On devrait mais on ne peut pas. On devrait regarder-écouter cela comme si n’existait pas cette jungle qui prospère depuis 60 ans autour du nom « Godard ». Il faudrait aller regarder son ordinateur ou sa télé, à partir du 17 avril , et laisser venir. Bien entendu l’auteur de ses lignes n’est pas plus qu’un autre dans cet état d’innocence impossible. Mais on peut y jouer — pas seulement pour le plaisir de jouer, qui est bien légitime, ni pour se défaire du fardeau culturel, médiatique et plein d’autres choses encore qui pèsent, obscurcissent, brouillent et épuisent, mais pour reconstruire la possibilité d’une rencontre. Que rencontrerait-on alors, sous l’intitulé Le Livre d’image ?
Un film de cinéma, plutôt sérieux, et sérieusement construit — mais qui, comme tout objet ayant de près ou de loin à voir avec la poésie, se garde de complètement afficher son mode de construction. Un film en deux parties, organisé par une idée force. Ouverte et close par une image de Bécassine (« dont les maîtres du monde devraient se méfier parce qu’elle se tait ») la première partie est composée de cinq chapitres, annoncés en relation avec les cinq doigts, les cinq sens, les cinq parties du monde. Soit, au-delà du nouvel éloge de la main, une assez précise description des enjeux du film — faire, sentir, en relation avec la géopolitique. Pour cette nouvelle réalisation, Godard mobilise de manière un peu différente les ressources qu’il a inventées depuis une trentaine d’années, ressources déjà déployées dans une quinzaine de titres parmi lesquels la référence majeure est l’ensemble Histoire(s) du cinéma. Il s’agit de tout un arsenal de modes de suggestions associant extraits de films, citations littéraires et musicales, tableaux et statues, photos de presse, documents officiels, sa propre voix et celle de nombreuses autres, qui, comme les images, parfois se chevauchent. Il s’agit cette fois d’approcher selon des angles différents (la vérité, la guerre, l’Histoire en mouvement, la mécanique, le droit, l’environnement) la même thématique, le triomphe répété ad nauseam du Mal. Certes Everybody knows the good guys lost, mais il ne suffit pas de le savoir, il s’agit d’en interroger les formes. L’art musical du montage où Godard excelle depuis Histoire(s) du cinéma et qu’il a déployé de multiples manières depuis trois décennies fait comme surgir sous le pas d’un promeneur solitaire au travers des siècles, des pensées et des œuvres, des bouquets changeants de couleurs et de sons, de souvenirs et d’hypothèses, de calembours lestés de sens et de théories ailées de grâce, de mélancolie et d’humour.
Rien de cosmétique ni même véritablement de virtuose dans ce déploiement aux 24 vents des affects politiques, des terreurs et des émotions. Plus simplement, la mise en circulation de signes (en donnant au mot « signe » sa signification la plus ouverte) qui se stimulent les uns les autres, se surprennent, se déroutent, et ouvrent ainsi le nouveau chemin. Par exemple, dans le chapitre 3, « Ces fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages », la mobilisation inventive de plans de films montrant des trains compose peu à peu tout un ensemble de propositions invitant à s’interroger autour de motifs – Auschwitz, la mondialisation, la vitesse, l’exil, l’internationalisme (prolétarien ou pas), les machines, l’exotisme – dont ils ne s’agit nullement de les confondre ni même d’y chercher des liens de causalité, mais de se rendre sensible à ce qui y résonne sur des notes comparables. On sait depuis longtemps, entre autres grâce à Jean-Luc Godard, que le montage, geste décisif du cinéma, vise à faire surgir une troisième image du rapprochement de deux images – ou aussi bien de deux sons, ou d’une image et d’un son. Depuis À bout de souffle et même avant, dans ses articles des Cahiers du cinéma, Godard n’a cessé de remettre sur le métier cette promesse, il en offre ici un ensemble de manifestations fécondes, dont certaines selon des approches inédites. Parmi d’autres, le procédé tout simple qui consiste grâce à un logiciel de montage banal à faire apparaître une nouvelle image depuis le centre de la précédente offre une assez heureuse métaphore de la façon dont le cinéaste « ensemence » les éléments visuels, verbaux et sonores pour y faire pousser d’autres images, d’autres idées, d’autres rêveries qui elles-mêmes se raccorderont (ou pas) à ce qui vient ensuite.
Puis, vers la cinquantième minute de ce film qui en compte une centaine, Le Livre d’image se recentre sur ce qu’on appellera faute de mieux son « sujet ». Celui-ci est introduit par deux cartons, qui empruntent comme souvent à deux titres de livre (Conrad et Dumas) : Sous les yeux de l’Occident, l’Arabie heureuse. La première partie aura servi en quelque sorte de socle, politique et moral, à la méditation de la deuxième. La pensée d’Edward Saïd sur l’orientalisme comme invention de l’Orient par l’Occident, et un petit conte de l’écrivain égyptien Albert Cossery, Une ambition dans le désert, où un Emir fabrique une fausse révolution pour mieux asseoir son pouvoir, servent de rampe de lancement à cette traversée d’un désert horriblement peuplés de défaites, de cadavres et d’illusions perdues. Si le Moyen-Orient – et pas l’Afrique par exemple – tient ce rôle, c’est qu’il est cette « région centrale » qui donnait son titre au chapitre 5, centrale pour avoir été le berceau des civilisations du livre : non seulement les trois grands monothéismes, mais toutes les manières de pensées occidentales, qui ont en grande partie contaminé, par la force, par le fric, par les arts, le reste du monde. (…)