Thelonious Monk, en action.
Montage des rushes d’une émission de jazz de la fin des années 1960 autour du pianiste Thelonious Monk, le film d’Alain Gomis compose du même élan un hommage à l’immense musicien et une analyse implacable de multiples formes de domination.
Un homme blanc en costume cravate qui discourt, il parle à la troisième personne de «Thelonious», se gargarisant de son prénom, surtout pour afficher sa familiarité avec celui-ci. Devant lui, un homme noir qui respire et qui transpire. Il n’a pas la parole. Mais il est devant un piano.
Au moment de voir ce film, on sait ou pas qui fut Thelonious Monk, musicien de génie. Le voici qui arrive à Paris, un sous-titre indique que cela se passe en septembre 1969. Il descend d’avion avec sa femme, bavarde tranquillement dans la voiture qui l’amène à l’hôtel, on le retrouve dans un bar près de Montmartre, il mange un œuf dur au comptoir, papote avec une cliente. Si Monk était assurément un génie, dans la vie quotidienne il se comportait comme le commun des mortels.
Mais d’où viennent ces images de moments privés, où il ne se passe rien de particulier dans l’existence du grand jazzman? On comprend peu à peu qu’elles ont été enregistrées en marge d’une émission pour la télévision française consacrée au compositeur de Round Midnight.
L’essentiel de ces images n’a pas été retenu dans la version diffusée du programme «Jazz Portrait» consacrée à la venue à Paris de Monk. Il y est interviewé par Henri Renaud, qui n’était pas journaliste mais lui-même pianiste de jazz, et avait rencontré Monk à New York au milieu des années 1950.
«Interviewé», façon de parler: le musicien n’a guère envie de répondre à des questions d’une platitude confondante, et Henri Renaud préfère à l’évidence monopoliser la parole, qu’il maîtrise d’ailleurs fort mal, s’y reprenant à de multiples reprises pour dérouler une présentation du musicien à la fois laborieuse et simpliste.
Le pianiste Henri Renaud dans la posture de l’intervieweur-maître de cérémonie. | JHR Films
Les deux hommes sont entourés d’une nuée de techniciens plus ou moins discrets qui modifient les lumières, règlent les micros, déplacent des échelles, dans un ballet qui serait comique s’il ne devenait bientôt incroyablement méprisant et blessant pour le colosse noir immobile et souriant devant le clavier de cet immense Steinway qui finit lui aussi par paraître inapproprié.
Tout cela est bizarre, bancal, d’une troublante hétérogénéité. C’est bien l’idée, en effet, de ce film qui ne ressemble pas à grand-chose de connu, notamment si on veut l’inscrire dans le genre du documentaire musical, ce qui serait à tout le moins réducteur.
Quatre actes
Dans sa grande singularité, Rewind and Play est né de quatre actes, dont l’improbable accomplissement rend possible ce film cruel et bouleversant. Un film hérissé de violences d’autant plus saillantes qu’elles sont involontaires, en même temps que traversé d’une sorte de fleuve magnifique et sauvage, parfois souterrain et parfois jaillissant en pleine lumière.
Le fleuve, c’est la musique de Monk, ou plutôt c’est Thelonious Monk jouant sa musique, comme s’il l’inventait à chaque fraction de seconde, au creux de chaque silence et à la frange de chaque note, comme s’il faisait naître des étoiles ou des enfers quelques-uns des standards dont il est l’auteur. De ça, on ne peut parler, il faut écouter.
Le reste (les quatre actes qui engendrent Rewind and Play) se déduit de ce qu’on voit. (…)