«Le Tableau volé», «The Fall Guy», «La Fleur de buriti»: rouler les mécaniques

Qui regarde quoi? Et comment? La stagiaire (Louise Chevillotte) et le virtuose de la vente d’objets d’art (Alex Lutz).

Les films de Pascal Bonitzer, de David Leitch et de João Salaviza et Renée Nader Messora jouent et gagnent avec les codes des genres dont ils relèvent.

Aussi différents soient-ils, ces trois films qui sortent sur les écrans français en ce mercredi 1er mai 2024 ont en commun d’avoir affaire à des automatismes de scénario et de réalisation bien reconnaissables. Ces mécanismes ne sont pas les mêmes. Et la manière de jouer avec eux est particulière pour chacun. Mais à chaque fois, les déplacements et mises à distance à l’intérieur du genre ou des codes renforcent la proposition.

Signal peut-être le plus visible, la façon dont chaque film –comédie psychologique d’auteur, blockbuster d’action hollywoodien, poème brésilien semi-documentaire aux côtés des peuples natifs– travaille, bricole, manipule, interroge ce marqueur bien visible qu’est le happy end.

La question n’est pas ici de classer le meilleur ou le moins bon, mais de se rendre attentif aux multiples manières dont le cinéma, sous des formes très variées, voire antagonistes, joue et questionne la relation aux récits, aux représentations et ouvre finalement des espaces à chacune et chacun.

«Le Tableau volé» de Pascal Bonitzer

Ampère et contre tous. Il semble d’abord qu’il s’agisse surtout d’intensité des courants qui circulent entre tous les personnages. Entre André (Alex Lutz), brillant marchand d’art, et Aurore (Louise Chevillotte), sa jeune stagiaire aux dents longues, circulent des énergies diversement modulées, les plus faibles apparemment n’étant pas les moins dangereuses.

Mais les polarités prolifèrent: hommes d’affaires internationaux et donneurs d’ordres pas seulement financiers, générations, hommes et femmes, très riches et famille populaire, fille et père, fils et mère, copains ouvriers de la même usine… Ou encore, vrai et faux, appât du gain et sens moral, quotidien et grande histoire.

Entre la débutante sur le marché international de l’art, par ailleurs menteuse compulsive, et son patron, bientôt entre celui-ci et son ex (Léa Drucker), experte en art moderne, puis entre eux deux et une avocate de province pas tombée de la dernière pluie (Nora Hamzawi), se déploie ainsi le réseau de lignes à haute tension autour du surgissement d’un possible chef-d’œuvre réputé perdu.

Cela ferait un virtuose exercice de composition narrative, porté par un ensemble d’actrices et d’acteurs impeccables. Cela ferait une comédie policière et psychologique située dans un milieu singulier, le marché de l’art, aux attraits glamours et un peu mystérieux, où exotisme social et exotisme géographique peuvent aisément se combiner.

Cela ferait, exemplairement, le pilote d’une série télé, avec assez de ressorts psychologiques, de typages sociologiques et de possibilités d’intrigues pour plusieurs saisons. C’est ce que n’est pas Le Tableau volé.

Le neuvième long-métrage réalisé par Pascal Bonitzer, fertile en rebondissements et en dialogues à double tranchant, se révèle tout entier une opération de hacking de ces schémas efficaces, pour produire du trouble. Et, étrangement, joyeusement, crânement, de l’espoir.

Portrait lucide d’une société archipélisée à l’extrême, il déploie à l’intérieur de son jeu de manœuvres et de stratégies, d’affrontements et de vanités, un autre champ de force, polarisé par une énergie captée, afin d’en déplacer les signes. Cette énergie, c’est nous, les spectateurs et spectatrices. C’est notre savoir des réalités et notre pratique des fictions. Nos attentes et nos certitudes «dans la vie» et devant un film.

La belle singularité de celui-ci est qu’il ne s’agit nullement de nous rouler, il s’agit plutôt de «rouler la mécanique» elle-même, celle du spectacle, celle de l’ordre scénaristique. Cet ordre (désormais on dit «storytelling») qui ne contrôle pas que les fictions auxquelles on s’adonne, mais la mise en scène permanente des existences individuelles et collectives.

De multiples formes de complicités, pas forcément malfaisantes. | Pyramide Distribution

Avec un art délicat des équilibres et des déséquilibres, Pascal Bonitzer tient tout du long le paradoxe de remplir le contrat émotionnel ludique dont est porteur un tel film et de remettre en jeu les repères (sociologiques, psychologiques, romanesques) sur lesquels l’intrigue semblait pouvoir et devoir s’appuyer.

C’est-à-dire que, de manière amicale, sans effet grandiloquent, il amène chacun à questionner pourquoi et comment il attend ce qu’il attend d’une histoire. Et à aimer le faire.

Le Tableau volé
De Pascal Bonitzer
Avec Alex Lutz, Léa Drucker, Nora Hamzawi, Louise Chevillotte, Arcadi Radeff, Laurence Côte, Olivier Rabourdin, Alain Chamfort
Durée: 1h31
Sortie le 1er mai 2024

«The Fall Guy» de David Leitch

Et si ce blockbuster d’action, saturé d’explosions et de bastons, était un remake de… Chantons sous la pluie (1952). Soit, avec les moyens du film à grand spectacle, une réflexion sur les mécanismes de ce même grand spectacle, le cinéma hollywoodien, à l’heure d’une mutation du système où celui-ci prospère.

Les aventures du cascadeur Colt Seavers sur le tournage mouvementé du space opera que réalise celle qu’il aime (et qui l’aime) substituent au passage du muet au parlant ce qui a été perçu, à tort ou à raison, comme une récente mutation fondamentale. Celle qui faisait dire à Martin Scorsese, qui adore Hollywood et est très ami avec l’inventeur de Star Wars et celui de Rencontres du troisième type, que les films Marvel n’étaient «pas du cinéma». Voire que leur succès menaçait l’avenir même de cet art.

Quand les appareils de cinéma servent à effectuer des exploits et pas seulement à les filmer, ce ne sont pas les exploits qui deviennent plus vrais mais les appareils qui rejoignent le faux. | Universal Pictures

Le changement ne concerne pas les effets spéciaux virtuels (ça, Hollywood l’a interrogé de l’intérieur dès les années 1990, notamment avec The Truman Show et la kyrielle de films inspirés de Philip K. Dick), mais la gonflette sous le signe des superhéros et des supervéhicules à moteur (Fast & Furious et compagnie). Ce sont leurs ballets pétaradants qui tiennent lieu dans The Fall Guy de numéros dansés, aussi artificiels que les entrechats de jadis et présentés là aussi en rendant visibles leurs conditions de fabrication.

À peu près sur les mêmes ressorts, romance mal engagée mais promise à un inéluctable accomplissement et jeu sur les apparences (la chanteuse invisibilisée par la star en 1952, le cascadeur invisibilisé par la star –masculine– en 2024), The Fall Guy mobilise aussi, comme le faisait le film de Stanley Donen et Gene Kelly, le recyclage de tubes. Cette fois, AC/DC, Phil Collins, Bon Jovi, Taylor Swift, en plus du titre star «I Was Made for Lovin’ You» (Kiss) et d’une reprise du thème de la série télé L’Homme qui tombe à pic (1981-1986).

Avec au passage, et mieux que les parodies explicites à la Deadpool (dont le réalisateur David Leitch a signé le deuxième épisode), l’entrebâillement d’une possible mise en question, où «réfléchir» renvoie à «réflexion» et pas seulement à «reflet». (…)

LIRE LA SUITE

Laisser un commentaire