La mort de Pema Tseden, le cinéaste qui a donné une existence au cinéma tibétain

Réalisateur, écrivain, traducteur et mentor, Pema Tseden est décédé à l’âge de 53 ans, le 8 mai 2023.

La disparition brutale du cinéaste Pema Tseden, qui a joué un rôle décisif pour donner une visibilité à la culture tibétaine, principalement en ce qui concerne le monde occidental grâce à ses films, est une nouvelle sinistre à plus d’un titre. La quasi totalité de ses films avaient été distribués en France, ou présentés dans de grands festivals (notamment ceux de Vesoul, des Trois Continents à Nantes et de La Rochelle), depuis Sur la route (2009) jusqu’aux récents et particulièrement mémorables Jinpa (2018) et Balloon (2019). Il était également écrivain, et plusieurs de ses textes ont été traduits en français dans les livres neige et J’ai écrasé un mouton, l’un et l’autre chez Philippe Picquier. Outre la mort d’un grand artiste, et d’un homme en pleine force de l’âge (depuis qu’il s’était remis des conséquences des mauvais traitement que lui avait infligé la police chinoise en 2016), elle constitue la perte d’une principales figures d’une diversité des langages et des écritures, enjeu plus que jamais majeur, en particulier dans l’espace soumis à l’autorité de la République populaire de Chine.

Ci-dessous, une traduction de la nécrologie très bien documentée du grand spécialiste des cinémas d’Extrême-Orient Tony Rayns.

Au cours de ses 53 années de vie, aujourd’hui écourtées par une crise cardiaque apparemment provoquée par le mal de l’altitude, Pema Tseden a fait plus que quiconque pour forger une culture cinématographique tibétaine moderne. Il a réalisé sept longs métrages (un huitième, Snow Leopard, serait en cours de post-production, un neuvième, Strangers, a également été tourné) et plusieurs courts métrages, publié un grand nombre de fictions et d’essais, traduit d’autres écrivains entre le tibétain et le chinois, et fait éclore plusieurs nouveaux talents. Bien sûr, il n’était pas seul dans chacun de ces domaines, mais il était le seul artiste à les combiner. Ses films définissent le cinéma tibétain, ses écrits ont commencé à être traduits en anglais et aucun participant aux tables rondes et aux questions-réponses n’était plus habile à affirmer une identité tibétaine tout en restant (de justesse) sans outrepasser ce qu’auraient interdit les censeurs de Pékin. La perte est incalculable.

Il était né dans une famille d’éleveurs nomades de la région de l’Amdo, dans la province de Qinghai, et a reçu une éducation en langue tibétaine (ce qui était inhabituel à l’époque de la révolution culturelle de Mao), qui aurait été renforcée par sa proximité avec son grand-père, qui adorait les textes bouddhistes tibétains. Entre ses études littéraires à l’école normale des nationalités de Tsolho et à l’université des nationalités du Nord-Ouest à Lanzhou, il a travaillé pendant un certain temps comme enseignant. Mais sa passion pour le cinéma l’a conduit à Pékin, où son nom a été sinisé en Wanma Caidan : il a suivi deux cours de réalisation cinématographique à l’Académie du film de Pékin, le premier (2002-2004) lui permettant de réaliser des courts métrages tels que The Grassland (2004), qui a remporté un prix, et le second (2006-2009) lui permettant d’obtenir un doctorat et de réaliser son deuxième long métrage, Sur la route (2009). Il avait tourné son premier long métrage, The Silent Holy Stones (2005), dans son village natal ; il écrivait à l’époque qu’il avait voulu percer le « voile de mystère » entourant la culture tibétaine et contrer l’impression dominante selon laquelle le Tibet est « un Shangri-la ou une contrée sauvage coupée du monde extérieur ».

Ses deux premiers films témoignent d’une réticence évidente à suivre des formules commerciales : le cadrage et le rythme de The Silent Holy Stones sont quelque peu redevables aux premiers films de Hou Hsiao-Hsien et Sur la route s’inspire directement de films d’Abbas Kiarostami qui font appel à des acteurs non-professionnels, en particulier Au travers des oliviers (1994). Sous la contrainte, il a écrit et réalisé un film mélodramatique conventionnel, The Sacred Arrow (2014), sur la rivalité entre deux champions de tir à l’arc de villages voisins ; ce film respectait les traditions tibétaines, mais ressemblait beaucoup à un film chinois grand public. Ensuite, les quatre autres longs métrages qu’il a réalisés – Old Dog (2011), Tharlo (2015), Jinpa (2018) et Balloon (2019) – sont des représentations de la vie tibétaine sous la domination chinoise, qui équilibrent l’observation sociale avec des mystères spirituels et mentaux magnifiés par une mise en scène magistrale.

Les complexités politiques de la situation de Pema Tseden étaient difficiles à comprendre pour les étrangers. Une fois, j’ai partagé avec lui une table ronde au King’s College de Londres, au cours de laquelle il a parlé avec prudence des contraintes qui pèsent sur l’identité tibétaine dans la Chine contemporaine ; il a été contesté par une étudiante chinoise du continent qui croyait tout ce que le gouvernement communiste lui avait appris, et il a judicieusement mis fin au débat en disant qu’ils devaient accepter de ne pas être d’accord. À une autre occasion, lors du Festival de Busan, je l’ai présenté à un jeune cinéaste en herbe de la communauté tibétaine exilée en Inde ; leur conversation a duré moins de 30 secondes, sans doute parce que le jeune homme voulait entendre une opposition franche à Pékin. En 2019, en visite à Pékin depuis son domicile de Xining, il a déclaré à un journaliste du New York Times : « Il est difficile d’être un artiste dans le système chinois. Mais la liberté est un concept relatif. Et c’est à cette terre que j’appartiens ».

Les derniers films partent tous d’un incident ou d’une situation anodine et en développent habilement les répercussions et les implications. L’élément déclencheur est souvent une tension entre les modes de pensée tibétains et chinois : le marché (noir) des dogues tibétains en Chine dans Old Dog, la demande de Pékin que tous les Tibétains aient une carte d’identité dans Tharlo, les politiques nationales visant à restreindre la taille des familles dans Balloon. Mais Jinpa transcende ces questions : il s’agit d’une fable à la Borges sur un camionneur qui renverse un mouton en traversant le plateau de Kekexili et découvre qu’il partage son nom avec un jeune auto-stoppeur qui a pour projet d’assassiner un ennemi. Le film explore la morale bouddhiste et les notions de temps cyclique, sapant progressivement le réalisme de base de son observation. Il s’agit, selon moi, du plus grand film de Pema Tseden.

Ces dernières années, il a produit des films en tibétain pour plusieurs jeunes collègues, notamment A Song for You (2019, en partenariat avec Jia Zhangke) pour le musicien Dukar Tserang et Lost (2021) de Lotan. Mais son principal protégé est son ancien directeur de la photographie et concepteur de production, Sonthar Gyal, qui a maintenant réalisé quatre longs métrages[1] presque aussi mémorable que ceux de Pema Tseden.

Remerciements à Tony Rayns pour avoir autorisé la publication de son texte. La version originale se trouve sur le site du British Film Institue à cette adresse.

[1] Dont un, Ala Changso, a été distribué en France en 2020.

Dans les lumières vibrantes de «Balloon», la voie et la voix de Pema Tseden

À l’occasion de la sortie de son nouveau film, magnifiquement porté par le sens du sacré et du quotidien, rencontre avec le grand cinéaste tibétain.

Le septième film de Pema Tseden, et le troisième à être distribué en France après Tharlo et Jinpa, confirme avec éclat que son auteur n’est pas seulement un très bon réalisateur tibétain représentatif de la culture de son peuple, mais un des grands artistes du cinéma contemporain.

L’humour, la tendresse, la cruauté et la beauté se sont penchées comme autant de fées puissantes mais ambiguës sur ce récit aussi tonique que complexe.

Il y a le berger très préoccupé des marques de sa virilité et les gamins qui ont des idées pour s’amuser avec des préservatifs. Il y a l’épouse imprégnée de respect pour les valeurs traditionnelles et sa sœur blessée par un amour déçu, qui va peut-être devenir nonne. Mais personne n’est réductible à une seule fonction ni à un seul trait de caractère. Pas plus le grand-père que les enfants.

Il y a un amoureux transi, des malentendus et des trahisons comme dans une pièce de Marivaux, le conflit entre le contrôle des naissances imposé par la loi et les croyances religieuses bouddhistes concernant la réincarnation, et des affrontements au grand air entre hommes rudes comme dans un western.

Il y a un livre qui brûle et un adolescent qui essaie de trouver son chemin, l’immensité bouleversante des paysages tibétains et les lois de la République populaire de Chine. Le sens du sacré et le sens du quotidien. Avec un sens impressionnant de la composition, le cinéaste tisse ainsi les multiples fils de son récit, et leurs multiples colorations.

Il y a les images qui semblent palpiter d’une vie intense, souvent douloureuse, parfois d’une folle sensualité –particulièrement les intérieurs des maisons traditionnelles. Une romance très émouvante et des moments proches du fantastique inscrits très naturellement dans un réalisme âpre et puissant.

Il y a la compassion et l’ironie dans la manière qu’a Pema Tseden de filmer le machisme de ses compatriotes, la brutalité des humains et de la nature, mais aussi la diversité des manières de percevoir le monde, et plusieurs idées respectables sur comment mener son existence.

Il y a dix figures attachantes et deux personnages féminins d’une présence intense: Drolkar, paysanne, épouse du berger Dargye et déjà mère de trois fils, et Drolma sa sœur, l’amoureuse déçue en route pour le monastère.

Il y a, partout et sous de multiples formes, de la liberté et de la contrainte, de la générosité et de l’obstination butée, des pulsions de vie, des formes de soumission et des échappées de rêve.

Fable inscrite dans une réalité très située, Balloon est incroyablement accessible à quiconque, où qu’il vive et quel que soit son mode de vie. Cela méritait d’aller en parler avec son auteur.

Entretien avec Pema Tseden

L’ écrivain, scénariste et réalisateur tibétain Pema Tseden lors du Festival international du film de La Rochelle en 2012. | Jean-Pierre Bazard via Wikimedia Commons

Comme vos deux films précédents, Tharlo et Jinpa, Balloon est tiré d’une nouvelle que vous avez écrite. Pouvez-vous expliquer d’où vient cette histoire?

L’inspiration pour cette histoire est venue il y a de nombreuses années. À l’époque, au début des années 2000, j’étudiais à l’Académie du cinéma de Pékin. Un soir d’automne, je marchais dans le quartier et j’ai vu par hasard un ballon rouge qui volait dans le vent. Il m’a semblé que c’était une très bonne image de film, alors j’ai commencé à imaginer d’autres plans qui pourraient s’y rattacher. Cette image a suscité une association d’idées avec la situation actuelle du Tibet, et elle m’a aussi évoqué une autre image liée au ballon, celle d’un préservatif. C’est ainsi que le prototype de cette histoire s’est peu à peu formé dans mon esprit.

Avez-vous toujours voulu en faire un film ou est-ce arrivé plus tard?

Au début, je voulais en faire un film, mais à cause d’obstacles liés d’une part à la censure, d’autre part au financement, je n’ai pas pu le réaliser. J’ai alors choisi d’en faire un texte littéraire, que j’ai publié. Bien plus tard, en 2018, j’ai pu réunir les conditions nécessaires pour mener ce projet à terme.

En quoi l’histoire racontée par le film est-elle différente de celle de la nouvelle?

La structure de base est la même, mais certains personnages ont été développés, principalement celui de la nonne. Dans le roman original, sa description n’est pas aussi détaillée, son histoire n’apparaissait que comme une intrigue secondaire, alors que dans le film ce qui lui arrive a gagné en importance et en intensité.

J’ai ajouté dans le scénario le personnage de son ancien amoureux, l’enseignant du collège, et le livre Ballon écrit par cet enseignant à partir de ce qu’ils ont vécu auparavant. Pour le film, j’ai aussi ajouté des moments non réalistes et des scènes de rêve, qui ne se trouvaient pas dans le texte publié.

Drolma (Yangshik Tso), la jeune sœur qui va entrer dans les ordres, affronte son aînée. | Capture d’écran de la bande-annonce

Le scénario de Balloon était-il très proche de ce que nous voyons à l’écran? Jusqu’où allez-vous dans la description des situations et l’écriture des dialogues au stade du scénario?

L’écriture d’un scénario nécessite la prise en compte de nombreux facteurs tels que la censure, le financement et la production, et c’est aussi le cas pour Balloon. Le scénario est pour l’essentiel conforme à ce que vous voyez à l’écran, mais il a été rédigé de manière à éviter certaines questions sensibles. (…)

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«Ala Changso», sur la route de plus d’un au-delà

Le pélérinage extrême, au nom d’une dévotion qui est aussi un amour très terrestre.

Sur les hauts plateaux himalayens, le film du cinéaste tibétain Sonthar Gyal accompagne en beauté des manières très particulières de répondre à des questions très communément partagées.

Le mercredi 11 novembre aurait dû voir une situation curieuse avec la sortie simultanée, et pas du tout coordonnée, de deux films originaires du Tibet, région du monde qui n’est pourtant pas une source très fréquente de longs-métrages, et n’est guère présente sur nos écrans.

La pandémie et le confinement en ont décidé autrement, et alors que Balloon, de la figure de proue du cinéma tibétain Pema Tseden, était repoussé à des temps plus cléments, le film de son ancien disciple, Sonthar Gyal, est finalement rendu visible à la même date, mais en ligne, ici.

Il n’est jamais heureux de découvrir un film de cette manière, et c’est particulièrement vrai de celui-ci, où l’espace, la durée et les atmosphères sonores et lumineuses sont si importantes et si remarquablement composées.

Mais on comprend que son distributeur se soit résolu à ce pis-aller, face à la menace d’embouteillage géant lors d’une réouverture des grands écrans pour l’heure encore imprévisible. Et de toute façon Ala Changso mérite d’être découvert, d’une manière ou d’une autre.

«Buvons un coup!» et formule pieuse

Le titre signifie à peu près «Buvons un coup!» dans une des langues parlées au Tibet. Si la formule suggère un hédonisme qui n’est pas vraiment la tonalité du film, il est en revanche en phase avec son côté très physique et dynamique.

Du début à la fin, il s’agira en effet d’un irrépressible mouvement en avant, et d’une certaine ivresse, même si l’un et l’autre se produisent dans des circonstances singulières.

Le mari (Yungdrung Gyal) aide sa femme (Nyima Sungsung) à préparer un périple difficile dont il ne connaît pas les véritables motifs. | via Ciné Croisette

Tout commence avec un couple de paysans, où Drolma, la femme, dissimule à son mari Dorje qu’elle souffre d’un cancer. Lorsqu’elle apprend qu’elle est condamnée, elle décide de se lancer, seule, dans un pèlerinage vers Lhassa, située à des centaines de kilomètres de routes dans les paysages arides des hauts plateaux himalayens.

Encore s’agit-il d’un pèlerinage très particulier, qui s’accomplit non seulement à pied et en récitant constamment une formule pieuse, mais en se jetant au sol tous les trois pas[1].

Avant d’entreprendre ce périple avec une détermination impressionnante, ou absurde selon la manière dont on la regarde, Drolma passe dire au revoir à Norbu, le fils qu’elle a eu huit ans plus tôt d’un premier mari, décédé, et qu’élèvent ses parents à elle. Quasi-mutique, le garçon fait à cette mère qui l’aime mais ne l’a pas gardé avec elle un accueil hostile.

Ensuite… ensuite le mari et le garçon qui n’est pas son fils rejoindront la mère en chemin. Ensuite il se rencontrera sur la route des hommes, des enfants, des animaux aux comportements étonnants, et le plus souvent admirables au point de confiner au miracle.

Ensuite les motivations de la femme seront révélées, l’homme et l’enfant mis au défi de réagir. Ensuite il y aura des cailloux et des divinités, des repas et des fureurs, des orages et des gags. Un âne. (…)

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