Cosmos (Kodi), dans les rituels et les méandres de la justice des humains.
La comédie franco-suisse de Lætitia Dosch et le conte tibétain de Pema Tseden se déploient à partir des puissances de trouble et de déplacement apportées par un animal.
Deux films de cette semaine racontent, avec à chaque fois des éléments de fantaisie, des histoires suscitées par un animal. La distance entre la comédie farfelue de Lætitia Dosch et la fable de Pema Tseden a beau être aussi grande que celle qui sépare, géographiquement mais pas seulement, la Suisse du Tibet sous domination chinoise, la présence animale, prise très au sérieux par les deux cinéastes, organise le récit.
Aucun des deux n’est un film sur un animal, les enjeux du Procès du chien comme du Léopard des neiges sont entièrement humains. Mais la présence ici d’un chien de compagnie, là d’un félin sauvage, polarise le récit, déplace les comportements, travaille de l’intérieur les relations entre les personnages bipèdes. Ces présences révèlent et modifient leurs façons d’être au monde, leur rapport à l’autorité, à l’environnement, etc.
En cela, justement parce que ce ne sont pas des films animaliers et en revendiquant leur caractère fictionnel bourré d’artifices narratifs et visuels, la concomitance de leurs sorties témoigne de lents mais réels et profonds déplacements dans la manière dont les autres qu’humains peuvent être considérés et participer à des façons de raconter, y compris pour s’amuser ou rêver.
«Le Procès du chien» de Lætitia Dosch
Absurde? Oui, mais non. Le point de départ du scénario du premier film de Lætitia Dosch –une avocate abonnée aux causes perdues qui défend le chien d’un marginal ayant mordu une femme de ménage portugaise, elle-même défendue par une politicienne d’extrême droite– a tout de l’impasse annoncée.
On voit venir le scénario à la fois improbable, trop alambiqué et parti pour servir de prétexte à des gags treize à la douzaine. Ce qui est bien, vraiment bien, c’est que ce sera tout ça, et que ça fera beaucoup plus et beaucoup mieux que ce que l’on pouvait en attendre.
Il y a un côté parcours d’accrobranche dans la façon dont Lætitia Dosch, qui est aussi une des deux interprètes principales dans le rôle de l’avocate, l’autre étant le chien Kodi dans le rôle de Cosmos, progresse à l’intérieur de son film. Avec le renfort d’un comportementaliste (l’excellent Jean-Pascal Zadi) et d’une kyrielle d’experts farfelus supposés éclairer le cas Cosmos, c’est bien la question des regards et des représentations qui est mise en jeu tout au long du film.
La possibilité –juridique mais pas seulement– de juger un chien comme une personne renvoie au vaste travail effectivement entrepris dans le monde entier pour ébrécher la barrière étanche entre humains et non-humains sur laquelle s’appuie l’extractivisme et la catastrophe environnementale en train de tuer tout le monde, humains et non-humains.
C’est une grande aventure contemporaine, où les juristes et les artistes, les scientifiques, les agriculteurs et les amis des bêtes ou des arbres jouent leurs partitions, loin d’être toujours accordées, mais qui résonnent de multiples et, dans l’ensemble, désirables façons.
Reconsidérer l’exclusion absolue des non-humains des questions de justice est une dimension importante, mais pas unique, du premier film de cette actrice remarquée pour avoir aussi conçu et mis en scène une mémorable pièce de théâtre où elle partageait la scène avec un cheval, Hate.
Dans Le Procès du chien, au-delà de ce premier sujet et des situations comiques, la présence animale conquiert peu à peu sa place la plus significative: d’être un embrayeur de questions beaucoup plus diverses qui n’excluent pas les bêtes, mais ne focalise pas uniquement sur eux au détriment des autres êtres, humains ou pas.
Pour activer ce processus, le film mobilise deux ressources, qui inspirent des réactions différentes. La première est donc le rire, avec un parcours bien enlevé de ses multiples registres, du burlesque échevelé au second degré «langue dans la joue». C’est extrêmement convaincant, non seulement parce que c’est drôle, mais parce que cette drôlerie active tout un tas de ressorts inattendus, à moitié cachés, qui permettent à l’ensemble du film de déployer son questionnement.

Quand Cosmos s’impose chez Me Avril Lucciane (Lætitia Dosch). | The Jokers Films
Le second procédé, seul regret qu’inspire Le Procès du chien, est d’avoir choisi un quadrupède aussi évidemment sympa, mignon, séduisant et séducteur. Surtout de le filmer de manière ouvertement racoleuse, accumulation de mimiques canines promptes à lui assurer l’affection sans réserve de tout spectateur. Les animaux, «sauvages» ou «de compagnie», n’ont pas besoin d’être montrés comme plus gentils et moins bêtes que la plupart des humains (selon des critères humains) pour appeler d’autres manières de regarder, de penser et d’agir.
Assurément, le film se facilite la tâche en matière d’accès à une attention publique en montrant Cosmos sous ce jour, mais il affaiblit son propos de toute la réalité et la complexité des vrais animaux –et même simplement des «vrais chiens», pour la plupart moins formatés pour plaire.

Marc, le comportementaliste (Jean-Pascal Zadi), et Cosmos, le chien, font le show. | The Jokers Films
Cette réserve vis-à-vis d’un film par ailleurs réjouissant et bienvenu peut éventuellement s’inverser, en considérant Le Procès du chien comme un cheval de Troie, si on ose dire, pour s’introduire dans le genre mièvre et définitivement nuisible à des manières souhaitables d’habiter avec les vivants que sont les films à chien-chien, les sempiternels Lassie, Belle, Beethoven, Marley, Benji, Skip et compagnie.
Le cinéma a commencé d’explorer des relations inédites et riches de sens avec ce que la philosophe américaine Donna Haraway appelle les «espèces compagnes»: Wendy et Lucy de Kelly Reichardt (2008), Heart of a Dog de Laurie Anderson (2015), Los Reyes de Bettina Perut et Iván Osnovikoff (2018), ou même Adieu au langage de Jean-Luc Godard (2014) en offrent de beaux exemples. Entre ces judicieuses et radicales propositions et les racoleuses niaiseries qui capitalisent sur les dos des bêtes et des bons sentiments, Lætitia Dosch tente une voie de traverse. Elle a probablement raison.
«Le Léopard des neiges» de Pema Tseden
C’est absurde? Oui, mais c’est arrivé. En tout cas la situation de départ: sur les très hauts plateaux de ce que le gouvernement chinois interdit désormais d’appeler le Tibet, il advint qu’un léopard des neiges pénétra dans un enclos plein de moutons et de béliers, y fit bombance et, repu, s’endormit.
Au matin, le berger furieux eut à affronter la perte de ses bêtes, sa propre fureur contre le prédateur, mais aussi la stricte interdiction de faire du mal à une espèce ultra protégée (les léopards des neiges, pas les moutons), réglementation vigoureusement appliquée par la maréchaussée «locale» mais chinoise, quand les bergers, eux, sont Tibétains, n’en déplaise au centralisme véritablement prédateur de Pékin.
Voilà la situation, lorsque débarque, au début du film, une équipe de télé du genre pieds nickelés, venue filmer cette affaire bizarre. En chemin, ses membres sont accueillis par celui qui est en fait la figure centrale du film de Pema Tseden, un jeune moine, cadet du berger aussi paisible et souriant que son aîné est éruptif. Ce moine, également photographe, entretient une relation privilégiée avec le léopard (celui de l’enclos? Ou les léopards des montagnes de manière générale? On ne saura pas.)
Cette relation agit ici et maintenant, mais aussi dans le passé et encore dans les rêves. (…)

