«Juste sous vos yeux», une femme trouve son chemin

Sang-ok (Lee Hye-young) et sa sœur (Cho Yun-hee), ensemble et séparées.

Avec humour, tendresse et lucidité, le nouveau film de Hong Sang-soo accompagne son héroïne le long de rencontres où se révèlent, en douceur, les possibilités d’appartenir à un monde et de faire face à un destin.

Une femme qui dort. Une autre femme, éveillée, à ses côtés. La première sort du sommeil. Un rêve est raconté. Elles décident de sortir prendre le petit-déjeuner dans un parc.

On ne sait pas qui elles sont, quels sont leurs liens. Ce n’est pas un secret (on le saura bientôt), juste une façon de laisser prêter d’abord, surtout, attention à des présences, à des matières, à des gestes, à des tonalités de voix –y compris si celles-ci parlent en coréen.

Pas de symboles ni de métaphores

Entrer ainsi dans le nouveau film de Hong Sang-soo, avec si peu d’informations, intensifie une des puissances douces propres à son cinéma, sa capacité de rendre disponible à une infinité de signes minuscules, aux manifestations infimes et décisives de ce qui fait être humain et qui fait de chacune ou chacun un humain singulier.

C’est cela qui se trouve, en effet, juste sous vos yeux. Encore faut-il s’y rendre sensible, et c’est la délicate et toujours mystérieuse alchimie de ce que ce cinéaste invente depuis vingt-six ans (depuis Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, sorti en 1996) et dans la succession du même nombre de films.

Le blanc de la couette, le moelleux d’une écharpe, un détail de maquillage, une brève hésitation dans un échange quotidien deviennent des territoires pour l’imaginaire, bien plus encore que des indices d’un sens, d’une intention.

Pas de symboles ici, pas de métaphores: des objets, des textures, des formes, des intensités. Le réel, si on veut. Mais le désigner de cette formule, «juste sous vos yeux», est plus juste, plus clair et plus modeste.

Au coin de la rue, un envol d’affection impromptu, entre sincérité et malentendu. | Capricci

Celle qui, au début, ne dormait pas s’appelle Sang-ok (Lee Hye-young). Elle a autrefois été une actrice connue, puis elle s’en est allée vivre aux États-Unis. Elle est brièvement de retour chez sa sœur, avec laquelle elle aura une explication aigre-douce sur ses choix de vie, avant de rencontrer un jeune admirateur de la comédienne qu’elle fut.

Elle part ensuite pour une promenade souvenir, qui passe par sa maison d’enfance, avant un rendez-vous avec un réalisateur qui voudrait qu’elle joue dans son prochain film.

Pas une histoire, une expérience

On voit ce qu’il se passe, et qui est très simple. On perçoit qu’il se déroule aussi autre chose, d’un peu inquiétant, d’un peu triste. Cela –l’intrigue, comme on dit– serait le scénario du film. Concrètement, ce scénario n’existe pas: Hong Sang-soo a tout à fait cessé d’en écrire, préférant inventer ses films au fur et à mesure, à partir de ce qui émane de ses acteurs et des lieux où il les installe. (…)

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«Introduction», trois fois la vie devant soi

Young-ho (Shin Seok-ho) entre neige et tendresse.

Le nouveau film de Hong Sang-soo assemble en douceur des moments de l’existence d’un jeune homme pour mieux rendre sensibles les impalpables et infranchissables voiles entre les êtres.

Il est tant et tant de manières de faire un film. Hong Sang-soo, ceux qui suivent l’œuvre du grand cinéaste coréen le savent bien, tourne comme on poursuivrait ce qui est à la fois une réflexion intérieure et une conversation –avec ses acteurs, avec ses spectateurs.

La continuité autant que la digression, la capacité à enchaîner des interrogations graves et des idées farfelues, des moments de tendresse ou d’angoisse et des pointes d’humour ou de colère s’inscrit ainsi dans un vaste mouvement.

Ce mouvement renvoie non seulement au considérable ensemble de réalisations existantes, mais aussi à celles qui vont venir, qu’on ne connaît pas encore –il a tourné deux longs-métrages depuis– mais qui en seront la suite naturelle.

Et, comme on se mêlerait à des échanges en se joignant à des amis, ou à des inconnus accueillants, il est possible d’entrer à tout moment dans ce partage au long cours, sans obligation aucune d’en avoir suivi le déroulement antérieur.

Ainsi saura-t-on ou pas que le précédent film, le merveilleux La femme qui s’est enfuie, était organisé en trois épisodes autour d’une jeune femme, auquel celui-ci, construit sur la même structure mais autour d’un jeune homme, Young-ho, fait pendant.

L’étreinte et l’écho

Ainsi reconnaitra-t-on ou pas la plupart des actrices et acteurs d’autres films de Hong, dont celui du film précédent, Hotel by the River, dans un rôle très proche de vieil acteur à la sagesse plus perturbatrice que rassurante.

Autour de la table, dans une apparente convivialité, deux générations et beaucoup de malentendus. | Capricci

On rencontre Young-ho chez son père, médecin habité de troubles, et dont la secrétaire n’est pas indifférente à la présence du garçon. Il rejoint ensuite à l’improviste à Berlin sa copine partie étudier à l’étranger. Puis le voici au bar d’un hôtel avec sa mère, le vieil acteur et un ami, puis sur la plage voisine, où surgit une réapparition onirique de la copine.

Les épisodes se suivent. Ils ne se ressemblent pas, mais se font écho dans des tonalités légèrement différentes, comme si, un peu tard le soir, étaient racontés trois fragments disjoints pour évoquer une personne, un moment de l’existence, un rapport à la vie. À chaque fois une étreinte, chargée dans chaque cas de significations et d’enjeux divers. À chaque fois quelques notes de musique.

Et voilà que tout s’anime d’une imprévisible et délicate énergie. Que ça circule, entre les personnages, entre les situations, entre ce moment suspendu et troublant quand la neige se met à tomber sur le garçon qui retrouve la secrétaire de son père à laquelle le lient des sentiments instables, et l’emballement exagérément affectueux de la mère, entre le désir de devenir acteur de Young-ho et les passages en douce du sommeil et du rêve, entre un voyage coup de tête et une baignade glaciale et téméraire.

Éloge mélancolique de la transparence

Il est tant et tant de manières de faire un film, et il semble parfois que Hong Sang-soo soit comme un peintre qui voyagerait avec son carnet de dessin et s’arrêterait de temps en temps pour croquer sur le motif un paysage (humain, émotionnel), une composition. (…)

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Cannes 2021, jour 11: dernier inventaire avant fermeture, quelques perles et un ultime bonheur

Au centre de In Front of your Face de Hong sang-soo, Lee Hye-Young, la femme qui est revenue (à gauche) et sa sœur incertaine du sens de ce retour.

Alors que s’achève cette 74e édition d’un Festival à bien des égards exceptionnel, et indépendamment des récompenses qu’un jury particulièrement imprévisible jugera bon d’attribuer, regard d’ensemble sur la manifestation, et zooms sur une poignée d’œuvres à retenir.

Le Festival n’est pas encore tout à fait fini, mais les sections parallèles ont remballé leurs films, et un grand nombre de festivaliers ont déjà déserté la Croisette, renforçant l’impression d’une manifestation nettement moins fréquentée que d’ordinaire.

Tous les participants ne s’en plaignent pas, moins de files d’attente, moins de difficulté à avoir des places, et même des bons sièges dans les salles, mais tout de même une impression d’incomplétude, encore plus nette dans les zones du marché, quasiment désertes.

Au trop plein de films, surtout en sélections officielles, aura ainsi répondu un déficit de public, et de professionnels, pour de nombreux motifs notamment la difficulté d’atteindre Cannes et d’y travailler en ce qui concerne de nombreux étrangers, en particulier les Asiatiques et les Latino-Américains.

Ce qui n’aura pas empêché de célébrer haut et fort la résurrection de l’expérience de la salle, vécue avec bonheur par ceux qui étaient là. Ce signal-là était au premier rang des missions que le Festival s’était assignées, et qu’il a remplies.

De même que ses responsables n’ont pas manqué de souligné l’efficacité des mesures barrières scrupuleusement respectées, et rappelées avant chaque séance sur un ton paternellement autoritaire par la voix du président Pierre Lescure. À chacune de ses nombreues apparitions publiques, le délégué général Thierry Frémaux s’est fait fort de rappeler que le Festival n’était pas, et ne serait pas un cluster.

Finir en douceur et en beauté avec Hong Sang-soo

Parmi les films du dernier jour avant la proclamation du palmarès ce samedi 17 juillet, une seule œuvre mémorable, qui ne risque pas d’être récompensée puisqu’elle figure dan la section non compétitive Cannes Première.

Sa présence, et la joie subtile qu’offre In Front of your Face ne sont assurément pas des surprises, tant Hong Sang-soo est à la fois prolifique, et ayant trouvé une capacité de se renouveler au sein de la tonalité générale instaurée quasiment depuis ses débuts, capacité qui parait inépuisable.

Ancienne actrice partie vivre aux États-Unis et revenue en Corée pour des motifs qui n’apparaitront que peu à peu, l’héroïne du film rencontre entre autres un réalisateur à qui elle dit ce qui s’applique parfaitement à Hong, «vos films sont comme des nouvelles».

Légèreté, précision, délicatesse, attention à des détails qui aussitôt se magnétisent et polarisent les émotions et les idées, le 25e film en vingt-cinq ans de ce cinéaste aussi créatif que modeste, aussi affuté qu’attentif est, simplement, un bonheur. Dans des tonalités qui n’appartiennent qu’à l’auteur de La femme qui s’est enfuie, le bonheur est d’ailleurs aussi son sujet.

Lumières rétrospectives

Au moment de mettre un terme à cette chronique quotidienne du 74e Festival de Cannes, on s’abstiendra de prétendre porter un jugement sur l’ensemble des films qui y ont été montrés, n’ayant réussi à voir «que» 53 films sur quelque 135 sélectionnés dans les différentes sections.

Quant aux prévisions de palmarès, il serait cette année encore plus périlleux que d’ordinaire de se livrer à un pronostic. Parmi les films en compétition, on se contentera de rappeler ici les bonheurs de spectateur, bonheurs de natures très différentes, éprouvés grâce à cinq des titres en compétition.

Soit, par ordre d’apparition sur les écrans du Palais des festivals, Annette de Leos Carax, Benedetta de Paul Verhoeven, Bergman Island de Mia Hansen-Løve, Drive my Car de Ryusuke Hamaguchi et Memoria d’Apichatpong Weerasethakul. En se déclarant par avance bien content si au moins un de ceux-ci est appelé sur scène à l’heure de la remise des prix.

Il importe du moins de mentionner quelques œuvres réellement remarquables qui y ont été présentées, toutes sélections confondues, mais qui n’ont pas trouvé place dans les précédents articles.

Très judicieusement récompensé à la Semaine de la critique, Feathers du jeune cinéaste égyptien Omar El Zohairy est une impressionnante première œuvre, où les décisions stylistiques radicales savent concourir à créer une empathie pour le personnage de mère et épouse qui se retrouve seule dans un monde aussi misérable qu’hostile, à la suite de la disparition «magique» de son mari.

Chaque plan est d’une intensité singulière, et devient composant d’un ensemble à la fois dynamique et étrange, signalant à n’en pas douter l’apparition d’un authentique cinéaste.

Bhumisuta Das dans A Night of Knowing Nothing de Payal Kapadia, une révélation de la Quinzaine des réalisateurs. | Petit Chaos

Authentique cinéaste aussi, cette autre révélation, à la Quinzaine des réalisateurs cette fois, avec le premier film de la jeune Indienne Payal Kapadia. (…)

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La Berlinale, confinée mais ouverte au monde et aux formes

Memory Box, quand effusions d’adolescence amoureuse et explosions mortelles de la guerre s’inscrivent ensemble dans l’image.

Dans des conditions contraintes, le Festival de Berlin 2021 a présenté un panorama stimulant, où respirent de multiples idées du cinéma.​

Cette année comme depuis trente ans, j’ai couvert le Festival de Berlin. L’expérience est singulière. Bien sûr, cela fait longtemps qu’on regarde des films en ligne, et le Covid a démultiplié cette pratique. Mais jouer le jeu d’un grand festival depuis chez soi, avec ce que cela suppose d’immersion et en même temps de souplesse mentale au fil des quatre ou cinq longs-métrages regardés chaque jour, s’avère une expérience déstabilisante.

Il ne s’agit pas ici de plaindre celui qui s’y soumet (ou s’y adonne, comme on voudra), mais de s’inquiéter de la manière dont les films sont perçus dans un tel contexte. Même si j’ai la possibilité, ou le privilège, de pouvoir les voir dans l’obscurité sur grand écran, avec un projecteur et un bon système sonore.

Cela atténue un peu l’injustice qu’ils subissent, sans éliminer tout ce qui se perd avec l’absence des véritables salles, des spectateurs et spectatrices en chair et en os, et de la vie festivalière qui ne se résume pas aux seules projections. Sans doute y aura-t-il des changements à envisager, des améliorations à imaginer pour les festivals du futur, mais le bilan est sans appel: en tant que tel, ce type de manifestation est extrêmement précieux.

C’est donc dans ces conditions dégradées qu’on aura pu suivre la 71e édition. C’est-à-dire regarder une trentaine de longs-métrages, toutes sections confondues. Il en ressort une impression générale plus que positive, où, malgré des absences évidentes (Hollywood bien sûr) ou moins considérées (Où était l’Afrique? Pourquoi une seule production asiatique grand public, le tape-à-l’œil Limbo?), brillent un grand nombre de films mémorables parmi lesquels se dessinent quelques lignes de force.

Un Ours d’or contre la laideur contemporaine

Accusée et combative, l’héroïne de Bad Luck Banging de Radu Jude, interpétée par Katia Pascariu.

Commençons par saluer le choix de l’Ours d’or, Bad Luck Banging or Loony Porn, de l’excellent cinéaste roumain Radu Jude. Avec ce film dont on guettera avec curiosité la traduction du titre pour une sortie française qu’on espère pas trop lointaine, l’auteur de Aferim! et Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares compose une comédie noire et rose Barbie, réquisitoire impitoyable contre les laideurs et les hypocrisies d’une société, la sienne, et d’une époque, la nôtre.

En trois chapitres aux tonalités très variées, dont une mise à jour ravageuse du Dictionnaire des idées reçues du cher Gustave, ce film tourné à l’arrache en temps de Covid met à nu les véritables obscénités contemporaines, au fil d’un carnaval habité d’un rire qui est plus que jamais la politesse du désespoir. Les masques, ici, inscrivent moins le moment de la pandémie que le grotesque d’un jeu social en face duquel les scènes de sexe explicites avec lesquelles s’ouvre le film sont aisément renvoyées à leur anodine banalité.

Liban, Israël/Palestine, la mémoire et l’histoire

Très injustement oublié du jury en revanche, Memory Box, des cinéastes et artistes libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, compose un vertigineux voyage non pas dans le passé mais dans plusieurs présents (celui d’aujourd’hui au Québec, celui des années 1980 à Beyrouth).

Hanté par la guerre mais bouillonnant de jeunesse, le film s’inscrit dans la continuité de la longue recherche du tandem sur la façon dont nous vivons avec des mémoires enfouies, refoulées, maquillées, mais où circulent toujours des courants de vie. Huit ans après The Lebanese Rocket Society, Memory Box déploie ainsi une bouleversante attention aux flux de signes chargés d’émotion, de sens politique, de violence, de quête personnelle et collective.

Le film appelle aussi la mise en relation avec plusieurs autres des réalisations importantes montrées à la Berlinale. Il fait notamment écho au passionnant travail d’historien composé par Avi Mograbi à partir des témoignages recueillis par l’association Breaking the Silence auprès d’anciens soldats de Tsahal.

Avi Mograbi en professeur es occupation militaire dans The 54 First Years.

Dans The 54 First Years, le cinéaste de Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon et de Dans un jardin je suis entré ne se contente pas d’accumuler les récits. Il rend sensible la logique interne du plus long processus d’occupation de l’histoire moderne, le littéralement interminable étouffement des territoires palestiniens par Israël.

Les échos avec le film de Joreige et Hadjithomas ne concernent pas seulement la proximité géographique, mais une relation intelligente et vibrante au passage du temps, et un travail très inventif sur les archives visuelles et sonores.

Les «Nous» et les Je

Et c’est aussi ce que font deux autres films passionnants, à partir d’enquêtes par les moyens propres du cinéma, et où l’implication personnelle des cinéastes est revendiquée comme une ressource importante –tout comme ce sont les cahiers d’adolescence de Joana Hadjithomas qui nourrissent Memory Box, tandis que Mograbi intervient en personne à l’écran pour dérouler le sens des récits qu’il a assemblés.

Un plan du Nous d’Alice Diop.

Film important et d’une grande finesse sur un thème qui appelle si volontiers l’emporte-pièce simpliste, Nous d’Alice Diop (Prix du meilleur film dans la section Encounters) met en regard, au sens fort de l’expression, des formes de vie de part et d’autre de Paris.

Les séquences tournées dans les cités et les pavillons du quatrième âge de Seine-Saint-Denis, et celles lors d’une chasse à courre en forêt de Fontainebleau, avec la mise en écho de souvenirs et d’archives personnelles de la réalisatrice, composent un trésor de rencontres qui posent sans cesse d’excellentes et nécessaires questions.

Ces questions vibrent dans le titre si simple et si complexe de ce film qui réussit à faire de la générosité, pour celles et ceux auxquels il prête attention, une admirable puissance politique.

Il est profondément juste qu’Alice Diop s’arrête, au cours du trajet de Nous, sur ce lieu très actuel situé à Drancy, banlieue parisienne où il ne fait guère bon vivre, et qui est aussi là d’où tant d’êtres humains furent envoyés à la mort.

Pour retourner interroger ce que nous voyons, ce que nous ne pouvons et ne pourrons jamais voir de la Shoah, il était nécessaire pour Christophe Cognet d’être lui aussi présent dans son film.

À Auschwitz-Birkenau, Christophe Cognet (au centre) compare une photo prise dans le camp alors en activité et le paysage d’aujourd’hui. | Berlinale

Il lui fallait prendre en compte la singularité des points de vue, dont le sien, aujourd’hui et maintenant, comme ce qui fut le point de vue de celles et ceux qui, au cœur de la terreur nazie, produisirent des photos des camps.

Avec À pas aveugles, méthodique sans imposer de réponse et encore moins de morale, le réalisateur construit des cadres de réflexion qui ne minimisent ni ne banalisent les atrocités qui eurent lieu –des lieux qui existent toujours, et où il importe d’aller, et de se demander ce qu’on y fait– mais au contraire leur donnent toute leur puissance actuelle de méditation et d’émotion.

Memory Box est une fiction saturée de réel, The 54 First Years, Nous et À pas aveugles sont des documentaires habités de récits et de productions de représentations. Très différent mais bien du même temps, celui de la nécessaire interrogation sur le statut des images que nous voyons et des histoires qui nous sont contées, l’étonnant Una película de policías («Un film de policiers») du Mexicain Alonso Ruizpalacios emprunte d’autres voies sous le signe des mêmes inquiétudes.

La construction en abyme de la fiction et du documentaire autour de l’existence des membres de la police de Mexico, et plus singulièrement d’un couple de flics, ouvre une approche très riche des réalités complexes de cet univers violent et misérable. Et la manière dont il éclaire le fonctionnement de la police, ou la formation de ses membres, est là aussi loin de ne concerner que son seul contexte immédiat.

Les parties pour le tout

Aussi différents soient-ils, le film de Radu Jude, celui de Joreige et Hadjithomas, celui de Mograbi, celui de Cognet, celui de Ruizpalacios ont en commun d’être divisés en chapitres. Comme si, pour appréhender la complexité de ce qu’ils prennent en charge, il fallait structurer un récit en sous-parties. C’est aussi le cas de pures fictions, plutôt construites sur le modèle du recueil de nouvelles, ou du film à sketches, dont on aura trouvé plusieurs occurrences à la Berlinale.

Les actrices Fusako Urabe, Aoba Kawai dans le 3e épisode de Wheel of Fortune and Fantasy de Ryusuke Hamaguchi.

Si le procédé peut parfois être décevant d’artificialité et de systématisme, ce n’est pas le cas de Wheel of Fortune and Fantasy, d’ailleurs sous-titré Ryusuke Hamaguchi Short Stories (Grand Prix du jury). Hamaguchi, découvert avec Asako I et II en 2018, y compose un ensemble de trois situations chaque fois autour de deux ou trois protagonistes, avec un allant qui échappe de mieux en mieux au formalisme.

Ici, le meilleur tient à ce qu’il passe toujours autre chose, de plus touchant, de plus mystérieux, dans les marges ou dans les interstices des petites mécaniques sentimentales concoctées par le scénariste-réalisateur: un chassé-croisé amoureux, un piège sentimental et érotique, un redoublement des solitudes de deux femmes très différentes et qui ne se connaissaient pas.

En cela, Hamaguchi approche, sans l’égaler faute de liberté dans la façon de filmer, un maître du genre, le Coréen Hong Sang-soo. Lui aussi, comme à son habitude, a structuré son nouveau film, Introduction (Prix du meilleur scénario), en trois parties.

On y retrouve la structure du précédent, le merveilleux La Femme qui s’est enfuie, mais cette fois centrée autour d’un garçon, que les différents membres de son entourage cherchent à guider dans une direction ou une autre.

Merveilles de la petite forme

Dans ce film bref, et très plaisamment mineur, Hong semble revendiquer le même droit à une légèreté, ou à une absence d’injonctions, que son personnage.

Introduction relève assurément d’une petite forme, tout comme d’autres films mémorables de la sélection, qui eux aussi ne dépassent guère la durée d’une heure, ne mobilisent qu’un petit nombre de personnages, et ont clairement été produits avec peu de moyens.

Ainsi de Come Here, la nouvelle réalisation de la Thaïlandaise Anocha Shuwichakornpong, très libre jeu d’association de situations entre quatre jeunes interprètes en balade dans la forêt, et deux autres jeunes femmes promises à des expériences inexplicables. (…)

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«La femme qui s’est enfuie», trois pas vers la perfection

Gan-hee (Kim Min-hee) chez son amie Su-Young (Song Seon-mi), avec pas mal d’alcool et beaucoup à se dire, et à ne pas se dire. | Capricci Films

Entièrement construit autour de personnages féminins, le nouveau film de Hong Sang-soo invente une nouvelle tonalité à son exploration délicate, parfois cruelle et souvent drôle, des mille brins d’émotion qui tissent l’existence quotidienne.

Hong Sang-soo a une façon bien à lui d’entrer, et de nous faire entrer, dans ses films. Par une sorte de politesse attentive et modeste, voici qu’apparaissent des fragments de situations quotidiennes, des figures parmi lesquelles on ne repère pas d’emblée qui seront les protagonistes principaux. Principales, en l’occurrence.

Cette manière de faire est en harmonie avec un cinéma qui se tisse fil à fil d’éléments de l’existence, que la mise en scène agence selon des motifs qui s’avèreront comiques, sentimentaux, dramatiques, sans qu’en apparence rien de décisif ou de spectaculaire se soit joué.

Avec ce vingt-quatrième film (un par an depuis bientôt un quart de siècle), le cinéaste coréen approche, à petites touches, d’une manière de perfection. Petites touches? Il y a en effet quelques raisons de songer à la manière des peintres impressionnistes en regardant, cette fois, les trois rencontres de la jeune femme nommée Gan-hee avec trois amies perdues de vue depuis un certain temps, sans doute depuis qu’elle s’est mariée.

Qui connaît le cinéma de Hong Sang-soo identifie immédiatement l’interprète de celle qui est assurément le personnage permanent, pas nécessairement le personnage principal de La femme qui s’est enfuie, Kim Min-hee, pour la septième fois de suite actrice au cœur des films de Hong. Elle a un peu changé son apparence (les cheveux) et sa manière de jouer (plus intérieure, moins ado), elle est toujours magnétique.

Qui s’est enfui?

Serait-ce elle, la femme dont parle le titre? Il semble d’abord que non, la fuite concerne un autre personnage, secondaire dans le récit. Où est-ce la situation de toutes ces femmes –Gan-hee, chacune de ses trois interlocutrices, et les autres alentours? Ou le titre dit-il quelque chose à l’histoire de Gan-hee et de sa situation affective et conjugale qui ne sera jamais explicité dans le cours du film? Les réponses sont ouvertes et non exclusives les unes des autres. C’est qu’il y a plus d’un dessin dans les tapis de Hong Sang-soo. Comme dans la vie.

Une part importante de l’humour et de la finesse de ce cinéma tient à ce que si les situations, les rapports entre personnages, les enjeux affectifs sont évoqués de biais, c’est par une manière de filmer frontale, très cash. Celle-ci est soulignée par l’usage singulier que fait le réalisateur d’une figure de style dont il est devenu un grand artiste: le zoom –avant ou arrière.

Nul sans doute ne l’utilise de manière à la fois si visible et si subtile. Ces mouvements optiques, artifices revendiqués, soulignent de préférence des détails, des moments en creux, des interstices dans le déroulement des petites intrigues qui parsèment le film et le font avancer. Comme un pianiste qui jouerait forte les notes secondaires de la mélodie, ou un peintre qui donnerait plus de matière aux éléments les moins apparemment centraux de son tableau.

Nulle affèterie ou goût du paradoxe dans cette manière de filmer et de raconter, manière dont le zoom est l’outil le plus aisément repérable, mais la possibilité pour le cinéaste d’inscrire sa ou ses fictions dans le tissu même de l’existence, dans le courant des élans et des blocages du quotidien –pas uniquement celui des personnages isolés par leur situation mais peu ou prou celui de tout un chacun.

Femmes (presque) entre elles

Et surtout ici de toute une chacune, les figures féminines étant au cœur de cette composition en trois temps, rythmé avec élégance par un décalage de durée –une demi-heure pour chacune des deux premières rencontres, 16 minutes pour la troisième, pas moins intense. Hong Sang-soo est un cinéaste de jazz. (…)

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«Hotel by the River», une nuance de blanc plus pâle

Confidences entre Sang-hee (Kim Min-hee, qui illumine de son talent les sept derniers films de Hong sang-soo) et son amie Yeonju (Song Sean-li). | via Les Acacias

Un poète vieillissant et ses deux fils, deux jeunes femmes, des souvenirs qui reviennent: avec une souriante élégance, le film de Hong Sang-soo est une élégie hantée qui abrite des gouffres.

Blanc sur blanc. Sur blanc. Tout autour le paysage couvert de neige. Dans la chambre d’hôtel aux murs et aux rideaux immaculés, deux jeunes femmes allongées, en vêtements clairs dans les draps. Ce qu’elles se murmurent, au bord du sommeil, est comme des nuances de blanc. Des touches minimes d’intimité, de peur devant la vie, de regret.

Un petit acte hors de contrôle, un vol minime (une paire de gants), quelque chose de violent s’est passé pour l’une, dont on ne saura presque rien. Quelque chose de cruel est advenu pour l’autre, une trahison amoureuse, dont on saura un peu. Elle parlent à demi-mots, se taisent. Un rire. Un soupir.

Au rez-de-chaussée de l’hôtel, les deux frères attendent leur père à la cafétéria. Un peu plus loin, dans une autre salle, le père attend ses fils. Malentendu minime. Les fils sont très différents l’un de l’autre, physiquement et psychologiquement. Peut-être y a-t-il eu un lien entre l’ainé et une des jeunes filles, à l’étage.

Il y a un conflit entre les deux frères, un conflit aussi entre eux et leur père, qui a abandonné leur mère il y a longtemps. Le père est un poète connu, dans ce pays (la Corée du Sud) où on fait encore cas des poètes. Le fils cadet est un réalisateur connu, dans ce pays (la Corée du Sud), etc. L’aîné cache sa situation familiale à son père.

Un peu plus tard le même jour, brièvement, le poète vieillissant rencontrera les deux jeunes femmes, lors d’un rare plan en extérieur, noyé dans la neige à perte de vue.

Il leur dira la vérité: qu’elles sont belles. Comme il n’a rien d’autre à dire, il le répètera. C’est un peu gênant, et en même temps très juste, très précis. Toute autre phrase serait malhonnête, ou artificielle. Le type est un bon poète.

Des esquisses à l’encre diluée

On songe au titre de la chanson, A Whiter Shade of Pale, tandis que semblent glisser les un sur les autres ces moments d’échanges et de silence, entre ces personnes dont peut se sentir d’autant plus proches que nous ne saurons d’elles que très peu.

Dans le noir et blanc ici presque constamment saturé de lumière (sauf la séquence nocturne, et à l’intérieur d’un restaurant, qui ponctuera le film un peu avant la fin), les fragments de récits concernant l’existence de ces cinq personnages semblent des nappes légères d’émotions, comme des esquisses à l’encre très diluée.

Humour à froid et non-dits: le poète (Kim Joo-bong) et ses deux fils (Yu Jun-Sang et Kwon Hae-hyo). | via Les Acacias

La mort est là, à proximité –et en Asie le blanc est sa couleur. La dureté de l’existence, les rancœurs familiales, les échecs des uns et les impasses des autres habitent le hors cadre, tout près. Le monde d’Hotel by the River n’a rien d’idyllique. Un humour comme une très légère toile d’araignée relie ces séquences, comme on sait l’humour est la politesse du désespoir. (…)

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Coups de vent et coups de cœur de la 70e Berlinale

Monika Grütters, ministre allemande de la Culture, lors de la cérémonie d’ouverture du 70e Festival de Berlin.

Directement exposé à une sombre actualité, le Festival qui se tient du 20 février au 1​er mars à Berlin a toutefois commencé à mettre en lumière de très belles propositions.

La soixante-dixième édition du Festival de Berlin est aussi la première d’un nouveau tandem à la direction: la Néerlandaise Mariette Rissenbeek et l’Italien Carlo Chatrian. Et c’est peu dire que ces deux-là, inévitablement guettés au tournant au moment de prendre la tête d’une des principales manifestations du cinéma mondial, ont dû affronter de multiples coups de vent, qui ont secoué sa mise à flot.

Les origines de ces perturbations sont diverses, mais elles confirment l’ADN de la Berlinale. Depuis sa création en 1951, sous influence américaine comme arme de la guerre froide, celle-ci a été particulièrement en phase avec les enjeux politiques et de société.

La première bourrasque est d’ailleurs venue du passé, avec une révélation: le fondateur du Festival, Alfred Bauer, présenté à l’époque comme champion de la démocratie, a en fait occupé d’importantes fonctions dans l’administration nazie. Le prix qui depuis des décennies portait son nom a été précipitamment débaptisé, tandis qu’une commission d’historien·nes était nommée pour faire la lumière sur cette embarrassante généalogie.

Ce même passé s’est tragiquement rappelé au mauvais souvenir des Allemand·es et du monde avec les assassinats racistes perpétrés la veille de l’ouverture de la Berlinale à Hanau. La ministre de la Culture, comme le maire de la capitale, ne se sont pas privés de faire le lien lors d’une cérémonie d’ouverture d’une gravité inquiète –inquiétude ô combien légitime, mais qui ne facilite pas le lancement de ce qui a vocation à être, aussi, une célébration festive. Un signe qui sans doute ne vaut pas seulement pour ce festival, ni pour ce pays, ni pour le seul cinéma.

La Chine absente pour raison médicale

À ces deux éléments directement allemands s’est d’ailleurs ajoutée une troisième source de tension et de fragilisation, globale celle-ci, avec la montée en puissance de l’épidémie de coronavirus.

Un grand festival de cinéma offre le contexte particulièrement sensible, d’une forte concentration de personnes venues du monde entier –pour des projections, le marché du film (un des plus importants), les soirées ou les multiples rencontres par petits groupes, pour des motifs culturels, politiques, économiques ou privés. Ces multiples rencontres sont dans la nature même d’une telle manifestation et la menace de la contamination, comme les mesures pratiques d’ores et déjà en vigueur, ont pesé de manière inévitable, tout en émettant là aussi un possible signal pour l’avenir.

Ces inquiétudes et restrictions pèsent un poids particulier dans un environnement où l’Extrême-Orient, et en particulier la Chine, occupent une place décisive, aussi bien sur le plan artistique qu’économique. Alors que la production est entièrement arrêtée en République populaire depuis la prise en compte de la gravité de l’épidémie par les autorités de Pékin, il a fallu des ruses d’ancien·nes praticien·nes de la clandestinité pour terminer in extremis la postproduction et le sous-titrage de certains titres présentés à Berlin.

Grande fournisseuse d’œuvres importantes pour le grand écran, la Chine compte désormais aussi parmi les principaux pays acheteurs. Mais nombre de Chinois·es se sont abstenu·es de faire le déplacement, ou n’ont pas pu venir. Dans une moindre mesure, les autres protagonistes issus de la région et occupant une place importante sur le marché mondial du cinéma indépendant, notamment sud-coréen et japonais, ont aussi été moins présents.

Un vent nouveau?

Un tel contexte n’a pas aidé non plus l’humeur des festivalièr·es, à commencer par les médias allemands, peu portés à la bienveillance envers les nouveaux venus à la direction de «leur» festival. Si Mariette Rissenbeek est en fait une insider, ayant longtemps travaillé pour l’industrie du film germanique, le directeur artistique Carlo Chatrian, qui dirigeait jusqu’à 2018 le Festival de Locarno, est non seulement un étranger, mais il incarne aussi une approche potentiellement plus exigeante sur le plan artistique –donc moins glamour.

Et de fait, on aura vu (un peu) moins de stars hollywoodiennes à Potsdammer Platz. Mais, quand même, Sigourney Weaver, Johnny Depp, Javier Bardem, Elle Fanning, Salma Hayek, Cate Blanchett venue participer à une table ronde, Helen Mirren récipendaire d’un hommage, et… Hillary Clinton pour un documentaire qui lui est consacré.

Il faudra attendre au moins un an avant de pouvoir dire si un esprit nouveau et bénéfique souffle sur Mitte.

Pour le reste, la sélection de la première moitié du Festival se sera révélée d’un bon niveau, avec des offres assez comparables à ce qu’on trouvait au même endroit les années précédentes, déclinées de manières plus différenciées grâce à l’ajout d’une nouvelle section, Encounters, au profil encore à établir –les grandes programmations (Compétition, Séances spéciales, Panorama, Forum, Génération) offrant déjà un très vaste éventail.

Le nouveau sélectionneur n’aura en tout cas pas réduit le caractère pléthorique de l’offre, caractéristique pas forcément heureuse de la manifestation berlinoise. Mais celle-ci est un gros paquebot, et il faudra attendre au moins un an, voire deux, avant de pouvoir dire si un esprit nouveau et éventuellement bénéfique souffle sur Mitte.

Le quartier central de Berlin, trois décennies après sa renaissance sur les ruines du Mur, est d’ailleurs lui-même en pleine mutation, avec de nombreux commerces et le principal complexe cinématographique en rénovation.

Une amoureuse aquatique, un pâtissier dans l’Ouest…

En attendant, les cinq premiers jours ont donné lieu à quelques belles découvertes (on choisit ici de ne pas parler des films français, tous appelés à sortir bientôt).

Undine, de Christian Petzold

Parmi elles, le film du «régional de l’étape», Christian Petzold, une des figures de proue de l’École de Berlin. Repéré depuis longtemps pour la sûreté de ses mises en scène, souvent un peu conventionnelles, il offre cette fois avec son Undine une variation contemporaine du mythe d’Ondine tout simplement magnifique.

Aucune affèterie de réalisation, et pas non plus d’inventivité particulière dans l’histoire racontée, mais une croyance éperdue dans la puissance des plans à communiquer des émotions, à faire imaginer plus que ce qui est montré, à relier, selon ses propres inclinations, les moments si justement composés.

Au cœur de ce pari sur les puissances du film, qui sortira en France le 1er avril, se trouvent fort justement les acteurs et actrices, très admirable Paula Beer et impressionnant Franz Rogowski.

First Cow, de Kelly Reichardt

Valeur sûre dont on ne comprend pas qu’elle n’ait pas encore conquis une reconnaissance à la mesure de son talent, l’Américaine Kelly Reichardt présentait, également en compétition, une merveille bien dans sa manière, toute en délicatesse et en nuances. (…)

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Cinéma: Paradoxe coréen (article du Monde Diplomatique, mars 2019)

Au lendemain de la guerre, alors que la Corée du Sud est une dictature inféodée aux États-Unis, son cinéma s’émancipe des critères hollywoodiens et fait preuve d’une vitalité qui ne s’est jamais démentie depuis. En revanche, les réalisatrices demeurent marginales, conformément à la place des femmes dans la société.

En Corée, le cinéma naît alors que la péninsule vit sous occupation japonaise (depuis 1910). Il devient immédiatement un outil de résistance, investi surtout par des communistes. Na Un-gyu signe en 1926 le premier film connu (mais perdu), Arirang. Toutefois, le cinéma tel qu’on le connaît aujourd’hui est né de la guerre civile (1950-1953) qui a abouti à la partition du pays. Le cinéma nord-coréen existe, notamment du fait de la passion jamais démentie des leaders successifs de la République populaire démocratique de Corée (RPDC) pour le grand écran. Il comprend quelques curiosités dans le style réaliste socialiste, mais n’a pas apporté de contribution mémorable au septième art. À l’inverse du cinéma sud-coréen…

À l’issue de la guerre, le Sud est une dictature directement inféodée aux États-Unis, qui assureront son essor économique en même temps que l’écrasement brutal de toute opposition. Instruments zélés de la politique américaine dans un contexte de guerre froide exacerbée, ses dirigeants tiennent néanmoins à manifester le nationalisme dont ils se revendiquent. Une des traductions les plus explicites en sera l’établissement d’un système de quotas (formalisé juridiquement en 1967) spécifiant que pour chaque film étranger distribué sur le territoire devront sortir deux films coréens. Ils l’imposent aux Américains, qui ont pourtant su faire plier des pays moins directement soumis à la suprématie de Hollywood. Peut-être pensait-on à Washington comme à Los Angeles que les Sud-Coréens ne tiendraient pas le rythme face à la déferlante hollywoodienne. Fatale erreur…

À partir de la fin des années 1950 se développe une importante industrie qui produit, à la chaîne et à la va-vite, pour tenir la règle du « deux pour un », des films (mélodrames, policiers, aventures « historiques », films de guerre…) souvent appelés quota quickies (1), d’une médiocrité prévisible. Cette industrie, placée sous le contrôle idéologique étroit du gouvernement, est pour l’essentiel sous la coupe économique de la mafia locale.

Il n’empêche : presque mécaniquement, la quantité finit par engendrer, parfois, la qualité, et les premiers noms de cinéastes notables apparaissent. Ainsi le talentueux Shin Sang-ok (Une fleur en enfer, 1958 ; L’Invité de la chambre d’hôte et ma mère, 1961). Il deviendra le personnage principal d’une aventure rocambolesque qui le transforme un temps en cinéaste officiel sous Kim Il-sung, sans qu’on ait jamais su s’il était volontairement passé au Nord ou s’il avait été enlevé, comme il l’affirmera après avoir réussi à s’enfuir aux États-Unis. Ainsi, également, l’étonnant Kim Ki-young, auteur d’une œuvre transgressive, très chargée en connotations à la fois sociales et sexuelles, dont le chef-d’œuvre demeure La Servante (1960), digne d’un Luis Buñuel. Ainsi, surtout, celui qui est désormais considéré comme le plus grand cinéaste de son pays : Im Kwon-taek, aujourd’hui auteur de 104 films, dont il déclare volontiers que les 70 premiers, réalisés dans le cadre des quota quickies, ne valent pas un clou. Ce qui est exagéré, certains étant loin d’être sans qualités. Mais ils n’égalent pas les grandes œuvres de la maturité, notamment Nez cassé (1980), Mandala (1981), Gilsoddeum (1985), La Mère porteuse (1986), Come Come Come Upward (1989), Fly High Run Far (1991). À partir de La Chanteuse de pansori (1993), son talent commencera à être reconnu en Occident, avec en particulier Le Chant de la fidèle Chunhyang (2000) et Ivre de femmes et de peinture (2001), prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 2002. À elle seule, la filmographie incroyablement riche et diverse d’Im Kwon-taek prend en charge la quasi-totalité des facettes de l’histoire politique, culturelle et religieuse de son pays.

Après la répression des forces démocratiques, qui culmine avec le massacre de Kwangju, en 1980  (2), la contestation s’accompagne d’un cinéma semi-clandestin, où des réalisateurs engagés tournent des brûlots contre la dictature. Ils apportent une tonalité nouvelle, enrichie de l’influence des Nouvelles Vagues européennes et asiatiques. (…)

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Un tour du monde par Locarno

Du 1er au 11 août, la 71e édition de la manifestation tessinoise a rappelé l’importance des enjeux liés aux grands festivals de cinéma, et offert un panorama stimulant et diversifié, avec vues sur les horreurs contemporaines.

Photo: La Piazza Grande, cathédrale à ciel ouvert de la grand messe cinéphile quotidienne.

Il régnait inévitablement un parfum singulier sur la 71e édition d’un des plus anciens et des plus importants festivals de cinéma européens.

L’annonce du départ de son directeur artistique, le talentueux Carlo Chatrian, pour occuper la même fonction à la encore plus prestigieuse Berlinale avait en effet été l’une des principales annonces du mercato des festivals internationaux, particulièrement animé cette année.

«La Caméra de Claire», petite musique de joie

Le nouveau film de Hong Sang-soo est un conte alerte et inventif autour de deux femmes et des pouvoirs magiques et réels de l’image.

Ce serait comme un rêve de cinéma, une utopie réalisée. Un cinéma qui naîtrait littéralement sous les pas d’une rencontre, d’une promenade, d’un esprit qui vagabonde.

La rencontre est double, et triple, et quadruple.

Double rencontre. Celle entre Hong Sang-soo et Isabelle Huppert s’est produite il y a six ans avec le joyeux et simplement labyrinthique In Another Country. Celle entre Hong Sang-soo et Kim Min-hee, devenue l’interprète de tous les films du plus grand cinéaste coréen contemporain.

La troisième rencontre a lieu entre Man-hee (Kim Min-hee), employée d’une société de production qui accompagne sa patronne au Festival de Cannes, et Claire (Isabelle Huppert) de passage dans la ville et photographe amateure.

La quatrième rencontre, qui est le film né des deux premières et de la situation mise en place par la troisième, est celle du réalisme et du fantastique, en tirant parti de l’irréalité du Festival de Cannes lui-même, mais aussi des collisions et dérives qu’il rend possible.

Man-hee s’est fait virer, elle erre dans la ville. Un gros chien joue les divinités indifférentes et propices.

Isabelle Huppert sourit et caresse un chien (©Jour2fête)

La «camera», chambre obscure et clairvoyante

Claire fait des photos tout en essayant vaguement de suivre le Festival. Son appareil de prise de vue est un Polaroïd, soit désormais une rareté qui participe activement au glissement vers le fantastique.

Cette petite machine (pas tout à fait) instantanée a-t-elle véritablement des pouvoirs de révélations, et de voyage dans le temps?

C’est le ressort fantastique du film, en même temps qu’une question, où le mot «caméra» doit plutôt se lire «camera», désignant aussi bien l’appareil de prise de vue du cinéma que celui de la photographie –et la chambre obscure des désirs et des affects. (…)

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