«Hors normes», «Sorry We Missed You», «L’Âcre parfum des immortelles»: 3 films, 4 combats

Malik (Reda Kateb) et Bruno (Vincent Cassel) avec un des adolescents dont ils s’occupent, Valentin (Marco Locatelli). | Gaumont

Aussi différents que possible, les films de Nakache et Toledano, de Ken Loach et de Jean-Pierre Thorn sont pourtant chacun habité par l’urgence face à des situations d’injustice et d’exclusion.

Ce même mercredi 24 octobre sortent trois films de combat. Trois films ouvertement dédiés à affronter des formes massives d’injustice –l’exclusion des jeunes aux comportements déviants, les formes postmodernes d’exploitation des travailleurs par temps d’ubérisation, l’effacement méthodique de la mémoire des luttes populaires. Leur sortie simultanée témoigne de la pluralité des ressources du cinéma pour se confronter au monde contemporain.

Sincères, déterminés, ces films sont pourtant incomparables entre eux, tant leur existence se joue à des échelles différentes. Et c’est, sans le vouloir, le quatrième combat qu’ils incarnent ensemble. Celui de la possibilité, justement, de les considérer tous les trois.

Hors normes est un film grand public, avec deux stars aux côtés du tandem signataire d’Intouchables, Olivier Nakache et Éric Toledano. Sorry We Missed You est la nouvelle réalisation d’un cinéaste consacré, grande figure du cinéma d’auteur international, Ken Loach. L’Âcre parfum des immortelles est dû à un vétéran de l’activisme de terrain, avec les moyens du documentaire et de la fiction, Jean-Pierre Thorn.

Le budget de production du troisième est de l’ordre de 1% de celui du premier; quant à leurs budgets publicitaires, on serait plutôt du côté des 1 pour 1.000. Idem pour la visibilité, le nombre de séances, etc. Le combat, ici, consiste à ne pas les opposer mais au contraire à travailler à ce qu’ils existent au sein de ce continuum fragile, bancal, paradoxal, mais dynamique et fécond qu’on appelle le cinéma.

Et tout particulièrement quand, comme ici, le cinéma, sous des formes très diverses –c’est le moins qu’on puisse dire!– se soucie passionnément de l’état du monde, et en fait images et sons, pensée et désir.

Tout aujourd’hui concourt à éloigner ces films les uns des autres, à les opposer, à les assigner à des cases différentes, voire à exclure là aussi les plus marginaux (comme celui de Thorn) et éventuellement à les enfermer dans des labels qui sont autant de cage –«film de festival» pour celui de Loach, «film commercial» pour celui de Toledano et Nakache.

Ce phénomène n’a rien d’anodin: il s’agit d’un autre aspect des mêmes processus de séparation et de désunion, sinon de ghettoïsation, que chacune de ces réalisations dénonce, dans des contextes différents. Entendre ce que chacun cherche à partager est aussi se rendre disponible à les accueillir tous.

«Hors normes», la ruée vers l’autre

À fond les manettes dans les rues de Paris, la course poursuite qui lance le film en donne le ton. Il s’agira, sans fin, d’une cavalcade éperdue, pour accompagner au plus près des situations sans nombre, sans bord, sans autre issue que cet élan lui-même.

La vie de Bruno et celle de Malik sont comme aspirées par cette urgence: trouver, maintenant, la moins mauvaise réponse à des états de crise qui ne cessent de survenir.

Ces situations de crise, ce sont celles que vivent, et parfois provoquent des enfants et des adolescents atteints de pathologies mentales et comportementales –on dit «autistes», le film ne le dit pas, ce mot-valise qui sert également davantage à exclure qu’à comprendre et encore moins à agir.

Bruno pilote une association qui accompagne des personnes victimes de ces troubles à Paris. Malik pilote une association à la vocation similaire en banlieue. Eux ne nomment ni ne désignent. Ils agissent, ils écoutent, ils inventent en permanence des fragments de réponses, ils parent au plus pressé.

Malik travaille au sein d’une structure qui a trouvé une place reconnue, Bruno jongle avec les réglementations. Du point de vue de l’administration, leur statut n’est pas le même; de leur point de vue, c’est le moindre des soucis. Tout comme le fait que Bruno soit juif, et Malik arabe. (…)

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Cannes 2019, Ep.4: Loach et Almodovar, le cinéma du nous et le cinéma du moi

La famille en danger, au cœur du récit de « Sorry We Missed You » de Ken Loach

Se succédant sur l’écran du Palais des festivals, «Douleur et gloire» du grand réalisateur espagnol et «Sorry We Missed You» du grand réalisateur anglais cristallisent deux idées du cinéma.

En compétition pour la Palme d’or se retrouvent côte à côte en ce quatrième jour de Festival deux vétérans de la Croisette, Pedro Almodovar, jusqu’à aujourd’hui toujours oublié par les jurys pour la récompense suprême, et Ken Loach, qui l’a quant à lui reçue deux fois.

L’Espagnol et le Britannique sont incontestablement deux des plus importantes figures du cinéma actuel. Et il ne s’agit en aucun cas de les opposer l’un à l’autre – il est au contraire très important qu’il reste possible de faire des films selon des logiques différentes, dont ces deux-là ne sont que des exemples parmi beaucoup d’autres possibilités.

Mais le film que chacun présente matérialise à l’extrême deux manières de faire du cinéma, et plus encore d’inscrire ses films dans le monde.

Douleur et gloire de Pedro Almodovar

Douleur et gloire, 21e long métrage de l’auteur de Parle avec elle, a un sujet et un seul: Pedro Almodovar.

Avec la virtuosité qu’on lui connaît, un alliage de stylisation, d’humour et d’inquiétude existentielle, il conte les angoisses et les turpitudes d’un réalisateur, Salvador, interprété par son vieux complice Antonio Banderas.

Salvador (Antonio Banderas), grand réalisateur vieillissant et hypocondriaque, face son portrait enfant

D&G n’est pas un biopic, bien sûr. C’est une introspection habitée par les fantasmes, les regrets, l’importance absolue du personnage de la mère jadis (quand Salvador était enfant), interprétée par Penelope Cruz en icône sainte et sexy, et de la mère gagnée par l’âge sans perdre de son ascendant.

C’est une successions de rencontres marquantes –avec un acteur, avec un grand amour de jeunesse– d’un passé dont on ne veut pas savoir le degré de véracité par rapport à la vie réelle d’Almodovar, mais qui assurément réfractent des émotions vécues.

20 et demi ?

C’est un jeu sur les affres et les bouffées de chaleur de la création artistique, et les chausse-trappe de la profession de cinéaste. Soit l’appropriation d’un modèle d’ailleurs explicitement revendiqué par Almodovar (on voit une affiche du film), 8 et demi de Federico Fellini.

Mais l’idée même de réaliser un 20 et demi a quelque chose de troublant, et qui porte ses propres limites. Comme si, à bientôt 70 ans (eh oui), Almodovar s’était enfermé dans un labyrinthe de miroirs, certes disposés avec humour et émotion, mais qui n’en constituent pas moins un cul de sac.

L’introspection est une possibilité de mise en scène aussi féconde qu’aucune autre, le reproche de nombrilisme est le plus souvent formulé par des imbéciles qui ne croient qu’au grand sujet. Orson Welles, Akira Kurosawa, Ingmar Bergman, John Cassavetes, Jean-Luc Godard, Manoel de Oliveira, Agnès Varda[1] et tant d’autres parmi les plus grands ont montré qu’on pouvait faire de films bouleversants à partir de soi-même, soi-même comme personne et comme artiste.

Tout se joue dans la manière dont, aussi sincère et singulière soit l’évocation du moi, elle se réfracte vers les autres, les spectateurs.

C’est ce qu’on ne trouve que par touches disjointes dans la composition cette fois proposée par Pedro Almodovar, avec un film (qui sort dans les salles franaçaises en même temps qu’il est montré à Cannes) qui n’aura finalement pas apporté grand chose à son œuvre.

Sorry We Missed You de Ken Loach

Le contraste est évidemment saisissant avec Sorry We Missed You, qui est, lui, le 20e film de l’auteur de Raining Stones. Celui-ci ajoute un chapitre à un vaste ensemble consacré à situation sociale en Grande Bretagne, et plus généralement en Europe de l’Ouest.

Ce chapitre est centré sur la nouvelle condition des travailleurs, surexploités grâce à l’explosion du droit du travail, contraints sous prétexte de «libération du marché de l’emploi» à effectuer des nombres d’heures démesurés, sans aucune protection, avec la soi-disant enviable statut de contractant, ou de prestataire, en lieu et place de l’ancien statut de salarié. (…)

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