Nouvel opus des cinéastes Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor, De Humani Corporis Fabrica plonge littéralement dans les entrailles des corps brisés qui peuplent l’hôpital, cet autre corps qu’ils auscultent à leur manière, en anthropologues et témoins attentifs à la complexité du monde.
eur nouveau film sort en salles le 11 janvier, après avoir été un des événements du dernier Festival de Cannes (à la Quinzaine des réalisateurs). Comme leurs précédentes réalisations, De Humani Corporis Fabrica ouvre des chemins inédits, tant par ses conditions de tournage que par l’expérience proposée aux spectateurs ou à la manière dont il envisage la place du cinéma vis-à-vis du réel.
Évitant de se définir comme cinéastes tout autant que comme scientifiques, Véréna Paravel and Lucien Castaing-Taylor déploient depuis plus de dix ans de nouvelles voies pour le documentaire, en phase avec les avancées de la pensée contemporaine héritée du pragmatisme, incarnées notamment par Bruno Latour, et de nature à ouvrir d’autres perceptions et d’autres compréhensions du monde que nous habitons. Ils avaient déjà réalisé des films, chacun de son côté – parfois avec quelqu’un d’autre. Sweetgrass de Lucien Castaing Taylor (2009) comme Foreign Parts de Véréna Paravel (2010) témoignaient de leur capacité à voir autrement.
Ensemble, lui qui a fondé et dirige le programme d’études d’anthropologie visuelle Sensory Ethnography Lab (SEL) à l’université de Harvard et elle qui en a été l’étudiante avant d’y devenir enseignante, n’ont cessé de développer des méthodes de recherche par les moyens du cinéma – image, son, montage. L’extraordinaire expérience sensorielle et cosmique de Leviathan (2012), qui a connu un succès mondial, est devenu un manifeste pour de nouvelles manières de représenter la complexité du monde.
Mais il n’est pas qu’une réponse possible, et depuis, somniloquies ou Caniba ont exploré d’autres voies, tout aussi originales et fécondes. Le premier est une proposition à partir des enregistrements d’un homme qui parlait en dormant, enregistrements effectués durant les années 60 et conservés à Harvard qui ont été ensuite souvent utilisés par des chercheurs en psychologie. Les moyens du cinéma, notamment la vision de multiples corps endormis pendant qu’on entend des fragments des enregistrements, ouvrent des perspectives inédites sur l’inconscient, moins de celui qui parle que de ceux qui regardent. Le second est consacré à Issei Sagawa, qui a tué et mangé une étudiante à Paris en 1981, et qui est retourné au Japon après avoir purgé sa peine, où il vit avec son frère Jun. Les entretiens menés avec les deux frères font émerger, grâce en particulier aux usages du cadre et du montage, des abimes de souffrance, de faiblesse et de violence, selon des configurations imprévues.
Dans le cadre du SEL, Paravel et Castaing Taylor accompagnent d’autres réalisations que les leurs, dont les mémorables People’s Park de J.P. Sniadecki et Libbie Dina Cohn (2012), ou Manakama de Stephanie Spray et Pacho Velez (2013), et réalisent aussi des projets relevant de l’installation vidéo. L’ensemble de leur travail tend à susciter des modes de perception de la réalité, sur toutes sortes d’écrans, dans toutes sortes de lieux en plus des salles de cinéma. Mais si on a retrouvé leurs réalisations dans les galeries et les musées, dans les lieux d’enseignement et de recherche, c’est bien pour et par le cinéma qu’a été conçu De Humani Corporis Fabrica (2022), exploration des réalités interconnectées du corps humain et du corps social grâce à plusieurs années de tournage en immersion dans le monde hospitalier. JMF
Vous faites des films à l’enseigne d’un laboratoire de recherche et d’enseignement, le Sensory Ethnography Lab de Harvard. Cela implique-t-il des procédures particulières dans les manières de concevoir les films ? Et ces procédures répondent-elles à une méthodologie particulière, qui serait celle de l’« ethnographie sensorielle », ou sont-elles spécifiques à chaque film ?
Lucien Castaing-Taylor : Si vous parlez à tout scientifique qui se respecte de sa « méthode scientifique », il ou elle vous rira au nez. Ils savent très bien que cette méthode n’existe pas. Malgré leur dépendance à l’égard de l’expérimentation, ils procèdent dans la plupart des cas par conjecture et intuition. Les scientifiques et les artistes ont beaucoup plus en commun que les universitaires. Seuls les philosophes des sciences et les spécialistes des sciences sociales, qui veulent que leurs savoirs paraissent plus robustes qu’ils ne le sont, s’acharnent sur cette idée d’une méthodologie scientifique. Nous avons associé les mots « ethnographie » et « sensorielle » simplement pour souligner combien l’expérience sensorielle est étouffée dans l’ethnographie écrite. Et aussi pour reconnaître la place centrale de l’ethnographie dans ce que nous faisons, tel que nous le faisons. Trop de gens prétendent faire de l’ethnographie de nos jours, des artistes visuels aux cinéastes en passant par les spécialistes des sciences humaines qui mènent des « études de réception » – mais c’est de la foutaise. Rien à voir avec le travail de terrain immersif à long terme et à la première personne qu’entreprennent les anthropologues dignes de ce nom. En dehors de la reconnaissance de la centralité de l’expérience sensorielle dans ce qui nous constitue, et de l’engagement envers les connaissances et les réciprocités intersubjectives qui résultent du travail ethnographique sur le terrain, il n’y a pas grand-chose de distinctif dans le travail qui a été réalisé par le laboratoire d’ethnographie sensorielle. Presque tout est permis. Les méthodes, telles qu’elles sont (et la plupart d’entre elles ne sont pas terriblement méthodiques, ou ne le sont qu’inconsciemment, et ne nous sont donc pas directement accessibles), sont inventées à chaque film. Les οδόi avec lesquels nous sommes μετά sont multiples et semblables à un labyrinthe – nous ne savons pas sur quels chemins nous sommes engagés, où ils mènent, et s’il y aura une issue au bout. Chaque sujet exige l’invention d’un nouveau style, celui qui lui convient.
Quelle est, dans vos films, la place de la préparation – écriture, recherche académique, enquête de terrain ? Ou pour le demander autrement : dans quelle mesure vos films sont-ils « improvisés » ? Diriez-vous que les dispositifs de préparation sont d’autres manières de s’approcher du « réel » (à supposer qu’on sache ce que c’est) ou au contraire que ce sont plutôt des obstacles vis-à-vis de la proximité avec le réel ?
Véréna Paravel : C’est difficile à dire. Malgré notre engagement général envers l’ethnographie, nous travaillons parfois à contre-courant des procédés habituels de l’ethnographie. Nous avons tendance à commencer à filmer le plus tôt possible dans le mouvement qui nous mène vers le film, avant même d’avoir défini un projet. Le fugace, l’éphémère et l’apparemment insignifiant nous intriguent autant que les formes de compréhension qui naissent de l’observation participante à long terme. La familiarité émousse les sens et l’intellect. Mon film 7 Queens portait précisément sur cet enjeu, il était construit à partir de rencontres initiales et non préconçues avec des inconnus alors que je marchais le long de la ligne de métro 7 dans le Queens, à New York.
À première vue, notre film Leviathan pourrait sembler porter sur la pêche commerciale contemporaine, même si, en fait, il aspire à quelque chose de beaucoup plus cosmologique. Si, en fin de compte, il porte sur quelque chose, c’est sur la relation humaine avec la mer – à la fois expérimentale et élémentaire, historique et mythologique. La pêche étant une des activités le plus souvent enregistrées depuis l’invention de la photographie et du cinéma, nous avons d’abord pensé que nous devions essayer d’examiner le plus grand nombre possible de ces photographies et films, afin de nous assurer que nous ne répétions pas ce qui avait déjà été fait. Mais nous nous sommes vite rendu compte que nous serions paralysés par la crainte de répéter ce que d’autres avaient déjà fait. Après avoir vu quelques films sur la mer, nous avons donc décidé d’arrêter. Cela dit, nous avons beaucoup lu – tant sur l’écologie, l’histoire et la politique de la pêche commerciale que sur les réflexions métaphysiques de l’humanité sur les profondeurs – tout au long du tournage et du montage du film. Le type de préparation et de recherche que nous entreprenons varie d’un projet à l’autre.
Ce qui est également vrai, c’est que même si nous essayons de faire des recherches systématiques sur un sujet, notre vision de celui-ci se transforme au fur et à mesure, d’une manière que nous ne pouvons pas anticiper. Le travail final est toujours très éloigné de la façon dont nous l’avions initialement conçu. Quant à savoir si les types de recherche que nous entreprenons permettent ou empêchent notre accès au « réel », il est difficile de généraliser. Nous avons beau essayer, en suivant la recommandation de Wittgenstein, nous ne pouvons pas arrêter de penser. La pensée, cohérente ou incohérente, fait partie intégrante de ce qui nous rend humains. J’ai tendance à supposer que je pense en images, mais en fin de compte il est impossible de séparer le discursif du figuratif. Chacun d’entre eux s’infiltre dans l’autre.
Lucien Castaing-Taylor : Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’est le réel, si ce n’est tout. L’une des conséquences malheureuses d’une grande partie de la pensée post-structuraliste a été de supposer qu’une « construction culturelle », comme ils disent, est en quelque sorte irréelle, ou que le réel est lui-même « seulement » une construction. Il n’y a pas une grande distance entre les déclarations anthropologiques et géographiques sur les « modernités alternatives » et le bourbier politique actuel des « faits alternatifs ». Mais les constructions sont éminemment réelles. Tout ce qui est, est réel. Cela peut sembler futile, mais cela me semble crucial, et est souvent négligé dans les écrits sur la représentation, et la relation entre le documentaire et le monde. Il y a autant de qualités ou de facettes différentes de la réalité qu’il y a de genres de réalisme. Et bien plus encore. Rien n’est plus réel que la fantaisie ou l’illusion. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question de « proximité » avec le réel – et, en tout état de cause, la bonne fiction semble souvent plus proche ou plus réelle que la plupart des soi-disant documentaires, que ce soit parce que la plupart des documentaires sont dépourvus d’expérience ou parce que l’on sent qu’ils nient l’intervention du réalisateur. Il est tout simplement impossible pour chacun d’entre nous de s’éloigner du réel. Nous avons zéro degré de séparation avec le réel.
Que nous soyons en train d’improviser ou de planifier, de comploter et de préméditer – ou, comme tout le monde, quand nous faisons l’un puis l’autre, ou quand nous faisons l’un alors que nous pensons faire l’autre, ou quand nous faisons les deux en même temps – nous sommes au cœur du réel. L’artifice et la vraisemblance ne s’opposent pas l’un à l’autre, mais sont de proches cousins, qui partagent le même secret. Dans leur rapport au réel, nos films doivent énormément à l’artifice, non seulement le nôtre mais aussi celui de nos sujets, humains ou animaux. Quant au poids respectif de l’improvisation par rapport à la recherche ou à la préméditation dans nos œuvres, nous sommes mal placés pour en juger, mais il varie d’une œuvre à l’autre, et aussi d’un moment à l’autre dans une même œuvre. Je ne sais pas si vous vous souvenez de la brève scène de Léviathan où l’on voit en très gros plan un grand oiseau, un puffin, sur le pont de l’Athena, qui semble être blessé et tente désespérément de retourner à la mer. Essayer de comprendre dans quelle mesure cette image a été inspirée par notre engagement dans l’ « ethnographie multi-espèces » et le « tournant animalier » dans les sciences humaines, à partir d’un désir instinctif ou semi-réfléchi (y compris au montage) alors que l’oiseau cherche à s’envoler du bateau est presque impossible. Il en va de même pour la plupart des séquences de nos films. Je pense que c’est une fausse antinomie, si l’on apprend quelque chose de valable au sujet de la « recherche », c’est sûrement qu’elle s’infiltre dans l’inconscient, voire dans l’instinct lui-même.
Si on vous dit que vous faites du documentaire, comment réagissez-vous ? Ce mot vous semble-t-il rendre compte de votre travail ?
Lucien Castaing-Taylor : Aucun de nous deux n’a de sentiments forts à ce sujet. Si le terme « documentaire » évoque aujourd’hui une forme de journalisme ou la plupart des films commandés par la télévision et leurs dérivés sur Internet, il est peut-être trompeur. Étymologiquement, le latin documentum signifiait « précédent » ou « preuve » ou « exemple », voire une sorte d’avertissement. Sa racine est docere, qui signifie « enseigner ». Nos films sont très éloignés des conférences illustrées ou des films thématiques qui sont ouvertement pédagogiques, et nous ne considérons certainement pas nos spectateurs comme des enfants. Mais d’un autre côté, les enfants sont peut-être notre public idéal. Ils sont beaucoup plus ouverts à l’émerveillement que la plupart des adultes, et l’émerveillement est une expérience esthétique à laquelle nous sommes profondément attachés, et qui est généralement négligée dans les documentaires. De plus, même si nous essayons de faire un travail qui est largement non propositionnel, ou irréductible à une argumentation directe, nos films ont clairement vocation à prouver des états de faits, des situations, des actes. Et nous les concevons comme des avertissements à bien des égards – moralement, politiquement et écologiquement.
Véréna Paravel : « Documentaire » a aussi le mérite de la modestie, comme de reconnaître sa proximité avec « mentir », contrairement à la formulation binaire, plus prétentieuse et purement négative, de la « non-fiction », dénomination aujourd’hui préférée dans le monde anglo-saxon. Nous avons tendance à privilégier l’être sur le sens, la perception sur l’argumentation, et ce que Bertrand Russell appelle la connaissance par affinité plutôt que par description.
Verriez-vous la possibilité de « passages par la fiction », par exemple en agençant des situations enregistrées de manière à ce qu’elles fassent récit, ou en transformant même partiellement des personnes que vous filmez en personnages, comme des recours possibles et souhaitables pour votre travail ?
Véréna Paravel : Oui, absolument. Mais les faits et la fiction s’entremêlent inéluctablement dans tous nos films, même d’une manière dont nous ne nous rendons pas compte ou que nous ne contrôlons pas. Je suis convaincue que c’est lorsque nous sommes le moins conscients de la fiction que nous la pratiquons le plus. Mais à certains moments, tant au tournage qu’au montage, on en est certainement conscients. Nous créons des personnages à partir de fragments, et ces fragments sont nécessairement partiels, sélectifs et incomplets. À partir de ces fragments, les spectateurs devinent un tout, une personne. C’est aussi ce que nous faisons dans la vie de tous les jours. Nous connaissons les autres de manière imparfaite (et nous nous connaissons nous-mêmes de manière imparfaite aussi, mais d’une manière très différente). Lors du tournage de Foreign Parts dans une gigantesque casse automobile à New York, j’ai parfois eu la conscience aiguë que j’encourageais ou mettais en valeur certaines qualités de la personnalité de quelqu’un plutôt que d’autres. C’est peut-être périlleux, mais c’est inévitable. Et aussi souhaitable. Et même si c’était possible, il ne faudrait pas faire de discrimination, et aboutir à une sorte d’indifférence œcuménique totalisante.
Où commence et où finit la fiction dans une œuvre comme somniloquies ? C’est presque impossible à dire. Le narrateur en chair et en os, Dion McGregor, est lui-même aussi un être fictif, même s’il était mort au moment où nous avons réalisé le film et que nous n’avions accès à lui que par le biais d’enregistrements sonores d’archives. Si vous écoutez d’autres rêves pour lesquels des enregistrements existent que ceux que nous avons utilisés, vous aurez un sens différent de lui. Et un sens très différent encore si vous regardez et écoutez toutes les émissions de télévision et de radio auxquelles il a participé, ou si vous parlez aux quelques personnes vivantes qui se souviennent de lui. Il est également fictif par l’ordre dans lequel nous avons placé ses rêves et surtout par la façon dont nous avons juxtaposé ses rêves avec des corps endormis (qui respirent, qui rêvent). Pour certains spectateurs, les dormeurs semblent être les objets ou les acteurs imaginaires de ses rêves, tandis qu’à d’autres moments, ils sont ressentis comme le sujet rêveur lui-même – qui apparaît tour à tour comme un enfant ou un adulte, un homme ou une femme, de teint plus ou moins foncé, un anglophone accentué ou natif, une personne ou deux, et même à un moment donné un animal.
Lors du tournage et du montage de Caniba, nous avons tous deux lutté pour résister à la fictionnalisation. Au début, pendant le tournage, Jun Sagawa, le frère d’Issei Sagawa (le cannibale), dominait verbalement et laissait très peu d’espace à son frère pour s’exprimer. Jun nous parlait d’Issei, devant lui. Il essayait de s’approprier le film. Nous avons fait de notre mieux pour qu’il parle moins, qu’il écoute, et qu’il laisse à son frère un espace pour s’exprimer. Le film final commence comme un portrait d’Issei Sagawa, et au fur et à mesure, il devient un portrait très différent d’eux deux, et de leur rivalité fraternelle, avec une intensité shakespearienne assez classique.
Lucien Castaing-Taylor : Et la dame qui apparaît à la fin, habillée en femme de chambre, et qui est souvent prise par les spectateurs non japonais pour une travailleuse du sexe, nous a semblé dès le départ être un personnage de fiction, ou un produit de l’imagination fébrile d’Issei-san. En réalité, c’est une vieille amie à lui. Mais lorsqu’elle raconte les méandres de son histoire de zombie à la fin du film, nous sommes sans équivoque dans le domaine de la fiction et du fantasme. Cependant, pendant l’enregistrement, nous n’avions aucune idée de ce qu’elle faisait ou disait (nous ne parlons pas japonais, et les mots sont les siens, pas les nôtres), et pour autant que nous sachions, elle lui racontait le scénario d’un vrai film de zombies dans lequel elle avait joué. Il y a des couches et des couches de faits et de fiction qui se superposent ici.
Véréna Paravel : Notre idée initiale avec Caniba donnait en fait beaucoup plus de poids à la fiction. Nous avions à l’esprit non seulement une approche relevant de l’« anthropologie partagée » à la Jean Rouch[1], que nous avions essayé dans un registre très différent dans Leviathan, en plaçant des caméras sur le corps des pêcheurs lorsqu’ils remontaient les filets et vidaient les poissons sur le pont, mais ce que nous appelions « anthropophagie partagée ». Nous savions qu’Issei Sagawa voulait mourir aux mains et dans la bouche d’un autre cannibale, afin que son désir se réalise. Mais lorsque nous l’avons rencontré, nous avons réalisé qu’il était trop faible et infirme pour initier le fait d’être mangé par quelqu’un d’autre. Au lieu de cela, nous avons joué avec divers scénarios fictifs dans lesquels il aurait joué sa fin, dans la bouche d’une ancienne petite amie. Finalement, il était trop faible pour jouer quoi que ce soit, et cela ne s’est jamais produit.
Diriez-vous que vous cherchez une description ou une intelligence du réel, ou votre travail d’enregistrement d’éléments issus du réel vise-t-il autre chose, par exemple une idée, ou la beauté, ou la terreur ?
Véréna Paravel : Oui, absolument ! Je pense qu’ils sont indissociables. J’ai remarqué que je qualifie les gens, les vues, les sensations, les œuvres d’art de beaux beaucoup plus facilement et naturellement que Lucien. Il prononce rarement ce mot. En anglais, il est presque politiquement incorrect de décrire une personne comme étant belle, et l’académie anglophone est tellement méfiante à l’égard de l’esthétique et embourbée dans une forme inhumaine de sémiotique désensibilisée que les exclamations sur la beauté sont pratiquement assimilables à un blasphème. La beauté et l’horreur se rejoignent, tout comme la tragédie et la farce, mais elles le font toutes dans le domaine du réel. Nous sommes aussi intrigués par l’importance de ce qui est ostensiblement banal, ordinaire et quotidien, ce que James Agee appelait « the cruel radiance of what is » (« l’éclat cruel de ce qui est »), que par l’exceptionnel, le stupéfiant ou l’écrasant. La prépondérance de ces derniers dans le cinéma explique en grande partie pourquoi il est devenu une telle technologie du spectacle et de la distraction.
À l’évidence, votre nouveau film, De Humani Corporis Fabrica, se situe aux confins de « l’éclat cruel de ce qui est », la chair humaine, les outils médicaux, la maladie, l’organisation de l’hôpital, et de dimensions relevant, visuellement et philosophiquement, de formes de sublime, à commencer par les rapports à la vie et à la mort. Pouvez-vous raconter d’où est parti le projet qui a mené à ce film ?
Véréna Paravel : L’idée était de nous reconnecter à nos êtres de chair. De trouver un moyen de repenser notre intériorité de façon plus incarnée, plus corporelle. Emprunter les outils de la médecine moderne et faire ce mouvement inverse : la médecine s’est appropriée les outils du cinéma pour sa propre pratique, nous avons voulu utiliser les moyens développés par la médecine pour faire un film, pour donner une représentation du corps qui nous soit moins familière mais qui élargisse les manières dont nous existons dans le monde. C’est aussi une façon de se réapproprier une vulnérabilité et une force vitale : à l’hôpital, on éprouve plus qu’ailleurs à la fois la fragilité du vivant et la présence de la mort, et les extraordinaires ressources du côté de la vie, la pulsation vitale dans la matière même qui nous compose. De ce point de vue, l’hôpital est un espace dramatique, ou plutôt tragique, de première grandeur, la scène permanente de cette tension extrême. Et bien sûr l’hôpital lui-même est un corps, un corps qui contient des corps et les travaille. Il est lui-même un organe de la société, et à ce titre il en reflète et souvent concentre de nombreuses caractéristiques, mais aussi à l’intérieur de l’hôpital coexistent des organes, des fonctions, des systèmes. Le film fait aussi l’étude anatomique de ce corps-là.
Lucien Castaing-Taylor : C’est une sorte d’auscultation, mais à laquelle on ajoute la couleur, le mouvement, le son, tout un ensemble de choix qu’on peut dire artistiques ou esthétiques, mais comme éléments de compréhension. Il y avait cette idée de retourner les yeux vers l’intérieur, de regarder en nous, « nous » comme êtres physiques. Je me souviens que nous avions en tête cette phrase : « Si tu ne peux pas entrer à Harvard en étant vivant, tu peux y entrer en étant mort. » Elle renvoie à tous les usages qui sont faits dans le monde académique des cadavres, y compris découpés, parfois vendus, on a ensuite évolué vers une réflexion sur le transhumanisme et la transplantation. Ce projet a ensuite encore évolué, avec le projet de filmer uniquement à l’intérieur du corps, en s’appuyant déjà sur l’ouvrage en sept volumes de Vésale qui porte le titre que nous avons repris[2]. En reprenant la structure de son livre, mais en utilisant les outils de visualisation élaborés depuis 20 ans, nous avions prévu de tourner sept séquences dans sept pays et montrant sept opérations chirurgicales concernant différentes parties de l’anatomie (le squelette, les muscles, les viscères, le cerveau, le système nerveux, le système sanguin, le système respiratoire). Mais non seulement c’était très compliqué à mettre en œuvre, c’était aussi trop figé comme approche, enfermé dans une structure, un dispositif. Nous avons commencé à faire du terrain dans des hôpitaux à Boston, mais c’était extrêmement difficile de pouvoir filmer. Les médecins étaient d’accord, mais les responsables de la communication de chaque établissement voulaient tout contrôler, c’était inadmissible pour nous. Heureusement nous avons rencontré François Crémieux[3], qui à l’époque était le directeur de cinq hôpitaux du Nord de Paris, et qui a eu ce geste incroyablement généreux et courageux de nous laisser carte blanche.
Le mot fabrica est le plus complexe à comprendre dans le titre.
Véréna Paravel : Il nous convient à cause de la multiplicité des sens auxquels il renvoie. Le mot évoque à la fois une usine, l’endroit où sont produites les conditions et les formes d’action de la médecine hospitalière et de la chirurgie, et la texture, la matérialité des corps – plutôt du côté du mot anglais fabric, « tissu », « trame ».
Même s’il est très singulier, le film s’inscrit aussi dans la continuité de votre travail au Sensory Ethnography Lab. Quels sont les liens entre cette nouvelle réalisation et ce que vous aviez fait avant ?
Lucien Castaing-Taylor : Certains ont cru définir notre travail comme cherchant à éliminer ou marginaliser les humains, ce qui est absurde si on pense à somniloquies ou à Caniba, et il est clair que ce nouveau film est encore plus centré sur les humains. Mais en effet toujours en rendant sensible les interactions avec le non-humain, avec un cosmos qui n’est pas entièrement composé d’humains, ni définis par et pour eux. L’exploration de ces immenses paysages à l’intérieur de nos corps donne accès aussi à une autre conscience de la place que chacun occupe, du monde qu’il ou elle est.
Véréna Paravel : Comme dans nos autres films, on se tient à un seuil entre la beauté et l’horreur. (…)