« Les Amitiés invisibles »: haut les masques

les-amities-invisibles-de-christoph-hochhausler-avec-florian-david-fitz_5459558Les Amitiés invisibles de Christoph Hochhäusler. Avec Florian David Fitz, Lilith Strangenberg, Horst Kotterba, Ursina Lardi. Durée : 1h53. Sortie : 18 novembre.

Un peu après le milieu de son film, Christoph Hochhäusler, qui est non seulement un des meilleurs réalisateurs allemands en activité mais aussi un des meilleurs critiques de langue germanique, livre le fin mot de son film. Surgissant de nulle part, c’est à dire du cœur enfoui des Amitiés invisibles, Humphrey Bogart lance les rotatives qui vont démasquer les malfaisants de Bas les masques (Richard Brooks, 1952). Et il s’offre le luxe d’avertir au téléphone la crapule qu’il va démasquer, avec cette réplique qui vaut son pesant de croyance dans la démocratie et les puissances des médias pour la soutenir : « that’s the press baby, there is nothing you can do about it ».

Les Amitiés invisibles est le très sombre contrechamp contemporain du film de Brooks. Soit un personnage de journaliste vedette, une sombre affaire de manipulations par des industriels pour obtenir le droit d’utiliser des produits toxiques, des politiciens, une enquêté, des jolies filles, des morts suspectes, des filatures, toute la panoplie de ce sous-genre particulier du film noir qu’aura été, à l’ère de l’âge d’or de Hollywood et d’une certaine croyance de l’Amérique en elle-même, le film d’enquête journalistique.

Flambeur et frimeur, rusé et obstiné, Florian, le personnage central est un digne héritier des héros les plus ambigus concoctés jadis par Hollywood. Dans l’Allemagne contemporaine (le film est très précisément situé, et pourtant il vaut pour tout l’Occident), Florian comme jadis le personnage de Bogart joue un rôle avec lequel il s’arrange, mais qui s’appuie sur une figure-type.

Et la mise en scène, presque miraculeusement, retrouve la fluidité élégante, les tempos syncopés, les ressources des ombres profondes, des décors épurés et des trajectoires errantes, les  élégances de grand seigneur de l’image au milieu de la fange des truanderies : tout le troublant arsenal du meilleur du cinéma de genre de l’âge classique.

Il y a un pur plaisir de spectateur à regarder le nouveau film de l’auteur du Bois lacté, de L’Imposteur et d’Une minute d’obscurité. Ce plaisir est à la fois redoublé et déplacé par la tension qui s’instaure peu à peu entre la mise en œuvre réussie des règles du genre et la prise en compte des caractéristiques du monde contemporain.

Un monde qui n’est certes plus celui du milieu du 20e siècle, un monde où les systèmes de contrôle et de visibilités, les possibilités de manipulations des apparences, les « puissances du faux » comme dirait un célèbre aristocrate de la littérature, déploient des réseaux dont l’enchevêtrement et l’évanescence ne réduisent pas l’efficacité, bien au contraire. Dans ce monde là, il arrive des choses fort étranges aux figures classiques du cinéma, et de la démocratie.

La réussite singulière de Christoph Hochhäusler  tient à sa capacité à ne jamais céder d’un côté ni de l’autre, à ne sacrifier ni le jeu réglé des séductions et des perversions à l’ancienne ni la paranoïa postmoderne comme principe organisateur d’une réalité au cynisme aussi cool que possible, et prête aux pires brutalités dès que de besoin.

 

 

Extrême tension

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La Frappe de Yoon Sung-hyun. 1h56. Sortie le 7 mai.

Premier film d’un très jeune réalisateur, La Frappe construit peu à peu un univers qui ne cesse de se densifier, autour d’un trio de lycéens en état d’extrême tension affective. D’emblée la caméra portée, comme affolée par la violence, se mêle à la première des nombreuses scènes de tabassage qui émaillent le film et, semble-t-il la vie des adolescents du pays. Comme l’annonce son titre, La Frappe paraît d’abord un film brutal, revenant inlassablement sur la manière dont, pas les mots et les regards qui ne sont pas moins agressifs que les coups de poings et les coups de pieds, la part masculine de toute une jeunesse semble n’avoir d’autre mode d’existence possible, durant cette phase de formation, que de s’affirmer par la force face aux autres, ou se soumettre de manière humiliante. Alors qu’un homme cherche à comprendre ce qui a poussé son fils au suicide en rencontrant ses anciens copains, l’enchevêtrement des défis, des farces qui vont trop loin, des gestes qui dégénèrent, tisse un écheveau d’autant plus inextricable pour un spectateur occidental qu’il aura parfois du mal à identifier les protagonistes.

Loin de desservir le propos, ce facteur supplémentaire de confusion va dans le sens du film qui tend à générer une sorte de magma de jeunes corps, de pulsions agressives, de désirs, mais pour y faire émerger une autre complexité, une autre écoute. Très sombre, La Frappe n’est ni nihiliste, ni complaisant : c’est au cœur même de ce taillis aussi touffus que celui où s’est perdue la balle de baseball, objet transitionnel d’une affection profonde entre les trois copains mais qui n’a pas les moyens de se formuler, que se dessinent les besoins, les inquiétudes et lignes de force ou de faiblesse de chacun, retrouvant subtilement son individualité. Cette balle de baseball bien réelle évoque la balle de tennis virtuelle de Blow up d’Antonioni aussi bien que la balle de baseball bien réelle dont le parcours sert de fil conducteur à Outremonde de DeLillo, elle est le seul artefact chargé de référence d’un film qui pour le reste semble s’inventer lui-même, comme issu de la violence de la société coréenne, et notamment des rapports entre élèves qu’instaure le système scolaire et universitaire, pilier d’une société essentiellement fondée sur la compétition de tous contre tous, et terriblement machiste.

Avec très peu de moyens matériels, Yoon Sung-hyun  réussit à la fois à décrire de manière saisissante ce monde qui inspire, sous des formes plus ou moins stylisées, une grande partie du cinéma coréen (et notamment ses films d’horreur), et à en faire émerger peu à peu des figures singulières de personnages. Prouesse narrative et de mise en scène, ce processus est surtout un geste d’une belle humanité, dans un environnement qui n’y est pourtant guère propice. Si le contexte est à l’évidence très situé, les mécanismes que La Frappe tend à mettre en évidence sont, eux, loin d’être limités à la seule situation coréenne.