Cannes 2025, jour 7: «Once Upon a Time in Gaza» et «Alpha», tragédie ou surenchère

 
Ossama, le trafiquant audacieux (Majd Eid) et Yahya l’étudiant devenu acteur malgré lui (Nader Abd Alhay) dans Once Upon a Time in Gaza, d’Arab et Tarzan Nasser.

Quand le film des frères Nasser se confronte à une réalité catastrophique par les puissances de la fiction, celui de Julia Ducournau sature sa dystopie d’effets au risque de la figer.

Un festival de cinéma, ce ne sont pas seulement des films pris un par un après avoir été choisis par des sélectionneurs. C’est aussi un ensemble (une programmation), qui se décline et produit également des effets dans la temporalité particulière dans laquelle il est possible de les découvrir.

Cette généralité a trouvé une déclinaison singulièrement troublante, voire malaisante, avec la succession ce lundi 19 mai du film des frères Nasser, Once Upon a Time In Gaza (Il était une fois à Gaza), dans la section Un certain regard, et de celui de Julia Ducournau, Alpha, en compétition. Ce que chacun d’eux est susceptible d’inspirer ne change pas vraiment, mais le rapprochement intensifie leurs différences, qui sont à la fois sur le rapport au monde et sur le rapport au cinéma.

«Once Upon a Time in Gaza», d’Arab et Tarzan Nasser

Bien qu’entièrement conçu et réalisé avant le déclenchement de la guerre génocidaire menée par Israël dans la région natale des frères Nasser, le film fait à plusieurs titres écho à ce qui s’y passe depuis 591 jours.

Bref ajout de dernière minute, il s’ouvre avec la voix de Donald Trump annonçant son monstrueux projet de «riviera du Moyen-Orient». Celui-ci porte à un tragique niveau de délire l’un des principes porteurs de la fiction que revendique clairement le troisième film des jumeaux gazaouis et qu’affiche son titre.

Ce principe est celui du rapport au romanesque, devenu machine folle au service de l’oppression de ce qui était déjà, et depuis des décennies, un camp de concentration pour deux millions d’habitants, avant de devenir le champ de ruines et de cadavres par dizaine de milliers aujourd’hui. Comme d’autres films tournés avant octobre 2023, Once Upon a Time in Gaza a aussi de facto le mérite de rappeler à quoi la bande de Gaza a ressemblé, un jour pas si lointain.

La fiction comme carburant empoisonné du fonctionnement du système est partout. Elle sert à la manière de raconter l’histoire, à partir du conflit très néo-polar entre un trafiquant de médicaments plein d’assurance et un flic (palestinien lui aussi) manipulateur qui semble sorti d’un film de Martin Scorsese ou d’Abel Ferrara. Et elle est dans le tournage du film dans le film, projet conçu par la propagande palestinienne pour exalter une résistance glorieuse, voire triomphante, tout à fait mythologique.

Yahya (Nader Abd Alhay), étudiant et vendeur de falafels, se retrouve propulsé acteur, interprète d’un héros invincible dans une production supervisée de très près par les autorités, devant jouer des scènes plus édifiantes l’une que l’autre, dans un contexte où plus personne ne distingue la fiction de la réalité. Cette confusion se traduit en particulier par le fait que, faute d’accessoires, les scènes d’affrontement sont tournées avec de vraies armes chargées de vraies munitions. Avec des effets allant du burlesque au drame et surtout à l’absurde.

Les réalisateurs Arab et Tarzan Nasser, eux-mêmes construits comme figures de fiction dans l'environnement réellement dystopique dont ils viennent et où ils filment. | Gabrielle Denisse / Festival de Cannes

Les réalisateurs Arab et Tarzan Nasser, eux-mêmes construits comme figures de fiction dans l’environnement réellement dystopique dont ils viennent et où ils filment. | Gabrielle Denisse / Festival de Cannes

Cet ensemble de dispositifs et de stratégies, qui donne un film bref et tendu, paradoxalement sans rien faire oublier, s’inscrit dans les moyens qu’ont choisi, jusque dans leur apparence, les frères Nasser pour faire exister la Palestine dans le monde par le cinéma.

Y compris avec une dimension d’humour noir et de dérision dans l’importation de codes hollywoodiens dans ce contexte, qui est une manière de ne pas s’effondrer, même cernés par la violence réelle, celle des bombes, comme par celle des propos à la Donald Trump et Benyamin Netanyahou.

Secondairement, avec ce film, le Festival de Cannes qui, l’an dernier, avait banni jusqu’au droit de mentionner la Palestine dans le cadre officiel, complète son inscription dans la réalité actuelle, mobilisée déjà à la fois par le discours d’ouverture de Juliette Binoche et par la présentation à l’ACID, mais qui a amplement dépassé les limites de cette seule sélection, du film consacré à la photojournaliste palestinienne assassinée Fatima Hassouna. Ce n’est pas grand-chose, ce n’est pas rien.

Once Upon a Time in Gaza
De Arab et Tarzan Nasser
Avec Nader Abd Alhay, Majd Eid, Ramzi Maqdisi, Issaq Elias
Durée: 1h27
Sortie le 25 juin 2025

«Alpha», de Julia Ducournau (en compétition)

Si le précédent film trouve le moyen de s’inventer une possibilité en se retenant de toute emphase et de toute surenchère dans le pathos, la fable dystopique de la réalisatrice de Titane fait exactement le contraire. Le résultat est d’autant plus étrange qu’il est évident que tout ce qui compose Alpha est porteur d’émotion, d’idées de mises en scène, de paraboles capables de toucher et d’interroger.

La mère (Golshifteh Faharani) et sa fille Alpha (Mélissa Boros), cernées par les multiples agressions du réel, y compris celles qu'elles s'ingénient à susciter. | Capture d'écran Diaphana Distribution via YouTube

La mère (Golshifteh Faharani) et sa fille Alpha (Mélissa Boros), cernées par les multiples agressions du réel, y compris celles qu’elles s’ingénient à susciter. | Diaphana Distribution

Il est hors de question de croire qu’il s’agit d’une maladresse, d’un excès incontrôlé de cris, de drames, de sautes temporelles, de corps malmenés, de pleurs, de violences, de musique pompeuse, de couleurs désaturées, de thématiques, d’allusions à diverses événements récents…

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