Les belles embardées de «In Water», «Camping du lac» et «Vas-tu renoncer?»

Face à la mer et au défi de faire le film dont il rêve, un jeune homme et ses complices dans le flou de leur désir.

Les films de Hong Sang-soo, d’Éléonore Saintagnan et de Pascale Bodet empruntent avec humour des chemins de traverse sous le signe d’un trouble aux multiples enjeux.

Dans une célèbre scène de Pierrot le Fou (1965), Jean-Paul «Ferdinand» Belmondo, au volant de sa décapotable grise et rouge, sort brusquement de la route et entre dans la mer. Le geste valait embardée volontaire hors des chemins tout tracés de la réalisation, embardée libératrice de l’idée même du cinéma.

À leur manière, avec ou sans élément liquide, c’est à de tels écarts ludiques et inventifs que se livrent trois des films qui sortent ce mercredi 26 juin 2024 sur les écrans français et qui méritent attention. Malgré tout ce qui les distingue, ils ont en commun d’afficher frontalement, même si là aussi de manière très différente, la présence en personne de celle ou celui qui filme.

L’effet optique déterminant de In Water renvoie à la fois à la situation physique de son auteur et à son questionnement sur l’acte de filmer. La réalisatrice de Camping du lac est aussi l’actrice principale et la narratrice. Vas-tu renoncer? est consacré aux choix artistiques et aux rapports aux autres de ses personnages, eux-mêmes issus du monde des arts, qui inclue à l’évidence celle qui filme.

Ces variations auto-réflexives ne tiennent que par le recours décisif à des formes d’humour, elles-mêmes très variées. Hong Sang-soo associe «langue dans la joue» et doigt dans l’œil en une contorsion aussi mélancolique qu’ironique. Éléonore Saintagnan s’amuse et s’émerveille des multiples pratiques et des imaginaires des habitants de son camping et de la nature alentour. Pascale Bodet table ouvertement sur les puissances du burlesque.

Tous les trois proposent des films ambitieux, crânement transgressifs. Chacun, dans sa judicieuse brièveté (aucun n’atteint soixante-quinze minutes), sait combien il lui est nécessaire pour tenir cette ambition et cette transgression d’en sourire ou d’en rire.

«In Water» de Hong Sang-soo

Ils sont deux? Non, trois, une femme et deux hommes. En vacances à la mer? Non, sur la plage pour tourner un film. Ces hésitations sont les premiers effets de l’incertitude que partagent les personnages et le film lui-même et dans laquelle est invité le spectateur.

Le plus jeune des deux hommes est un acteur, qui s’apprête à réaliser un court-métrage. Mais pour filmer quoi? L’autre homme est réalisateur aussi, elle est actrice. Ce qu’ils sont venus faire sur cette île est flou. Alors le film aussi est flou.

C’est trouble, donc troublant, au début. Ensuite aussi, mais de ce trouble, très simple, optique, de ce qui se perçoit quand même des lieux et des corps et aussi des dialogues, se construit une méditation ludique et inquiète, qu’on affaiblit en énumérant ses enjeux: le sens de faire de faire des films, ce dont on hérite y compris malgré soi, les rapports entre artistes, entre hommes et femmes, avec son passé et ses rêves, avec les éléments naturels.

Cette liste rend plus pesant ce qui, fort heureusement, s’esquisse et se dissout, revient autrement, dans une circulation amusée et mélancolique, à mesure que la relation entre les personnages est supposée inspirer ce qu’ils vont bien pouvoir filmer. La chanson d’un amour enfui sera le point de départ pour sortir de l’impasse. Mais, comme un final d’une radicalité terrible et douce le rendra perceptible, c’est plus incertain encore.

Une musique pour scénario, un amour passé pour approcher le présent, une confiance dans les formes qui est aussi une formidable confiance dans le spectateur. | Arizona Distribution

La question n’est pas tant de savoir que Hong Sang-soo a eu de graves problèmes oculaires –aux dernières nouvelles il va mieux, et d’ailleurs il a tourné depuis au moins un autre film, A Traveller’s Needs avec Isabelle Huppert, vu au dernier Festival de Berlin, qui est non seulement une merveille mais d’une parfaite netteté, du moins optiquement (pour mémoire, Hong Sang-soo est aussi le chef opérateur de ses films, comme il en est l’ingénieur du son, le monteur, le musicien et le producteur).

In Water est flou comme les sonates de Ludwig van Beethoven sont l’œuvre d’un sourd. Quelque chose de grave physiologiquement et en relation directe avec son art engendre chez un artiste une recherche inédite, enchante un rapport au visible. Le vingt-neuvième long-métrage du grand cinéaste sud-coréen sollicite un accord de qui le regarde, comme l’a si souvent fait la peinture, au moins depuis William Turner, à qui ses contemporains reprochaient de ne pas être net, pour approcher autrement le monde réel et les questions qu’il inspire.

Sans doute y a-t-il un contraste exagéré entre la modestie du film et ces grandes références culturelles (Beethoven, Turner). Et pourtant… Ultra légère, c’est chez son auteur une éthique joyeuse aux antipodes de la pompe rhétorique, spectaculaire et de dépense (d’argent, mais pas que) qui prévaut si souvent. L’aquarelle In Water fait de cette légèreté même un geste mémorable, émouvant et riche de questions.

In Water
De Hong Sang-soo
Avec Shin Seok-ho, Ha Seong-guk, Kim Seung-yun
Durée: 1h01
Sortie le 26 juin 2024

«Camping du lac» d’Éléonore Saintagnan

La sortie de route est ici littérale et inaugurale. La voyageuse n’allait ni au camping ni au lac, mais la machine l’a lâchée. Forcée par son carburateur et donc l’industrie, de rester sur place, Éléonore s’adapte au lieu et à ses habitants, s’installe. Comme elle est plus cinéaste que vacancière, elle regarde et écoute. Enregistre.

Éléonore, aventurière du film à inventer, mais aussi à découvrir. | Norte Distribution

En attendant, puis en attendant de moins en moins la réparation, la voici logée au camping. Celui-ci est occupé, y compris hors saison, par des personnes singulières qui se veulent aussi un peu, ou beaucoup, des personnages, au moins de leurs propres récits et images d’eux-mêmes.

Sont-ils vraiment ainsi, ou seulement dans le regard de celle qui entreprend de les filmer, mais d’abord de les rencontrer, et avec lesquels elle se lie? Camping du lac s’installe dans cet espace, où cohabitent joyeusement documentaire et fiction.

Mais il y a aussi le monstre, qui rôde ou pas au fond du lac, et la légende médiévale du roi Gradlon et de l’ermite Corentin. Et la guerre entre ceux qui veulent s’emparer des histoires et des croyances, manu militari, et les rêveurs de la pêche et de la musique. Ou sans doute est-ce encore moins simple.

Sur le lac qui joue au Loch Ness, le cowboy musicien, habitant à l’année d’un camping breton, pêcheur philosophe. | Norte Distribution

Camping du lac est un conte fantastique en territoire quotidien, un western en Bretagne Centre, un chant aux multiples mélodies des beautés de ce qui est – humains, bêtes, plantes, ciels, fantômes, histoires, eaux poissonneuses et mystérieuses–, un poème attentif à la justesse des voix, à la richesse des sonorités, à la qualité des épidermes et des regards. Il fait de son côté bricolé non seulement vertu mais gloire, comme on dirait chez les chevaliers de la Table ronde. (…)

 

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