«Sous le ciel de Koutaïssi», «La Légende du roi crabe», «Les Poings desserrés»: il était trois fois – ou bien plus

Une musique secrète, un soufle ludique et magique. Ani Karseladze dans Sous le ciel de Koutaïssi.

Venus du sud et de l’est de l’Europe, trois films parmi les sorties de ce mercredi 23 février mobilisent chacun à sa façon les ressources du conte, nous emmenant sur des chemins aussi singuliers que passionnants.

«Sous le ciel de Koutaïssi» d’Alexandre Koberidze

Que ça fait du bien! Du bien? Il existe désormais une catégorie publicitaire, le «feel good movie», promesse de se détendre et de se distraire sans risquer d’avoir à subir ces punitions: s’étonner, réfléchir, découvrir. Ce sont des films qui garantissent qu’absolument tout se passera comme prévu, comme déjà connu, balisé, digéré par le conformisme et les préjugés dominants. Sous le ciel de Koutaïssi est exactement le contraire.

Le deuxième long-métrage du jeune réalisateur géorgien est un film qui ne cesse de réjouir, surprendre, faire sourire, faire en rêver, alors que rien, absolument rien ne s’y passe de manière prévisible –y compris sa chute, inattendue parce que jouant soudainement à être conforme au principe de tout conte qui se respecte.

C’est qu’il ne s’agit pas ici de faire le malin avec des transgressions exhibées comme des oriflammes et des provocations bariolées. Il est plutôt question, pas à pas, sourire après sourire, attention à un détail après attention à un autre détail, de se raconter une histoire pour le bonheur de raconter, et d’être destinataire d’une histoire.

Dans la ville géorgienne de Koutaïssi, donc, il y aura ainsi deux jeunes gens qui tomberont amoureux, des forces magiques maléfiques ou bénéfiques entièrement matérialisées dans les objets quotidiens, la Coupe du monde de foot, le tournage d’un film, des chiens tifosi en désaccord sur le meilleur endroit pour regarder les matchs, des enfants, un patron de bistrot philosophe, les rues et les parcs et les ponts sur la rivière et des glaces et de la bière.

Une vraie superproduction, donc, avec des effets spéciaux du tonnerre, dont l’un des plus spectaculaires consiste en une grande tablée de pâtisseries manifestement succulentes, inventées pour le seul plaisir de les montrer –et veut-on croire, pour le plaisir de les manger pour ceux qui ont fait le film.

Attention, plusieurs personnages importants figurent sur cette image. | Damned Films

Un tel film ne peut avoir été réalisé que dans un état de douce euphorie, qui illumine en particulier les visages et les corps de ses protagonistes, c’est-à-dire d’abord des quatre acteurs qui jouent les deux personnages principaux. Mais cela vaut aussi pour un ballon qui rebondit dans la cour, un livre qui tombe, les tourbillons du fleuve, un ado endormi, la lumière des phares sur du feuillage.

Affaire de regard, bien sûr, affaire de tempo aussi, de capacité à voir le déroulement du quotidien, dans sa banalité et ses micro-étrangetés, comme une sorte de ballet des êtres, vivants ou pas. En témoignent, notamment, quelques-unes des meilleures images de football jamais filmées.

Le cinéma muet, surtout burlesque, l’héritage de Jacques Tati, la mémoire des premiers films de Nanni Moretti et les influences d’un cinéma en mineur, parfois génialement en mineur venu de cette partie du monde, à commencer par celui d’Otar Iosseliani, alimentent comme mille ruisseaux cette manière de raconter, de montrer. Les deux voix off, celle du conteur et la musique, participent de cette opération de très simple et très puissante magie, qui distille un rare et authentique bienfait: le bonheur d’être au cinéma.

«La Légende du roi crabe» d’Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis

Également dans le registre du conte, mais sous une forme plus âpre, voici le, ou les récits de La Légende du roi crabe. Le ou les? Il y a cette histoire, que se racontent les uns les autres, et se chantent parfois les chasseurs, de nos jours, dans une auberge de campagne. Mais, située à la fin du XIXe siècle, l’histoire de Luciano est contée en deux parties, que rien d’autre que ce personnage commun ne relie.

Et les chasseurs-conteurs sont aussi des personnages d’une histoire, qui est peut-être celle que raconte vraiment le premier film de fiction d’un auteur à son tour dédoublé, Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis.

Il fut donc une fois dans un village du centre de l’Italie, il y a plus d’un siècle, un fils de médecin, original rebelle et grand buveur, qui trouva moyen de défier le noble local et de tomber amoureux d’une jeune femme qui ne lui était pas destinée, bien qu’elle soit tout à fait d’accord. (…)

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«Mandibules», la ligne claire d’un burlesque aventureux

Le plus ailé des MacGuffin. | Memento Films Distribution

L’inventif nouveau film de Quentin Dupieux mêle duo de comiques abrutis, touche de fantastique et poésie lunaire en ce qui semble un bricolage désinvolte et se révèle porteur d’un mouvement aussi précis que joyeux.

Difficile d’imaginer plus réjouissante façon de renouer avec le cinéma que le nouveau film de Quentin Dupieux. Comédie loufoque qui surjoue la décontraction absolue, Mandibules s’avère un exercice d’équilibre d’une précision et d’une délicatesse imparables.

Depuis Laurel et Hardy en passant par Dumb and Dumber ou Éric et Ramzy, voire depuis l’auguste et le clown blanc, le duo burlesque dont les deux membres font les idiots est une formule éprouvée, sinon éculée. Dupieux complique la situation en rendant ses personnages non seulement stupides, mais dépourvus de toute séduction.

Ils sont bêtes, ils sont moches, ils sont lâches et feignants, ils sont habillés comme des nazes et parlent comme des buses, bref tout pour plaire. Au bout de trois scènes, on doute d’avoir envie de passer soixante-dix-sept minutes en compagnie de ces Jean-Gab et Manu (le tandem David Marsais et Grégoire Ludig, rendu célèbre par leurs gags du Palmashow sur internet puis à la télé). Le film va se faire un plaisir de prouver qu’en fait, oui, et de grand cœur.

Projets calamiteux

L’un des compères s’est fait confier une valise au contenu aussi imprécis qu’assurément délictueux, valise qu’il doit aller remettre à un quidam contre espèces sonnantes et trébuchantes. Il embarque avec lui son pote pour une virée de livraison au volant d’une merco qui va à ces traîne-savates comme une chasuble à un catcheur.

Aussitôt en route, les deux lascars s’empressent d’échafauder les plans les plus aberrants, se comportant en malhonnêtes abrutis qui ne manqueraient pas à l’occasion d’être de surcroît méchants.

Après un kidnapping pouvant concourir pour le record des opérations les plus foireuses, ils se retrouvent affublés d’un monstre en bonne et due forme, droit sorti d’un magasin d’accessoires plus proches de Méliès que d’Alien. Cette mouche géante leur inspire illico d’autres projets calamiteux.

Quelques péripéties et quiproquos plus loin, Jean-Gab et Manu se retrouveront invités dans une riche villa de vacances par un quatuor (trois filles et un garçon) très propre sur lui, et où ils introduisent en cachette le diptère XXL, qui se révèlera le plus ailé des MacGuffin.

 

Agnès (Adèle Exarchopoulos), la vacancière qui ne peut s’exprimer qu’en hurlant. | Capture d’écran de la bande-annonce

L’une des jeunes femmes (Adèle Exarchopoulos) est dotée de la singulière infirmité de ne savoir s’exprimer qu’en hurlant, ce qui concourt à mettre une certaine animation au sein d’un groupe déjà passablement disparate et saturé de malentendus.

Mais à ce moment-là, on a déjà saisi. Saisi que rien ne se passera comme prévisible, y compris selon la logique de la comédie nonsensique –qui possède également une logique, très susceptible de devenir aussi routinière qu’une autre. (…)

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Trois films pour ne pas penser

Nahéma Ricci, impressionnante dans le rôle-titre d‘Antigone. | Les Alchimistes

Les comédies «Énorme» de Sophie Letourneur et «Poissonsexe» d’Olivier Babinet fonctionnent selon le même mécanisme, qui est aussi celui de la tragédie «Antigone» de Sophie Deraspe.

Ce mercredi 2 septembre sortent dans les salles françaises deux films à la fois symétriques et opposés. Deux films français, deux comédies autour du même thème, le désir de donner naissance dans le monde d’aujourd’hui.

Très différents par leurs choix stylistiques et leurs ressources financières, Énorme de Sophie Letourneur et Poissonsexe d’Olivier Babinet plaident des causes antinomiques. Ils fonctionnent pourtant sur la même manière d’utiliser le cinéma: en verrouillant tout espace d’interrogation chez leur public.

Énorme est une comédie-rouleau compresseur, qui manie avec délectation l’exagération pour enfoncer le clou nataliste. Sa triste héroïne (Marina Foïs) est au sens strict une cruche, une potiche qui au contraire de ce qui était si joyeusement fracassé chez François Ozon, sera successivement le réceptacle des volontés de son compagnon/agent/mentor, individu sûr de tous ses droits de décider pour elle et de la contrôler (Jonathan Cohen).

Claire, pianiste concertiste, est une sorte de marionnette activée par Frédéric, l’homme dont elle partage aussi la vie. Le couple a convenu qu’il n’avait pas le temps, ou l’envie, d’avoir un enfant. Mais lorsque la mère (juive évidemment) de monsieur réveille chez lui un désir de paternité, il va déployer les procédés les plus extrêmes pour qu’advienne ce dont nul ne doute qu’il doit arriver.

Inconsciente, objet négligeable, la femme voit son ventre s’arrondir (de manière bien sûr disproportionnée) tandis que c’est l’homme qui surjoue les angoisses et enthousiasmes de la naissance à venir.

Mais qu’on se rassure, l’arrivée du bébé fera comprendre à madame que là était sa vraie nature, et la fausse indépendance qu’elle aura l’air d’avoir gagnée au passage ne sera que l’accomplissement du désir de monsieur.

Qu’il y ait quelque part la possibilité d’un choix, qu’avoir ou non un enfant soit le résultat d’une décision et non l’accomplissement d’un ordre où se mêlent le divin, l’injonction familiale et sociétale et la nature, n’est tout simplement pas une option. Nul doute que dans l’esprit de celles et ceux qui ont fait le film, il s’agisse d’une grande œuvre féministe.

Une fable loufoque

Formellement aux antipodes des gags industriels servis par des vedettes, Poissonsexe a des airs de pochade artisanale plus fréquentable. Sur fond de fin du monde bien avancée et notamment d’extinction de toutes les espèces animales marines, la quête d’un rejeton par un ichtyologue dépressif et hirsute (Gustave Kervern) bricole une fable satyrique à la loufoquerie revendiquée.

Après avoir affronté la volonté codifiée de faire un enfant sans considération pour la singularité des personnes et des situations (le message des multiples films pro-life qui prolifèrent sur nos écrans, et dont Énorme est un nouvel exemple), la fiction farce du réalisateur du mémorable Swagger aboutit à l’affirmation inverse.

Le message est ici que mieux vaut vivre l’instant et l’amour avec celle ou celui qui plaît que de sacrifier son sort aux injonctions biologico-sociétales. Préférence en l’occurrence incarnée de manière très convaincante par India Hair. (…)

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«Tout simplement noir», pour rire de l’infernal chaudron identitaire

J.-P. (Jean-Pascal Zadi) en plein appel à la mobilisation. | Gaumont

La comédie de Jean-Pascal Zadi et John Wax convie un grand nombre de têtes d’affiche issues des dites «minorités visibles» pour interroger les impasses du communautarisme.

Face caméra, J.-P. galère. Acteur comique noir, faute de rôle à la hauteur de ses ambitions, il prend l’initiative d’une manifestation de rue, «une marche de l’homme noir pour la dignité».

Essayant d’enregistrer le message d’appel, il est sans cesse interrompu par sa femme, blanche et la tête bien sur les épaules (l’actrice Caroline Anglade), qui lui rappelle les tâches domestiques qui lui incombent.

J.-P. s’adresse à la caméra, c’est-à-dire à une équipe de tournage de deux personnes, dont on n’entreverra qu’un des membres, équipe qui le suit partout et enregistre ses faits et gestes, et ses multiples tentatives de mobilisation pour son grand projet.

J.-P. pour Jean-Pascal, joué par Jean-Pascal. Jean-Pascal Zadi, rappeur, réalisateur et acteur, et cosignataire du film. Zadi a vraiment fait ce que fabrique son personnage dans le film, circuler dans la ville en faisant un film de multiples rencontres.

Pour le «Before du Grand Journal» de Canal + et sur le fil YouTube de la chaîne de radio Le Mouv’, il animait au pied des cités des rencontres avec des personnalités locales, brèves discussions à l’emporte-pièce aujourd’hui réunies dans #LESBAYEZER.

Tout simplement noir joue constamment sur cette circulation entre le personnage de fiction (le J.-P. du film) et les activités qui ont déjà valu à Zadi une certaine notoriété.

La crème des guests renoi… ou pas

Voici donc le vaillant, quoique novice, organisateur de manifestation en chemin pour susciter une vaste mobilisation. Il va croiser de nombreuses figues du spectacle français, qui ont pour la plupart un rapport –mais pas toujours le même…– avec le fait d’être noir.

J.-P. et la journaliste Kareen Guiock, qu’il s’obstine à vouloir identifier comme journaliste noire. | Gaumont

Les humoristes Fary et Claudia Tagbo, le rappeur Soprano, les footballeurs Lilian Thuram et Vikash Dhorasoo, la journaliste Kareen Guiock, les réalisateurs Fabrice Eboué, Lucien Jean-Baptiste et Mathieu Kassovitz, les artistes aux multiples casquettes Joey Starr, Éric Judor et Ramzy Bedia, d’autres encore, dont des célébrités de première magnitude, apparaissent dans leur propre rôle.

En une succession de sketches menés avec vivacité, voire une bonne dose de loufoquerie, ils incarnent l’infinie diversité des attitudes vis-à-vis d’une question que tout le monde invoque tout en se gardant bien de la définir: l’identité.

Engueulades vigoureuses ou vannes en coin, incompréhension navrée ou remise à sa place sans ménagement, le malheureux J.-P. va de déconvenue en déconvenue dans sa tentative.

Pour toute une flopée de bonnes ou mauvaises raisons, son entreprise, étayée par un mélange de naïveté et de ruse intéressée, est exposée par ses interlocuteurs comme saturée de clichés.

Son antiracisme au ras des pâquerettes se révèle ainsi déplacer ou masquer les multiples formes d’oppression à l’œuvre dans une société qui ne se définit pas plus par la seule opposition blanc/noir que par quoi que ce soit d’autre. Le moteur du film est moins «noir» que la critique du «tout simplement».

Avec une telle approche, et même si les militants les plus engagés sont montrés comme rigides mais sérieux et sachant ce qu’ils veulent (ce qui est loin d’être le cas de J.-P.), il est probable que Jean-Pascal Zadi ne se fera pas que des amis parmi les activistes de la cause noire.

Incorrect et sophistiqué

Zadi et son complice, le réalisateur de clips John Wax (ainsi que leur coscénariste Kamel Guemra), jonglent en permanence avec un humour qui ne cesse de mettre les pieds dans le plat de la correction politique. Sans doute les gags ne rechignent pas à un premier degré parfois convenu. Mais, ensemble, ils participent d’une construction qui, séquence après séquence, se révèle aussi audacieuse que sophistiquée: prendre en considération la diversité de ceux que tend à uniformiser l’approche communautariste. (…)

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«It Must Be Heaven» ou la comédie comme ultime munition

Cinéaste et palestinien, Elia Suleiman retrouve son personnage burlesque et mutique pour mieux étendre aux dimensions de la planète ses étonnements navrés devant les tragédies de l’époque.

Cela aurait dû être l’un des principaux événements du Festival de Cannes 2019: drôle et gracieux, incisif et inventif, en phase avec l’actualité la plus brûlante, le nouveau film d’Elia Suleiman avait tout pour attirer l’attention et aurait fait une très légitime Palme d’or.

Une compétition particulièrement relevée, au sein de laquelle It Must Be Heaven aura pâti d’être montré le dernier jour, l’aura confiné non pas à l’indifférence (mention spéciale du jury) mais à une visibilité très inférieure à ce que le film mérite.

Sa découverte est d’autant plus réjouissante qu’elle marque à la fois le renouvellement et la continuité d’une œuvre dont on regrettait la suspension depuis 2009, date de la sortie du précédent film d’Elia Suleiman, Le Temps qu’il reste.

Dix ans, en effet, que se faisait sentir l’absence de celui qui est à la fois la principale figure du cinéma palestinien et un grand réalisateur contemporain.

Palestinien et artiste

Depuis la révélation de son premier long-métrage, Chronique d’une disparition, Suleiman se bat pour être à la hauteur de cette double qualification, celle qui l’attache à son origine ô combien lourde de conséquences et celle qui renvoie à la pratique ambitieuse et inventive de son art, sans assignation à une cause ou à une zone géopolitique.

Pour un Palestinien plus que pour tout autre peut-être, cette tension peut s’avérer un piège redoutable et on a craint au cours de la décennie écoulée que ce piège ne se soit refermé sur le cinéaste d’Intervention divine. It Must Be Heaven constitue, à cet égard aussi, la plus belle des réponses.

Qui connaît tant soit peu l’œuvre de cet auteur en retrouvera tous les ingrédients, à commencer par son propre personnage de clown quasi muet, témoin éberlué des folies et des vilénies du monde –y compris celles de ses compatriotes de Nazareth, la ville arabe où il est né, où il a grandi, où nous avons pu faire la connaissance de sa famille et de ses voisins lors des films précédents.

La seule phrase prononcée par le personnage dans le film. |Le Pacte

Le nouveau film repart de là, en une succession de scènes qui disent à la fois l’absurdité du monde contemporain, l’oppression israélienne, les fantasmes guerriers et machistes si bien partagés chez les Palestiniens et les mesquineries de nos frères humains.

On est dans la réalité très concrète d’un pays où une grande partie de la population subit le joug violent et insidieux du pouvoir israélien, et on est dans le monde tel qu’ont pu aider à le regarder Chaplin et Tati, Boulgakov et Ionesco.

Deux protagonistes importants, bien qu’eux aussi sans parole, manifesteront la double nature du héros: un arbre (fruitier, pillé mais enraciné) et un oiseau (farceur).

L’arbre et l’oiseau

La première demi-heure reprend le fil du portrait de la réalité de celles et ceux qui subissent les effets de la politique sioniste, portrait animé d’une fureur dont on aurait tort de sous-estimer la vigueur sous ses apparences à la fois comiques, nonchalantes et navrées. La lenteur, le silence et l’humour sont depuis vingt-cinq ans les armes qu’affûte inlassablement ce cinéaste.

On croyait le cinéma d’Elia Suleiman assigné à ce territoire, à la fois réel et fantasmatique, la Palestine telle qu’elle existe et telle qu’Israël en nie l’existence. Mais il s’envole.

Son personnage fait ce que le réalisateur, à titre personnel, a fait depuis longtemps déjà: il vient s’installer à Paris, où se situe le deuxième volet de ce film en trois actes et un épilogue. (…)

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«Un jour de pluie à New York» et «Ad Astra», aux extrêmes du cinéma d’auteur américain

Quatre des stars du film de Woody Allen: Selena Gomez (Chan), Timothée Chalamet (Gatsby), New York et la pluie.

Sortant en France le même jour, les nouveaux films de Woody Allen et de James Gray sont exemplaires de formes très éloignées du cinéma haut de gamme tel qu’il peut se pratiquer aux États-Unis.

Personne n’est obligé –c’est-à-dire qu’il n’existe non seulement aucune contrainte extérieure, du genre marketing envahissant, mais non plus, de l’intérieur du film, aucun chantage au grand sujet, à la révélation de quoi que ce soit, au tour de force imposant l’admiration. C’est juste le nouveau Woody Allen.

Qui y entrera sans exigence particulière y trouvera un bonheur de cinéphile qui, pour être sans prétention, n’en est pas moins d’une exceptionnelle finesse et sensibilité.

Avec un petit air de très jeune Woody, Timothée Chalamet incarne cet étudiant, Gatsby, plus doué pour les jeux d’argent que pour les études, qui veut offrir à sa dulcinée provinciale, Ashley (Elle Fanning), une journée inoubliable dans sa New York natale.

Rien ne se déroulera comme prévu pour le jeune homme, mais tout à fait comme les choses se passent dans un film de l’auteur de Manhattan et des quarante-sept autres longs-métrages qui composent son œuvre, incroyablement cohérente et vivante.

Dans la grande ville filmée comme une sorte de boîte aux trésors et aux souvenirs, figurez-vous qu’il va rencontrer une autre femme, qu’elle va rencontrer un autre homme, et même plusieurs.

C’est comme si on tirait, en suivant Gatsby, toute une guirlande de lumières. Avec la fille brune (Selena Gomez) embrassée pour de faux sur le tournage d’un film d’étudiant réalisé par un copain viendra toute une série de mises en relation, qui connectent avec élégance désir physique et différences de classes et de castes, orgueil et préjugés.

Ashley (Elle Fanning), jeune cinéphile exaltée fascinée par une star de Hollywood (Diego Luna).

Comme on tirerait, avec la blonde Ashley, une autre liane scintillante, voici la rencontre avec un grand auteur de cinéma tourmenté par son ego et le sens de son œuvre, puis un scénariste en vue et une star masculine. Elles entraînent sur la piste de tribulations qui questionnent le désir, la façon et la possibilité de respecter ce en quoi on croit, y compris l’idée de soi-même.

Rire qui détruit et capital de cristal

Dans cette comédie aux couleurs acidulées, le rire brise les couples.

Dans ce récit saturé de références culturelles (musique, peinture, cinéma, littérature), la vérité sort de la bouche des putains et ni l’argent, ni la famille, ni l’éducation ne sont des repères stables.

Dans ce conte tout entier situé chez les princes et princesses de l’Amérique, les capitaux (financiers, culturels, physiques) sont de cristal fragile.

Dans cette pantomime ludique, le destin est placé sous le signe monumental de l’inexorable passage du temps, mais sous l’apparence grotesque de l’horloge de Central Park.

Moraliste assurément, mais tout le contraire d’un moralisateur, Woody Allen se joue avec une légèreté aérienne des grandes questions, interroge les dispositifs de représentation –mentale, artistique, sociale– en semblant se contenter de tresser ensemble les deux brins d’aventures inventées de toutes pièces, avec vaudeville et burlesque, mélancolie et sens du détail.

Fabuliste qui ne rechigne ni au fantastique, ni à la digression, le cinéaste sait jouer de manière de plus en plus sophistiquée et féconde sur un clavier difficile, voire périlleux: celui des clichés. (…)

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Avec «Le Daim», à délirant, délirante et demie

Mais qui est le héros? Georges (Jean Dujardin), ou son costume?

Le nouveau film de Quentin Dupieux fabrique une fable absurde autour d’un serial killer obsessionnel et givré, invention nourrie d’une autre folie moins improbable, la pulsion créatrice.

Jaillissant comme d’un fourré, voici l’imprévisible Daim, propulsé par Quentin Dupieux. Celui qui fut d’abord le musicien Mr. Oizo avant de se révéler réalisateur avec le mémorable Steak en 2007, est devenu un habitué des festivals. Il n’y avait donc rien d’inattendu à le retrouver à la Quinzaine des réalisateurs du dernier Festival de Cannes.

La surprise tient à la nature du film qu’il y a présenté en ouverture de cette section parallèle. Ce qui s’annonçait comme une autre de ses pochades loufoques, souvent construites autour d’une idée fixe, qui sont devenues sa spécialité, a heureusement déjoué les pronostics, du moins au-dela du cercle de ses fans de toute manière acquis à sa cause.

Dans les précédents films de Dupieux, l’argument délirant et ses développements, malgré une virtuosité de réalisation et un sens du non-sens plus qu’honorables, donnaient en effet souvent le sentiment de ne pas justifier la durée d’un long-métrage. Il n’en va pas de même avec ce Daim, la plus grande réussite de son auteur depuis dix ans.

C’est qu’à l’idée ouvertement zarbi de la passion monomaniaque d’un quidam pour les vêtements en daim, passion qui le transforme en serial killer dans une petite ville de montagne, s’ajoutent cette fois de multiples enrichissements, qui relancent le film sans le faire dévier de sa ligne implacablement absurde.

Le quidam en question, Georges, est campé avec une dinguerie pince-sans-rire et inquiétante par un Jean Dujardin qui manifestement jubile de ce rôle mi-figue mi-déraison. Il trouve un ton étrange, cocasse et vaguement attachant, en en faisant le moins possible, mais avec une imparable justesse.

Fasciné par sa propre image, comme un appel du gouffre.

Georges s’en vient donc dans ce coin perdu afin d’acquérir d’abord une veste à franges en peau pour laquelle il a sacrifié sa vie familiale et professionnelle ainsi que quelques autres détails ayant notamment à voir avec la morale et avec la loi.

L’habit ne fait pas le héros, il est le héros

Ce n’est que le début de l’acquisition compulsive de cette panoplie régressive à la Kit Carson, obsession qui a littéralement pris le pouvoir sur l’esprit égaré du bonhomme. Jusqu’à faire du costume un personnage à part entière, costume qui ne fait pas le moine, ou le héros, mais tend à se substituer à lui dans le rôle principal, avec un projet du genre «je vais devenir le maître du monde classiquement mégalo-nase».

Les multiples interprétations métaphoriques quant au délire de possession et à la domination des apparences sont aussi recevables qu’heureusement laissées en suspens par le film et par son double protagoniste, Georges et son costume –ou plutôt, par ordre d’importance, son costume et Georges. Voilà qui ne devrait pas dérouter outre mesure les foules innombrables biberonnées aux comics Marvel.

Face au délire de Georges, Denise (Adèle Haenel) prête à investir une passion toute aussi dévorante, ou les vertiges du contrechamp.

Oui mais voilà, son costume et Georges ne sont pas seuls. Ils ont besoin, pour accomplir leurs objectifs, d’une alliée. Le film aussi, et tout ce beau monde la trouve en la personne d’Adèle Haenel, qui habitait fort à propos dans ces parages où on ne l’attendait pas forcément. (…)

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Cannes 2019, Ep.11: L’humour très noir de «It Must Be Heaven» et les derniers feux du 72e Festival

Elia Suleiman, voyageur qui fera toujours l’objet de mesures de sécurité particulières.

Le film d’Elia Suleiman conclut en beauté une sélection globalement de très bon niveau. L’occasion de revenir aussi sur quelques outsiders marquants, sans oublier les inquiétudes à propos d’un système français menacé de fragilisation.

Dix ans après Le Temps qu’il reste, revoici Elia Suleiman, principale figure du cinéma palestinien, et grand réalisateur contemporain.

Depuis la révélation de son premier long métrage, Chronique d’une disparition, Suleiman se bat pour être à la hauteur de cette double qualification, celle qui l’attache à son origine ô combien lourde de conséquences, et celle qui renvoie à la pratique ambitieuse et inventive de son art, sans assignation à une cause ou à une zone géopolitique.

Pour un Palestinien plus que pour tout autre peut-être, cette tension peut s’avérer un piège redoutable et on a craint au cours de la décennie écoulée que ce piège se soit refermé sur le cinéaste d’Intervention divine. It Must Be Heaven constitue, à cet égard aussi, la plus belle des réponses.

Qui connaît tant soit peu l’œuvre de cet auteur en retrouvera tous les ingrédients, à commencer par son propre personnage de clown quasi-muet, témoin éberlué des folies et des vilénies du monde – compris de celles de ses compatriotes de Nazareth, la ville arabe où il est né, où il a grandi, où nous avons pu faire connaissance de sa famille et de ses voisins lors des films précédents.

Le nouveau film repart de là, en une succession de scènes qui, disant à la fois l’absurde du monde contemporain, l’oppression israélienne, les fantasmes guerriers et machistes si bien partagés chez les Palestiniens, et les mesquineries de nos frères humains.

On est dans la réalité très concrète d’un pays où une grande partie de la population subit le joug violent et insidieux des maîtres du pouvoir. Et on est dans le monde tel qu’ont pu aider à le regarder Chaplin et Tati, Boulgakov et Ionesco.

La première demi-heure reprend ainsi le fil du portrait de la réalité de ceux qui subissent l’apartheid sioniste, portrait d’une fureur dont on aurait tort de sous-estimer la vigueur sous ses apparences à la fois comiques, nonchalantes et navrées. La lenteur, le silence et l’humour sont, depuis 25 ans les armes qu’affûte inlassablement ce cinéaste.

Dans les esprits, la globalisation des murs

Mais il s’envole. Son personnage fait ce que lui-même a fait depuis longtemps déjà, il vient s’installer à Paris, où se situe le deuxième volet de ce film en trois actes et un épilogue. Dans les rues adjacentes du 2e arrondissement de la capitale française, ici défilent les corps sublimes des beautiful people d’une fashion week éternelle, là s’allonge la file des indigents qui attendent la gamelle des Restos du cœur. Après, ce sera New York, avant le retour à Nazareth.

Avec les mêmes ressources et une inventivité gracieuse et implacable, Elia Suleiman, Palestinien exilé –pléonasme? oui, mais il y a tant de formes à l’exil– déploie une fable nouvelle, qui concerne non plus sa région natale, mais l’état de notre monde. En tout cas du monde occidental, ici personnifié par deux métropoles. (…)

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Cannes 2019 Ep.1: «The Dead Don’t Die», les morts-vivants manquent de souffle

Bill Murray, Chloë Sevigny et Adam Driver dans The Dead Don’t Die.

Le film de Jim Jarmusch semblait cocher toutes les cases d’une ouverture réussie du Festival de Cannes, mais au-delà du talent du réalisateur et du casting, la proposition tourne court. Peut-être volontairement.

Sur le papier, c’était le choix idéal. Ouvrir le 72e Festival de Cannes avec The Dead Don’t Die ressemblait à l’improbable résolution de la complexe équation du film d’ouverture.

Le film est signé de l’un des grands artistes du cinéma contemporain, Jim Jarmusch, qui plus est figure cannoise consacrée depuis la Caméra d’or pour Strangers than Paradise en 1984 –qui n’était en réalité pas son premier film, précédé sans qu’on le sache alors par le tout aussi étonnant Permanent Vacation.

Sa présence sur la Croisette a été scandée par de nombreuses sélections, ô combien justifiées: Down by Law, Mystery Train, Night on Earth, Dead Man, Ghost Dog, Broken Flowers, Only Lovers Left Alone, jusqu’à ce joyau qu’était Paterson. Du très bon et du encore meilleur, récompensé de divers prix –même si l’un des plus beaux, The Limit of Control, manque à l’appel cannois.

Mais The Dead Don’t Die, c’est aussi un casting all stars, donc une belle montée des marches, ingrédient indispensable d’une ouverture réussie, avec Bill Murray, Adam Driver, Chloë Sevigny, Tilda Swinton (et Danny Glover, Tom Waits et Iggy Pop, qui ne sont pas venus).

Ajoutons enfin cette quadrature du cercle recherchée par nombre de producteurs et de médias: un film d’un grand cinéaste mais entrant dans un genre à la mode, en l’occurrence le film de zombies.

Sur le papier, donc, tout semblait parfait. Sur l’écran, c’est hélas une autre affaire.

Les acteurs, surtout Murray et Driver, déploient toutes les ressources de leur considérable talent. On retrouve avec bonheur l’élégance du filmage de Jarmusch, son humour décalé, un charme indéniable.

D’abord, on est content d’accompagner les tribulations de ces flics d’une petite ville de l’Amérique profonde confrontée à une invasion de morts-vivants, pour cause de manipulations catastrophiques et de mensonges éhontés des industries de l’énergie et des malhonnêtes au pouvoir, déclenchant des calamités sans nom.

On est d’accord sur l’arrière-plan politique, on déguste les touches humoristiques et les petites mises en abyme, on s’amuse à reconnaître Tom Waits en ermite barbu ou Iggy Pop en zombie cannibale accro au café. Tout cela fait de bons moments, mais pas un film.

Embourbé dans le genre

L’une des meilleures blagues de The Dead Don’t Die est le moment où le personnage d’Adam Driver affirme qu’il a lu le scénario et qu’il sait comment le film finit: mal. Mais à ce moment, on a sérieusement commencé à douter qu’il y ait un scénario, tant le film fait du surplace, n’ayant rien à raconter de particulier au-delà de la situation installée durant la première demi-heure.

Soyons clair: on peut faire d’excellents films avec un scénario minimal. (…)

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«Un tramway à Jérusalem» en route vers l’utopie nécessaire

Amos Gitaï assemble des situations à bord du transport en commun pour composer avec humour et émotion l’esquisse d’une appartenance collective à un monde que tout divise.

D’un bout à l’autre de la cité, à toute heure du jour et de la nuit, montent et descendent les personnes qui empruntent la ligne. Vers la deuxième ou troisième station de ce tramway nommé cinéma, il revient à l’esprit qu’Amos Gitaï n’a pas étudié la réalisation de films, mais l’architecture et l’urbanisme.

L’attention à la ville, dans son étendue et sa diversité, telle qu’on la voit défiler par les fenêtres du véhicule, est bien sûr un aspect important. Mais en l’occurence il s’agit surtout de construction: de construction du film.

Tout le long de la ligne qui traverse Jérusalem d’ouest en est, le film montre une succession de situations aux tonalités très variées, concernant des Juifs israéliens, des Arabes israéliens, des étrangers (un touriste français et son fils, un prêtre italien), hommes et femmes qui sont aussi des soldats, des chanteurs, des ouvriers, des retraités, des amoureux, des supporters…

Ces scènes sont aussi l’occasion d’entendre des chants, des poèmes, un texte de Flaubert, un autre de Trotski, des mots de Pasolini, un psaume en hébreu et un autre ladino, du rap en arabe, aussi bien que des discours formatés, venus de la politique, de la religion, de la publicité, des soap operas.

Dans des tonalités différentes, les multiples rencontres à bord du tramway (à droite, le prêtre italien joué par Pipo Delbono).

Chaque scène apporte sa note, humoristique, brutale, tendre, inquiétante, sensuelle, absurde. Mais pas plus qu’un morceau de musique ne se résume a une addition de notes, un film ne se résume à une accumulation de scènes. C’est là qu’intervient l’architecte qui est à la fois un architecte de cinéma –c’est-à-dire celui qui pense ensemble les composants et la totalité du film, dans l’espace et dans la durée.

La métaphore qui fait office de rails sur lesquels roule le film est évidente: des quartiers est de Jérusalem, «ville arabe» de plus en plus gangrenée par les colonisations imposées de zones juives, à l’ouest, où l’apartheid de l’habitat est sans défaut, le chemin est bien sûr la traduction d’une continuité spatiale instaurée par le trajet, mais les discontinuités brutales existant par ailleurs.

De même la multiplicité des personnes qui voyagent sur la ligne et la diversité des situations décrivent la fragmentation des perceptions, des rapports à l’existence, aux autres et à soi-même, à la foi, au pouvoir et à l’amour.

Dispositif formel et question politique

Mais Un tramway à Jérusalem n’est pas une addition de saynètes, aussi réussies et significatives soient-elles. Aussi grand soit le plaisir de voyager ainsi quelques instants en compagnie de comédien·nes tout à fait remarquables de présence, de nuances et d’intensité.

La grande force tient à l’ensemble plus encore qu’à la succession des parties, ensemble pour lequel l’architecte Gitaï invente un dispositif formel fécond. (…)

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