoi je peux encore m’identifier de manière directe, ce sont les silences, les rythmes, traiter cet aspect comme de la musique, alors je me suis concentré sur cela.

Et le fait d’avoir des personnages principaux non colombiens, joués par Tilda Swinton et Jeanne Balibar, a pu créer des effets spécifiques.
Exactement ! Le look même de Tilda est déjà un élément perturbateur dans ce contexte, cette grande femme blanche, très pâle et blonde qui marche dans les rues de Bogota a l’air vraiment surréaliste, il est évident qu’elle n’est pas à sa place. Comme moi, elle est manifestement étrangère. Avant le tournage, j’ai rencontré le producteur de Ciro Guerra, qui m’a dit que mon projet ne pouvait pas marcher, que ça ne marche jamais quand on place un acteur dans un environnement totalement différent, où il ou elle n’a pas du tout sa place. J’ai pris son avertissement au sérieux et j’ai essayé de le développer.

Diriez-vous que la façon de jouer de Tilda Swinton, de Jeanne Balibar mais aussi des acteurs colombiens est différente de vos expériences précédentes avec des acteurs thaïlandais ?
Oui, parce que les acteurs avec lesquels j’ai travaillé en Thaïlande interprétaient des personnages très proches d’eux-mêmes. Nous utilisions généralement leurs vrais noms, je connais leur histoire. La plupart du temps les films se développent à partir de leur histoire personnelle. Memoria est différent, j’essaie de me connecter à quelque chose de plus abstrait, au deuil, à des réminiscences du personnage de Jessica Holland dans I Walked with a Zombie, le film réalisé par Jacques Tourneur en 1943[2]. La relation entre les personnages et les acteurs est donc très différente. Nous avons accordé beaucoup d’attention, Tilda et moi, à la construction du personnage, principalement à travers son langage corporel, à travers de minuscules détails dans les gestes et les expressions du visage. La vraie Tilda Swinton est très différente de Jessica. Il y a aussi une différence de vitesse, les acteurs thaïlandais se déplacent généralement beaucoup plus lentement, tandis que Tilda ou Jeanne bougent assez rapidement. Nous avons modifié cela en fonction des situations et de la définition des personnages. Dans le film, Tilda a une présence qui n’est pas tout à fait naturelle, aussi parce que le son de sa voix n’est pas parfaitement synchronisé, afin de créer un léger sentiment d’étrangeté.

Vous connaissez Tilda Swinton depuis longtemps, mais qu’en est-il de Jeanne Balibar ?
Nous sommes devenues amis ici, au Festival de Cannes, en 2008, lorsque nous étions tous deux membres du jury du Festival. Mais le travail avec les deux actrices a été très différent. Tilda est extraordinairement malléable, elle est comme de l’eau, mais Jeanne est très solide, elle est vraiment elle-même. Je ne peux l’imaginer qu’à Paris – la façon dont elle bouge, la façon dont elle fume. Au début, c’était un peu difficile, mais à la fin, je me suis dit : « Ok, je vais suivre Jeanne. Je vais travailler avec Tilda pour sculpter cette Jessica, et juste laisser Jeanne être Jeanne ».

Pendant le processus d’écriture, montrez-vous ce que vous faites à d’autres, en discutez-vous avec des interlocuteurs ?
La seule personne à qui je montre toujours mon travail en cours est mon producteur, Simon Field[3]. Nous en parlons beaucoup. Il connaît très bien mon travail, ses commentaires m’aident. Beaucoup plus tard, j’ai montré le scénario à Tilda, lorsque nous nous sommes rencontrés à Doha où nous étions tous deux invités, puis elle est venue en Thaïlande. Nous avons beaucoup parlé de son expérience de la perte – son père venait de mourir. Nous avons également parlé de cette expérience sonore, les « bangs », qui joue un rôle majeur dans le film. Elle est très intéressée par les phénomènes biologiques, et, parmi eux, par la place spécifique de l’auditif dans notre relation au monde. Mais avec elle, la véritable collaboration a commencé lorsqu’elle est arrivée à Bogota pour le tournage. Entre-temps, rentrée chez elle en Écosse, elle avait beaucoup travaillé sur son style, elle avait accepté de laisser pousser ses cheveux bien qu’elle ne les aime pas, elle continuait à m’envoyer des photos. Et elle a appris l’espagnol.

De quoi parlez-vous avec elle ?
Nous n’avons jamais discuté des motivations du personnage, ni de l’explication psychologique. Durant la préparation, les personnes chargées des costumes ou des accessoires posaient des questions comme : quand son mari est-il mort ? A-t-elle des enfants ? Quel type de voiture elle conduit ? Et je répondais : Je ne sais pas. Je m’en moque. Et Tilda avait la même attitude, c’est ce que j’aime chez elle. Tout est dans la présence, pas dans des chaînes d’explications. (…)

LIRE LA SUITE

Amos Gitai : « J’ai souvent comparé le documentaire à l’archéologie, et la fiction à l’architecture »

Artiste composite mais toujours cohérent, de bifurcations en bifurcations, Amos Gitai porte sa parole engagée selon des modes d’expression divers : le cinéma bien sûr, mais aussi l’édition, l’exposition, la performance et le théâtre. Son dernier film, Laila in Haifa (en salles depuis le 1er septembre) s’inscrit dans la continuité d’Un tramway à Jérusalem, par le format du huis clos et cette volonté constante d’articuler le personnel au collectif.

inéaste diplômé en architecture, artiste ayant disposé d’une chaire au Collège de France, activiste exposant ses œuvres dans les plus grands musées du monde, homme d’image à l’origine de nombreux livres en grande partie conçus par lui ou avec lui, Amos Gitai déploie depuis 40 ans une activité immense et complexe. Les réactions hostiles de la droite israélienne à ses deux premiers films, House sur une maison palestinienne occupée par des Juifs et Journal de campagne sur l’invasion du Liban par Israël en 1982 l’avaient contraint à une décennie d’exil en France. Il a depuis fait l’objet de nombreuses attaques dans son pays auquel il demeure très attaché même s’il habite une partie de l’année en France et voyage énormément. Il a ainsi développé un immense réseau d’interlocuteurs – cinéastes, artistes, intellectuels, personnalités politiques et culturelles – dans le monde, qui engendre une pratique singulière, cosmopolite et inventive, où les multiples pratiques se renforcent et se répondent. Cette stratégie ubiquiste, à la fois globale et toujours très située, territorialement et intellectuellement, est aussi une manière de produire un considérable corpus de propositions, selon des dynamiques singulières et sans cesse renouvelées. J.-M.F.

Le 1er septembre est sorti en France votre cinquantième film, Laila in Haifa. Il constitue un élément important d’une actualité multiple vous concernant, qui fait elle-même partie d’un vaste réseau d’œuvres et d’activités dont vous êtes l’initiateur. Comment définiriez-vous la place de ce film dans l’ensemble de votre travail ?
Depuis mes débuts de cinéaste avec House, il y a quarante ans, je suis convaincu qu’il y a de grandes ressources à se concentrer sur des lieux, des sites, et à creuser dans ces sites –je veux dire creuser les dimensions humaines de ces sites. Laila in Haifa est né de la rencontre avec le lieu où le film est tourné, le Fattoush, une boîte de nuit tenue par un Arabe dans une grande ville d’Israël, et des paramètres concrets de l’espace où ce déroule le film, en m’en tenant au parti pris du huis clos. L’endroit où ce bâtiment est situé – non seulement à Haïfa, mais près de la voie ferrée – est décisif pour le projet. Nous n’avons pratiquement rien changé au décor tel qu’il était et est toujours, le film est bien sûr une fiction mais c’est aussi un documentaire sur ce lieu. Et les photos qui y sont exposées sont les images d’un photographe remarquable, également grand reporter, Ziv Koren, qui elles aussi documentent la réalité, à une autre échelle, la crise politique de la région, cette crise omniprésente mais dont personne ne parle parmi les personnages.

Vous avez besoin de multiplier les modes d’expression et d’intervention ?
Je le ressens comme une grande liberté. Il y a longtemps que j’ai cessé de m’intéresser aux distinguos entre fiction et documentaire, mais je ressens comme une grande liberté de n’avoir plus à respecter le fonctionnement d’une corporation, celle des réalisateurs, où il faut entrer dans des systèmes de reconnaissance préexistants, où être sélectionné dans un grand festival est une question de vie ou de mort, etc. Mais je n’ai jamais planifié les nombreuses bifurcations que j’ai suivies. Elles sont advenues le plus souvent à la suite d’une rencontre, d’une proposition. C’est ainsi que je me suis retrouvé à diriger un opéra (Otello de Rossini), créer des installations vidéo au MoMA à New York, au Kunstwerke à Berlin, au Musée Reina Sofia à Madrid ou au Palais de Tokyo à Paris. Cette année j’ai montré deux films en salles, présenté une exposition à la Bibliothèque nationale de France, coordonné deux livres[1], et mis en scène un spectacle, entre théâtre et performance musicale, au Châtelet[2].

L’étonnant est que lorsqu’on accompagne ce que vous faites, on n’a pas le sentiment d’une dispersion, comment maintenez la cohérence de ces multiples pratiques ?
Il y a très souvent un fil directeur. Par exemple, une part importante de mes travaux les plus récents tournent autour du même thème, l’assassinat de Yitzhak Rabin en 1995 et ses conséquences. Ce qui s’est joué autour des Accords d’Oslo puis de l’assassinat de Rabin est un des fils conducteurs de mon travail depuis 30 ans, j’étais déjà présent lors des négociations, j’ai tourné quatre documentaires à cette occasion, pour moi il était important que ces dirigeants israéliens reconnaissent enfin que les Palestiniens existent et qu’il était possible et nécessaire de discuter avec eux, quoi qu’on pense du contenu des échanges entre les différents camps. Ce refus des échanges directs était la situation avant Rabin, et c’est ce qui prévaut depuis son assassinat. Voilà la raison pour laquelle je ramène ce sujet dans la lumière aussi souvent que je peux, par tous les procédés que je peux mobiliser.

Diriez-vous que Laila in Haifa en fait partie ?
Non. Certains de mes projets résultent d’une longue préparation, et beaucoup se font échos entre eux, comme si des fantômes d’un film réapparaissaient dans un autre, ou dans une œuvre d’une autre nature. Une grande partie de mon travail se compose sous forme de variations à partir d’un thème – par exemple autour de l’assassinant de Rabin, auquel j’ai consacré plusieurs films depuis 1994[3] et tous ces autres travaux. Un autre fil directeur, très différent mais qui m’a lui aussi beaucoup intéressé concerne La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, qui a donné lieu à plusieurs mises en scène de théâtre depuis 30 ans, à Gibellina en Sicile, à Venise, à Avignon, à l’Odéon en 2009, avec Samuel Fuller et Hanna Schygulla (et la musique de Stockhausen) puis avec Jeanne Moreau…, et à deux films[4]. Donc il y a ces parcours de longue haleine, et qui peuvent très bien revenir à nouveau. Mais simultanément, je crois nécessaire de rester à l’écoute de courants souterrains, et de saisir des instants, et des situations à petite échelle, pas des grandes affaires historiques. Je suis convaincu qu’il est essentiel d’être attentif aux nuances, aux petits signes de tendresse, d’attention, aux gestes individuels, si on veut que s’engage un processus de réconciliation. C’est ce que j’ai essayé de montrer aussi bien dans un documentaire avec les organisations d’activistes des droits de l’homme comme Breaking the Silence, B’Tselem, le Woman Wage Peace ou The Parents Circle, que j’ai montrées dans À l’Ouest du Jourdain, que ce que je montre dans Laila in Haifa grâce à la fiction. Mais Laila in Haifa s’inscrit aussi dans une autre continuité, après Un tramway à Jérusalem, qui était un autre huis clos permettant d’explorer la complexité des relations dans une ville. J’ai l’habitude de fonctionner par trilogie, celle-ci sera complétée par mon prochain film, situé à Shikun, qui est le nom d’une immense HLM tout en longueur, construite en plein désert, à proximité de Beer-Sheva, la grande ville du Néguev.

La ville de Haïfa, où vous êtes né, occupe une place particulière en Israël, tout comme dans votre histoire personnelle et familiale.
Malgré des incidents récents, sans précédents, Haïfa est connue pour être une ville d’une grande mixité, où n’ont pas cours les délimitations et les murs de séparation. Je suis convaincu que cela est lié à la fois à la géographie, avec cette situation au pied du Mont Carmel avec des grandes vallées peu ou pas construites, les Wadi, qui séparent les quartiers en empêchant une centralisation verticale, à l’urbanisme, et à l’histoire, principalement ouvrière et marquée par le socialisme et le syndicalisme, qui reste présente. Beaucoup d’Arabes occupent à Haïfa des positions importantes dans les organismes municipaux, les lieux culturels, les hôpitaux, etc., ce qui ne se retrouve pas ailleurs en Israël.

A Haïfa avec la trilogie des Wadi[5], comme d’ailleurs à Jérusalem avec la trilogie House-Une maison à Jérusalem-News From Home[6], vous avez accompli un geste très rare et très riche de sens dans le cinéma documentaire : retourner filmer après de longues périodes sur les mêmes lieux, pour enregistrer leur évolution. Mais diriez-vous que plus généralement, et aussi bien avec les films de fiction que les documentaires, c’est ce que fait tout votre cinéma ?
Exactement. Ces deux trilogies documentaires montrent combien, en continuant d’observer le même site sur une période longue, jusqu’à 25 ans, le cinéma est capable d’enregistrer et de rendre perceptibles les évolutions et les tendances. Dans le documentaire, il faut être surtout du côté de l’écoute, c’est fragile, il faut laisser apparaître ce qui est là, alors que la fiction est davantage interventionniste, mais toujours en se confrontant à des réalités. J’ai souvent comparé le documentaire à l’archéologie, qui amène précautionneusement à la lumière ce qui était déjà là, et la fiction à l’architecture, où on construit en apparence depuis rien, mais où en fait il faut aussi tenir compte d’un grand nombre d’éléments concrets, de l’environnement, de la société, des conditions géographiques, historiques et sociales. Une architecture ou un cinéma qui ne partiraient pas de cela, qui voudraient seulement affirmer sa puissance créatrice me semblent très critiquables.

Simultanément, il est frappant de voir dans votre travail un côté organique, la manière dont les œuvres se nourrissent les unes des autres, s’engendrent les unes les autres. Le cas le plus explicite est certainement l’ensemble à propos de Rabin, qui a mobilisé de nombreux formats.
En effet, et là aussi il ne faut pas se contenter des cadres préétablis. Le film Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin n’est ni un documentaire ni une fiction, c’est un essai qui s’est inventé à partir d’un gigantesque travail à la fois sur les archives, grâce notamment aux recherches de Rivka Gitai, ma femme, et sur les possibilités de performer, aujourd’hui, avec des acteurs, une situation très méticuleusement documentée. Lorsque j’ai été amené à revenir sur le meurtre de Rabin, les formes scéniques n’ont cessé d’évoluer, de s’adapter à des lieux et des circonstances (…)

LIRE LA SUITE

Entretien avec le réalisateur iranien de la comédie macabre «Pig»

Le réalisateur Hasan (Hasan Majooni) découvre ce qu’il reste d’un de ses plus prestigieux confrères et rivaux.

Le sixième long métrage de Mani Haghghi confirme sa place singulière dans le cinéma iranien.

Meurtre à scandale, un célèbre réalisateur a été assassiné. Décapité. Il n’est pas le premier, ni le dernier, le suivant sur la liste n’est autre que Mani Haghighi, par ailleurs réalisateur de Pig.

C’est le début d’une comédie macabre, qui emprunte au grand-guignol et au film policier, à la chronique mondaine et au gore. Car si le style est volontiers outrancier, faisant son miel sarcastique des codes kitsch de la publicité comme du mélodrame familial, il est la manière très particulière de ce cinéaste de raconter le monde dans lequel il vit.

La violence des ultra-religieux, l’invasion des réseaux sociaux dans la vie intime, la laideur agressive du commerce et du monde du spectacle sont des aspects qui ne sont pas propres à l’Iran, si la présence menaçante de la police politique y est plus caractéristique. Avec une énergie sans retenue, le film se fraie un chemin dans cette jungle à grand renfort d’images choc et de gags dans une veine qui évoque le comique vachard à la Dino Risi.

Le public français avait pu découvrir l’approche, très différente de ce qu’on connaît du cinéma iranien, avec le précédent film de Haghighi, Valley of Stars, pamphlet politique aux allures de conte fantastique stylisé. Avec Pig, dans une tonalité très différente, il poursuit sur la voie singulière qu’il s’invente au sein du cinéma iranien contemporain.

 

ENTRETIEN AVEC MANI HAGHIGHI

Vous êtes issu d’une famille qui occupe une place importante dans le cinéma iranien: votre grand-père, Ebrahim Golestan, est un des plus importants producteurs et réalisateurs de l’époque d’avant la Révolution et votre père, Nemat Haghighi, un chef opérateur très renommé. Pouvez-vous résumer la manière dont vous êtes vous-même devenu cinéaste?

J’avais 4 ans quand mon grand-père tournait son deuxième long-métrage, Les Mystères du trésor de la vallée fantôme, et il avait besoin d’un enfant de 4 ans. Voilà mes débuts au cinéma. Quand je suis arrivé sur le plateau, j’ai vu mon grand-père assis derrière la caméra installée sur une grue immense –immense à mes yeux d’enfant. La grue, en s’élevant, m’est apparue comme une sorte de grand huit géant. C’est à ce moment que j’ai décidé de devenir réalisateur et depuis je continue à considérer les plateaux de tournage comme des parcs d’attraction, des lieux conçus pour s’amuser le plus possible.

Je n’ai jamais suivi de formation à proprement parler. Désormais, lorsque j’enseigne la réalisation, j’expédie les aspects techniques aussi vite que je peux et je consacre l’essentiel à la nécessité d’avoir un esprit joueur et de l’humour pour faire des bons films. Je suscite souvent des regards hagards, et des questions du type: «Croyez-vous que Béla Tarr et Michael Haneke ont un esprit joueur et porté sur l’humour?», et je dois expliquer que c’est exactement ce que je crois.

Hors d’Iran, vous avez été découvert grâce à votre deuxième film, Men at Work, sélectionné par la Berlinale en 2006. Ce film était écrit par Abbas Kiarostami. Quelle était votre relation avec lui?

Kiarostami était un ami de ma famille, je le connais depuis mon enfance. Il n’y a pas de mots pour dire l’immense amour que j’éprouvais pour lui. Lorsque j’étais adolescent et encore après, il m’a souvent fait venir dans sa salle de montage au Kanoon [le Centre pour le développement des enfants et des adolescents, dont Abbas Kiarostami a créé et dirigé la section cinéma, et où il a réalisé ses premiers films] où je l’ai regardé travailler. Il expliquait très généreusement ce qu’il faisait et ce qu’il cherchait à accomplir. Plus tard, grâce à son fils cadet, j’ai entendu parler du projet Men at Work, et il m’a semblé qu’il ne correspondait pas à la sensibilité de Kiarostami. J’y voyais une comédie de l’absurde, ce qui n’était pas du tout son style. J’ai donc entrepris de le convaincre de me laisser réaliser le film, et après un an d’efforts, j’ai réussi. En contrepartie, il m’a demandé de devenir son secrétaire personnel pendant un an, de m’occuper des relations avec les distributeurs et des festivals à l’étranger.

J’ai énormément appris pendant cette année, des choses qu’on enseigne dans aucune école de cinéma. Ensuite j’ai tourné le film, il m’a dit qu’il aimait le résultat mais qu’il fallait ajouter un plan. J’ai refusé, nous nous sommes affrontés de plus en plus sur ce sujet, mais j’ai tenu bon. Plusieurs années après, nous avons beaucoup discuté du scénario d’un autre de mes films, Modest Reception, vaguement inspiré de situations qui s’étaient produites sur le tournage de Et la vie continue. Il a détesté le film, et ne m’a plus jamais adressé la parole. Ce comportement m’a fait l’aimer encore plus, même si hélas de loin, il traduisait sa passion absolue pour le cinéma. Les gens emploient le mot «unique» à tort et à travers, il est rarissime de rencontrer une personne véritablement unique. Kiarostami était unique.

L’affiche de Modest Reception, un des précédents film d’Haghighi.

Quelle est l’origine du film Pig?

J’étais à Prague, où j’enseignais dans un atelier de réalisation, quand j’ai lu une information sur un réalisateur iranien pratiquement inconnu, qui venait de mourir, et tout le monde disait du bien de lui. Je songeais que de son vivant, personne ne se souciait de lui et de son travail, et combien en Iran en particulier la mort permet à des artistes médiocres d’acquérir une reconnaissance. Au même moment, un journaliste français m’a appelé pour me demander mon avis sur les réalisateurs frappés d’interdiction par la censure en Iran. En essayant de répondre, les premières scènes de Pig ont surgi à mes yeux: un réalisateur interdit est abandonné par le public, il cherche à échapper à cette disgrâce en mourant mais la mort refuse, et il doit faire semblant d’avoir été assassiné pour être aimé à nouveau. Il m’a semblé qu’on pouvait tirer quelque chose de drôle et sombre à la fois de ce point de départ, et sur cette base j’ai rédigé le scénario en quelques mois. (…)

LIRE LA SUITE