«Rewind and Play», la blessure et la grâce

Thelonious Monk, en action.

Montage des rushes d’une émission de jazz de la fin des années 1960 autour du pianiste Thelonious Monk, le film d’Alain Gomis compose du même élan un hommage à l’immense musicien et une analyse implacable de multiples formes de domination.

Un homme blanc en costume cravate qui discourt, il parle à la troisième personne de «Thelonious», se gargarisant de son prénom, surtout pour afficher sa familiarité avec celui-ci. Devant lui, un homme noir qui respire et qui transpire. Il n’a pas la parole. Mais il est devant un piano.

Au moment de voir ce film, on sait ou pas qui fut Thelonious Monk, musicien de génie. Le voici qui arrive à Paris, un sous-titre indique que cela se passe en septembre 1969. Il descend d’avion avec sa femme, bavarde tranquillement dans la voiture qui l’amène à l’hôtel, on le retrouve dans un bar près de Montmartre, il mange un œuf dur au comptoir, papote avec une cliente. Si Monk était assurément un génie, dans la vie quotidienne il se comportait comme le commun des mortels.

Mais d’où viennent ces images de moments privés, où il ne se passe rien de particulier dans l’existence du grand jazzman? On comprend peu à peu qu’elles ont été enregistrées en marge d’une émission pour la télévision française consacrée au compositeur de Round Midnight.

L’essentiel de ces images n’a pas été retenu dans la version diffusée du programme «Jazz Portrait» consacrée à la venue à Paris de Monk. Il y est interviewé par Henri Renaud, qui n’était pas journaliste mais lui-même pianiste de jazz, et avait rencontré Monk à New York au milieu des années 1950.

«Interviewé», façon de parler: le musicien n’a guère envie de répondre à des questions d’une platitude confondante, et Henri Renaud préfère à l’évidence monopoliser la parole, qu’il maîtrise d’ailleurs fort mal, s’y reprenant à de multiples reprises pour dérouler une présentation du musicien à la fois laborieuse et simpliste.

Le pianiste Henri Renaud dans la posture de l’intervieweur-maître de cérémonie. | JHR Films

Les deux hommes sont entourés d’une nuée de techniciens plus ou moins discrets qui modifient les lumières, règlent les micros, déplacent des échelles, dans un ballet qui serait comique s’il ne devenait bientôt incroyablement méprisant et blessant pour le colosse noir immobile et souriant devant le clavier de cet immense Steinway qui finit lui aussi par paraître inapproprié.

Tout cela est bizarre, bancal, d’une troublante hétérogénéité. C’est bien l’idée, en effet, de ce film qui ne ressemble pas à grand-chose de connu, notamment si on veut l’inscrire dans le genre du documentaire musical, ce qui serait à tout le moins réducteur.

Quatre actes

Dans sa grande singularité, Rewind and Play est né de quatre actes, dont l’improbable accomplissement rend possible ce film cruel et bouleversant. Un film hérissé de violences d’autant plus saillantes qu’elles sont involontaires, en même temps que traversé d’une sorte de fleuve magnifique et sauvage, parfois souterrain et parfois jaillissant en pleine lumière.

Le fleuve, c’est la musique de Monk, ou plutôt c’est Thelonious Monk jouant sa musique, comme s’il l’inventait à chaque fraction de seconde, au creux de chaque silence et à la frange de chaque note, comme s’il faisait naître des étoiles ou des enfers quelques-uns des standards dont il est l’auteur. De ça, on ne peut parler, il faut écouter.

Le reste (les quatre actes qui engendrent Rewind and Play) se déduit de ce qu’on voit. (…)

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Poème pour une politique du langage : « Le Livre d’image » de Jean-Luc Godard

Le film de Jean-Luc Godard diffusé sur Arte à partir du 17 avril réinvente les ressources du montage pour offrir une méditation émouvante et pleine d’inattendus. Grand voyage dans les images, les sons et les événements, il construit une réflexion centrée sur l’histoire du Moyen-Orient pour reformuler les enjeux d’une aspiration révolutionnaire au futur.

 

On devrait mais on ne peut pas. On devrait regarder-écouter cela comme si n’existait pas cette jungle qui prospère depuis 60 ans autour du nom « Godard ». Il faudrait aller regarder son ordinateur ou sa télé, à partir du 17 avril , et laisser venir. Bien entendu l’auteur de ses lignes n’est pas plus qu’un autre dans cet état d’innocence impossible. Mais on peut y jouer — pas seulement pour le plaisir de jouer, qui est bien légitime, ni pour se défaire du fardeau culturel, médiatique et plein d’autres choses encore qui pèsent, obscurcissent, brouillent et épuisent, mais pour reconstruire la possibilité d’une rencontre. Que rencontrerait-on alors, sous l’intitulé Le Livre d’image ?

Un film de cinéma, plutôt sérieux, et sérieusement construit — mais qui, comme tout objet ayant de près ou de loin à voir avec la poésie, se garde de complètement afficher son mode de construction. Un film en deux parties, organisé par une idée force. Ouverte et close par une image de Bécassine (« dont les maîtres du monde devraient se méfier parce qu’elle se tait ») la première partie est composée de cinq chapitres, annoncés en relation avec les cinq doigts, les cinq sens, les cinq parties du monde. Soit, au-delà du nouvel éloge de la main, une assez précise description des enjeux du film — faire, sentir, en relation avec la géopolitique. Pour cette nouvelle réalisation, Godard mobilise de manière un peu différente les ressources qu’il a inventées depuis une trentaine d’années, ressources déjà déployées dans une quinzaine de titres parmi lesquels la référence majeure est l’ensemble Histoire(s) du cinéma. Il s’agit de tout un arsenal de modes de suggestions associant extraits de films, citations littéraires et musicales, tableaux et statues, photos de presse, documents officiels, sa propre voix et celle de nombreuses autres, qui, comme les images, parfois se chevauchent. Il s’agit cette fois d’approcher selon des angles différents (la vérité, la guerre, l’Histoire en mouvement, la mécanique, le droit, l’environnement) la même thématique, le triomphe répété ad nauseam du Mal. Certes Everybody knows the good guys lost, mais il ne suffit pas de le savoir, il s’agit d’en interroger les formes. L’art musical du montage où Godard excelle depuis Histoire(s) du cinéma et qu’il a déployé de multiples manières depuis trois décennies fait comme surgir sous le pas d’un promeneur solitaire au travers des siècles, des pensées et des œuvres, des bouquets changeants de couleurs et de sons, de souvenirs et d’hypothèses, de calembours lestés de sens et de théories ailées de grâce, de mélancolie et d’humour.

Rien de cosmétique ni même véritablement de virtuose dans ce déploiement aux 24 vents des affects politiques, des terreurs et des émotions. Plus simplement, la mise en circulation de signes (en donnant au mot « signe » sa signification la plus ouverte) qui se stimulent les uns les autres, se surprennent, se déroutent, et ouvrent ainsi le nouveau chemin. Par exemple, dans le chapitre 3, « Ces fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages », la mobilisation inventive de plans de films montrant des trains compose peu à peu tout un ensemble de propositions invitant à s’interroger autour de motifs – Auschwitz, la mondialisation, la vitesse, l’exil, l’internationalisme (prolétarien ou pas), les machines, l’exotisme – dont ils ne s’agit nullement de les confondre ni même d’y chercher des liens de causalité, mais de se rendre sensible à ce qui y résonne sur des notes comparables. On sait depuis longtemps, entre autres grâce à Jean-Luc Godard, que le montage, geste décisif du cinéma, vise à faire surgir une troisième image du rapprochement de deux images – ou aussi bien de deux sons, ou d’une image et d’un son. Depuis À bout de souffle et même avant, dans ses articles des Cahiers du cinéma, Godard n’a cessé de remettre sur le métier cette promesse, il en offre ici un ensemble de manifestations fécondes, dont certaines selon des approches inédites. Parmi d’autres, le procédé tout simple qui consiste grâce à un logiciel de montage banal à faire apparaître une nouvelle image depuis le centre de la précédente offre une assez heureuse métaphore de la façon dont le cinéaste « ensemence » les éléments visuels, verbaux et sonores pour y faire pousser d’autres images, d’autres idées, d’autres rêveries qui elles-mêmes se raccorderont (ou pas) à ce qui vient ensuite.

Puis, vers la cinquantième minute de ce film qui en compte une centaine, Le Livre d’image se recentre sur ce qu’on appellera faute de mieux son « sujet ». Celui-ci est introduit par deux cartons, qui empruntent comme souvent à deux titres de livre (Conrad et Dumas) : Sous les yeux de l’Occident, l’Arabie heureuse. La première partie aura servi en quelque sorte de socle, politique et moral, à la méditation de la deuxième. La pensée d’Edward Saïd sur l’orientalisme comme invention de l’Orient par l’Occident, et un petit conte de l’écrivain égyptien Albert Cossery, Une ambition dans le désert, où un Emir fabrique une fausse révolution pour mieux asseoir son pouvoir, servent de rampe de lancement à cette traversée d’un désert horriblement peuplés de défaites, de cadavres et d’illusions perdues. Si le Moyen-Orient – et pas l’Afrique par exemple – tient ce rôle, c’est qu’il est cette « région centrale » qui donnait son titre au chapitre 5, centrale pour avoir été le berceau des civilisations du livre : non seulement les trois grands monothéismes, mais toutes les manières de pensées occidentales, qui ont en grande partie contaminé, par la force, par le fric, par les arts, le reste du monde. (…)

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«Grandeur et décadence», un polar qui raconte au présent une guerre éternelle

Il y a trente ans, le film de Jean-Luc Godard bricolait une série noire pour chanter et pleurer avec le cinéma en train d’essayer de se faire en territoire ennemi. Depuis, le film a rajeuni, un livre encore plus ancien lui fait écho avec encore plus de nouveauté.

TF1 présente… Hou là! C’est que ça vient de loin, ça. D’une autre ère géologique, d’une autre galaxie. Ben oui, ce fut même le dernier signe émis.

Diffusé durant la dernière soirée de la première chaîne d’un service public qui avait encore vaguement idée de ce que veut dire «service» et «public», juste avant l’embouiyghisation  de la Une, qui allait signifier aussi la privatisation de l’esprit de tout le reste de la télé. Sans retour.

Des années lumière, donc, pour une méditation noire et tonique, épicée et joueuse sur l’invention des Lumière justement, et ce qu’il en advenait alors. C’était tout à fait un film de cinéma, et donc c’en est un, à jamais, mais qui jamais ne fut distribué en salle.

Et le voici qui sort comme un diable de sa boîte. Non seulement il n’a pas vieilli, mais il a rajeuni.

Qu’est-ce que le cinéma?

Il y eut et il y aura un producteur aux abois, condottiere fier-à-bras, joué par Mocky portant le nom de Jean Vigo. Et un réalisateur qui prépare le film que l’autre ne peut pas financer, en auditionnant les figurants qui récitent du Faulkner, tandis que lui invoque Madame de Staël, la gloire est le deuil éclatant du bonheur, ah ça oui, toujours.

Il est joué par Jean-Pierre Léaud portant le nom de l’auteur de Qu’est-ce que le cinéma? puisque c’est encore de ça qu’il s’agit même si on ne peut pas répondre à la question. Il y a les locaux de la boîte de prod de Godard à l’époque, qui s’appelait Peripheria, ou JLG-Films, ou les deux, selon de mystérieuses raisons.

Suspens

Et il y a les gens qui font le film de Godard qui jouent le rôle de ceux qui feront le film de Bazin qui se prénomme Gaspard à cause de la nuit, s’il se fait. Suspense (tu parles).

Il faut du suspense puisque c’est un polar, réalisé dans le cadre d’une série nommée «Série noire» et supposée s’inspirer de bouquins de cette historique collection. Il y a donc des imper mastic, des truands, des crimes.

L’inspecteur franco-suisse enquête. Il ne cherche pas l’assassin, qui se voit comme le nez au milieu de la figure : c’est la télé qui a buté le ciné, tout le monde le sait. Sauf qu’il n’est pas mort, la preuve. (…)

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Films politiques: …. le peuple …de France

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Je suis le peuple d’Anna Roussillon. Durée : 1h51. Sortie le 13 janvier.

Gaz de France de Benoit Forgeard, avec Olivier Rabourdin, Philippe Katerine, Alka Balbir, Philippe Laudenbach, Benoit Forgeard. Durée : 1h25. Sortie le 13 janvier.

Dans la terrible avalanche de nouveautés qui s’abat sur les grands écrans ce 13 janvier (24 titres, une folie!), il n’est pas sûr que ces deux films parviendront à beaucoup attirer l’attention. Pourtant, l’un et l’autre réussis, ils ont aussi la vertu de dessiner à eux deux quelque chose comme l’abscisse et l’ordonnée d’un genre cinématographique en bien mauvais état, le film politique. Par des moyens de cinéma tout à fait différents sinon opposés, chacun d’entre eux prend en charge quelque chose de ce que peut le cinéma vis-à-vis d’un état contemporain de la cité et du collectif, état calamiteux comme on aura pu le constater par ailleurs.

Un de ces films est un documentaire tourné en Égypte, l’autre une comédie très française. Je suis le peuple accompagne un paysan d’un village au sud de Louxor, Farraj, durant les mois qui suivent la révolution égyptienne de février 2011. À 700km de la Place Tahrir, la révolution, ça se passe à la télé. Et les paysans comme Faraj, la télé, ils la regardent chaque jour. Sans aucun penchant pour les bouleversements politiques et une transformation de son mode de vie, légitimiste et bon musulman, boulimique de télé, Faraj est pourtant un citoyen, un homme qui réfléchit et discute, quelqu’un qui, sans doute aussi du fait de la présence de la réalisatrice, peut et finalement apprécie de se poser des questions.

Française née au Liban et élevée au Caire, parfaitement arabophone et spécialiste de la culture arabe, Anna Roussillon se révèle, derrière la caméra, un agent stimulant d’excellent qualité, par sa manière d’écouter et de regarder autant que par ce qu’elle est en mesure de dire. Dans cette situation étrange d’une forme d’intimité entre la documentariste européenne et le paysan égyptien (et aussi sa famille et ses voisins), ce sont tous les clichés qui sont mis en situation de trouble, d’interrogation.

Ce triple écart, entre Anna et Faraj, entre le village et la capitale, entre la vie et les images et les sons de la télé, ouvre un immense espace d’interrogation sur ce que désignent des mots comme «Révolution» ou «Peuple». À bas bruit, ce film produit en effet de la politique, au sens où il ouvre pour chacun, personnes filmées (Faraj n’est pas seul même s’il est au cœur du dispositif), personnes qui filment, spectateurs, et même indirectement agents politiques et médiatiques (les dirigeants, les activistes, les producteurs de programmes d’information et de distractions) un espace qui n’est pas déjà attribué et formaté, en même temps qu’il rend perceptible les pesanteurs auxquelles chacun (nous autres spectateurs inclus) est soumis: c’est-à-dire, simplement, les conditions d’existence des ces différents acteurs.

Pas grand chose en commun, à première vue, avec Gaz de France, deuxième long métrage de Benoît Forgeard. Dans un futur proche, un chanteur de variété appelé Bird s’est fait élire président de la République, fonction pour laquelle il manifeste une telle incompétence, ou un tel manque d’appétence, que sa popularité s’effondre, la révolte gronde, et son mentor-spin doctor (joué par l’excellent Olivier Rabourdin) est obligé d’inventer une réunion de la dernière chance avec un panel de conseillers farfelus. (…)

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La télé fait rigoler les auteurs du cinéma français

desplechinlaforetMichel Vuillermoz et Denis Podalydès dans «La Forêt» d’Arnaud Desplechin (© Jérôme Plon).

Arnaud Desplechin («La Forêt») et Bruno Dumont («P’tit Quinquin») viennent de signer pour la télévision deux œuvres d’un comique débridé, dont on regrettera juste qu’elles ne puissent pas aussi être vues en salles.

Jeudi 10 juillet à 22h45, Arte diffuse une comédie burlesque d’une verve étourdissante. Le 18 septembre, sur la même chaîne, sera montré le premier épisode d’une série au comique ravageur, dont les spectateurs pliés de rire du Festival de La Rochelle viennent de profiter en avance, après ceux de Cannes.

Ces deux réalisations marquées au sceau d’un comique débridé sont signées de deux cinéastes français qu’il y aurait quelques raisons de tenir comme les meilleurs de leur génération, Arnaud Desplechin et Bruno Dumont. Deux artistes du grand écran dont la dimension comique n’est pas la caractéristique première –même si Desplechin a déjà fait bonne place à l’humour, notamment dans Comment je me suis disputé…, Rois et reine ou Un Conte de Noël, rien de commun avec la veine ouvertement clownesque empruntée cette fois.

Dans les deux cas, il s’agit de commandes de la télévision, toujours en quête de plus-value artistique grâce aux grands noms du cinéma (tant mieux!). Et dans les deux cas, les cinéastes sollicités ont trouvé la manière de répondre à cette commande en empruntant un chemin nouveau pour eux, celui d’un burlesque prêt à aller très loin dans ce registre.

Rien n’annonçait une telle tendance dans la réalisation de Desplechin, qui s’inscrit dans une collection conçue pour multiplier les séductions du cinéma d’auteur par celles du théâtre classique, puisque née d’un partenariat entre la chaîne et la Comédie française –celle-ci avait lancé la formule il y a trois ans, alors avec France 2, ce qui avait notamment permis l’adaptation de L’Illusion comique de Corneille par Mathieu Amalric. [1] Desplechin, lui, a choisi La Forêt, pièce écrite par le dramaturge russe Alexandre Ostrovski en 1871 et entrée au répertoire du Français il y a dix ans.

Arnaud Desplechin («La Forêt») et Bruno Dumont («P’tit Quinquin») viennent de signer pour la télévision deux œuvres d’un comique débridé, dont on regrettera juste qu’elles ne puissent pas aussi être vues en salles.

Jeudi 10 juillet à 22h45, Arte diffuse une comédie burlesque d’une verve étourdissante. Le 18 septembre, sur la même chaîne, sera montré le premier épisode d’une série au comique ravageur, dont les spectateurs pliés de rire du Festival de La Rochelle viennent de profiter en avance, après ceux de Cannes.

Ces deux réalisations marquées au sceau d’un comique débridé sont signées de deux cinéastes français qu’il y aurait quelques raisons de tenir comme les meilleurs de leur génération, Arnaud Desplechin et Bruno Dumont. Deux artistes du grand écran dont la dimension comique n’est pas la caractéristique première –même si Desplechin a déjà fait bonne place à l’humour, notamment dans Comment je me suis disputé…, Rois et reine ou Un Conte de Noël, rien de commun avec la veine ouvertement clownesque empruntée cette fois.

Dans les deux cas, il s’agit de commandes de la télévision, toujours en quête de plus-value artistique grâce aux grands noms du cinéma (tant mieux!). Et dans les deux cas, les cinéastes sollicités ont trouvé la manière de répondre à cette commande en empruntant un chemin nouveau pour eux, celui d’un burlesque prêt à aller très loin dans ce registre.

Rien n’annonçait une telle tendance dans la réalisation de Desplechin, qui s’inscrit dans une collection conçue pour multiplier les séductions du cinéma d’auteur par celles du théâtre classique, puisque née d’un partenariat entre la chaîne et la Comédie française –celle-ci avait lancé la formule il y a trois ans, alors avec France 2, ce qui avait notamment permis l’adaptation de L’Illusion comique de Corneille par Mathieu Amalric. [1] Desplechin, lui, a choisi La Forêt, pièce écrite par le dramaturge russe Alexandre Ostrovski en 1871 et entrée au répertoire du Français il y a dix ans.

Il s’agit d’un récit satirique mettant aux prises bourgeois cyniques, aristocrates prétentieux et gens de théâtre impécunieux. Avec le renfort très impressionnant de Denis Podalydès et Michel Vuillermoz (qui jouaient déjà dans Comment je me suis disputé…) mais aussi des actrices Claude Mathieu et Martine Chevallier, Desplechin fait du spectacle des manipulations des sentiments et des trahisons à tiroir ourdi par Ostrovski une cavalcade légère, disponible aux plus radicales bouffonneries pour mieux ouvrir sur les abîmes. Sans doute l’extrême modicité des moyens et la brièveté du temps de tournage ont participé de cette énergie, le sens du rythme et du contrepied emmenant très haut ce qui pouvait n’être qu’une pochade.

Quoique très différente, P’tit Quinquin, la série réalisée par Bruno Dumont, semble relever de la même hypothèse: pour échapper aux conventions télévisuelles et aux carcans du petit écran, la voie comique est une ressource précieuse. Elle l’est d’autant plus qu’il est possible de l’emprunter à moindre frais, dans des conditions de tournage plus ascétiques que celles du cinéma.

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Les habits neufs des vieux Enfants

Briqué à neuf par sa restauration numérique 4K, entouré des honneurs d’une grande expo à la Cinémathèque française, soutenu par un effort promotionnel exceptionnel pour un «film du patrimoine» (honni soit qui dira «vieux film») par la société Pathé, plus habituée des Ch’tis et d’Astérix, revoilà Les Enfants du paradis.

Le film réalisé par Marcel Carné en 1945 n’avait pas disparu, loin s’en faut. Labellisé fleuron du classicisme à la française, il n’a au contraire cessé d’être montré et encensé. La vaste opération aujourd’hui en cours avec les sorties salles et DVD, la parution d’ouvrages et la manifestation à la Cinémathèque, qui célèbre aussi le rapatriement des archives Carné après un long exil aux Etats-Unis, vise un double objectif.

Il s’agit de hisser le film sur un nouveau socle, d’en faire l’irréfutable archétype d’une excellence artistique, une sorte de référence dominante, quelque chose comme l’équivalent cinématographique des Misérables ou de la Joconde. Et il s’agit en même temps d’en faire l’exemple princeps de la vaste stratégie de restauration des films d’un patrimoine qui comprend d’ailleurs des films très récents.

La quatrième édition d’une manifestation entièrement dédiée à cette idée, le Festival Lumière, vient de se tenir à Lyon du 15 au 21 octobre, avec un impressionnant succès public. Le CNC a mis en place une importante stratégie de restaurations-numérisations, puisqu’il semble que les deux opérations soient obligatoirement liées, ce qui mériterait débat –le 4K des Enfants du paradis est une norme numérique de haute qualité.

Cette passion restauratrice, relayée par de nombreux festivals dans le monde, a son prophète mondial, Martin Scorsese, fondateur de la World Cinema Foundation, très active surtout pour les films des cinématographies en difficultés. Elle a sa Mecque et son grand officiant, le laboratoire l’Immagine Ritrovata de Bologne et son directeur Gianluca Farinelli, qui organise aussi le festival Cinema ritrovato, le plus connu sinon le plus ancien.

Elle a son réseau de temples, les cinémathèques du monde entier, répercutant beaucoup mieux qu’autrefois les efforts des uns et des autres. Doctes chercheurs et cinéphiles érudits y contribuent, dans un environnement dont le dynamisme s’explique par le nouvel épanouissement d’un marché du film du patrimoine auquel les grands détenteurs de catalogues portent de plus en plus intérêt.

Et le film, dans tout ça? Revoir, sur grand écran, Les Enfants du paradis remis à neuf et éclairé de nouveaux feux souligne ses qualités comme ses limites.

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Festival de Venise, prise N°2

Par les marges

(Il Gemello de Vincenzo Marra, Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa)

 

Deux expériences aux limites du cinéma ont marqué cette deuxième journée. Deux rencontres avec des objets qui, a priori, relevaient d’un autre univers, celui de la télévision, mais que l’approche de leur réalisateur réinstalle fièrement au cœur du cinéma. Le documentaire de Vincenzo Marra, Il Gemello (« Le Jumeau »), aurait a priori tout pour être un reportage de plus sur la vie dans les prisons. En s’attachant au détenu dont le surnom donne son titre au film, en semblant pouvoir rester à ses côtés quasiment en toutes circonstances et sur une durée de plusieurs semaines, Marra révèle au contraire une toute autre compréhension, un tout autre rapport à une situation à la fois convenue et offrant bien des possibilités de voyeurisme et de sensationnalisme. Sans doute ce garçon de 29 ans, enfermé pour 12 ans dans cette prison près de Naples, est un « personnage » étonnant – oui, personnage, comme dans les films de fiction. Encore fait-il savoir trouver la distance et la durée, être attentif à ses mots, à ses gestes, à ce qui se joue – et ne se joue pas – sur son visage, dans sa vois, à travers son corps. Et du coup, autour du Jumeau et de tous ceux auxquels il a affaire dans la prison, codétenus, gardiens, psychologue, mère et sœur en visite…, c’est bien davantage qu’un « témoignage » qui se met en place. Une sensation du temps, une relation à l’énergie de vivre, à la nécessité de s’organiser et de s’adapter à l’environnement, une mise en scène de la violence et de l’intelligence, de la ruse et de l’honnêteté, de l’instinct et de l’expérience qui se révèle incroyablement riche et vivante.

Télévision aussi, et plus encore, avec les 4h30 de Shokuzai (« Punition ») de Kiyoshi Kurosawa : il s’agit bien cette fois d’un téléfilm en cinq épisodes, pour la chaine Wowow. Mais de cette sombre histoire d’une meurtre d’une petite fille dans une école, et de la relation perverse nouée entre les copines de la victime et la mère de celle—ci, avec ses effets 15 ans plus tard, le réalisateur de Kairo et de Jelly Fish fait une aventure cinématographique étonnamment puissante et troublante. Cela tient à sa manière de défaire l’enchainement linéaire des causes et des effets, en une suite de péripéties centrées chaque fois sur un personnage, mais selon des cheminements si peu systématique que tout formatage de la réception par le spectateur est exclu. Cela tient à un art exceptionnel de la suggestion, du jeu avec le hors champ, avec l’apparition des images mentales comme fantômes, visibles ou non, avec une stratégie sur délicate du rapport à la peur, au désir, qu’elle suscite peu à peu des vagues qui balaient tout ce qu’il y avait de programmatique dans le projet. Et cela tient à une manière de filmer ses actrices, leur visage et leur silhouette, qui ne cesse de paraître les découvrir : magie de l’apparition qui fait directement à la magie de l’invocation qui est sa manière, circulant librement à travers le temps et la narration pour aller sans cesse à la rencontre de « quelque chose d’autre ». Quelque chose qui n’a pas de nom. Par où passe le cinéma.

Intelligence d’un festival

-films-vie_cachee_de_nos_genes

-films-ras_nucleaireJe reçois souvent des invitations à participer à des festivals, fréquemment comme membre d’un jury. J’y réponds de mon mieux, tant je suis convaincu de l’importance de ces manifestations, notamment des « petits festivals » qui irriguent, en France particulièrement, un riche tissu de relations entre spectateurs et films. Mais souvent je dois refuser, pour des problèmes d’emploi du temps. Lorsque j’ai reçu l’invitation à présider le jury du Festival « A nous de voir » d’Oullins, près de Lyon, j’ai pourtant accepté, aussi au titre de mon activité de rédacteur en chef du site artsciencefactory puisque le thème du festival est le « film de science ».

Des amis plus spécialisés que moi m’ont confirmé la qualité du travail qui s’y faisait, j’ai constaté qu’y avaient été plusieurs fois primés de jeunes réalisateurs que je tiens parmi les meilleurs aujourd’hui dans l’approche du domaine scientifique par les moyens du cinéma, Mathias Théry et Etienne Chaillou… Bref, j’ai accepté.

Mais je me suis étonné auprès de la déléguée générale du Festival, Pascale Bazin, du programme qu’elle m’avait communiqué : une journée pour voir les films, une journée pour délibérer. D’ordinaire, la délibération prend entre une heure et deux heures et demi, quand c’est compliqué, avec beaucoup de films. Là, on avait 8 films, dont 7 de moins d’une heure. Elle m’a répondu que je verrai bien, mais qu’elle croyait cette durée utile. J’ai vu.

J’ai vu d’abord que j’étais le seul « spécialiste du cinéma » (hum…) du jury. Autour de moi, des pointures, mais venus d’autres domaines : la neurobiologiste Catherine Vidal, les sociologues Alain Kaufmann et Dominique Cardon, le philosophe des sciences Jean-Michel Besnier, l’historien Denis Peschanski. Donc on a regardé les films ensemble, je n’en parlerai pas ici en détail, ce n’est pas le sujet de cette chronique. Disons seulement qu’ils étaient d’une extraordinaire diversité dans leurs thèmes (le clonage et l’épigénétique, les suites d’une expédition anthropologique dans le Pacifique Sud, le risque nucléaire quand EDF confie l’entretien des centrales à des sous-traitants, la collecte quotidienne de données par des amateurs pour Météo-France, les effets du néolibéralisme sur le traitement des troubles psychiatriques graves, le portrait de l’inventeur du LSD…), tout aussi divers par leur distance à un sujet scientifique, leur style et leur ton.

Le lendemain, surprise : au moment de se réunir pour choisir le lauréat, un micro est installé bien en évidence, qui va enregistrer nos débats, auxquels assistera (sans jamais intervenir) la déléguée générale du Festival. Après quelques considérations sur l’œil de Moscou qui nous surveille, commencent des délibérations qui vont justifier amplement et le temps qui leur est imparti, et la présence du micro, destiné à les restituer au moins pour l’équipe qui organise le festival. Commence en effet, grâce à l’acuité des regards différents portés sur les mêmes films, la production d’un ensemble de réflexions, à la fois sur les sujets évoqués par les films et sur les capacités du cinéma à aborder ces enjeux, d’une richesse qui me paraît supérieure à celle des films eux-mêmes. Ça prendra une bonne partie de la journée, et il fallait bien ça, ce sera d’ailleurs complété par une conversation entre notre jury et un autre composé d’étudiants en cinéma et d’étudiants en sciences, conversation elle aussi fort instructive.

Je prends conscience de la richesse que pourrait, que devrait représenter une discussion de jury, dès lors que le but premier n’est ni d’imposer un candidat ni d’en finir au plus vite avec cette tâche protocolaire. Sans doute la composition de ce jury-là était elle exceptionnelle, mais il y aurait de toute façon beaucoup mieux à faire que ce qui se pratique d’ordinaire. A mesure que le temps passe, j’éprouve un sentiment de gratitude, à l’égard de  mes co-jurés qui, défendant des films que je n’aime guère, y voient des choses qu’ils savent rendre passionnantes, à l’égard de l’organisation du Festival qui, par le choix des films et des jurés mais aussi la construction de cette durée, a rendu cette situation possible, et à l’égard du cinéma lui-même, décidément infiniment fécond, même quand, à mes yeux, il est pauvrement représenté dans des productions pour la plupart formatées pour une diffusion télé qui est leur seule chance de viabilité économique. A la fin, nous ne savons toujours pas ce que veut dire « film de science », mais nous sommes nettement plus au clair sur nos attentes et nos exigences vis-à-vis des films pris un par un.

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Une image de La Pieuvre de Laetita Carton

Et vous savez quoi ? Au terme de cette longue conversation, c’est bel et bien la réalisation qui relève le plus directement du geste cinématographique, la seule d’ailleurs qui dure 1h30, vers laquelle converge la très grande majorité des suffrages. Il s’agit d’un premier long métrage d’une jeune femme de 33 ans, Laetitia Carton, intitulé La Pieuvre. Avec un impressionnant mélange de courage, de sensibilité et de précision, elle y décrit sa propre existence au sein de sa famille soumise à l’omniprésence d’une maladie atroce, la chorée de Huntington, qui a emporté un grand nombre des siens, frappe de ses terribles symptômes plusieurs autres, et la menace elle aussi.  Aussi pudique qu’émouvant, le film est une éclatante expression de la capacité du cinéma à construire une compréhension à la fois de ce que fait une maladie et des processus individuels et collectifs de multiples natures qu’elle est susceptible de déclencher, à l’échelle d’une famille comme de la collectivité.

Image 4La soirée du palmarès achèvera de consacrer cette évidence, celle du talent d’une jeune cinéaste comme de la richesse possible de l’interaction entre enjeux cinématographiques et scientifiques : avant notre propre récompense, le prix du public et le prix du Jury jeune ira… à La Pieuvre de Laetitia Carton.

Au générique, il est indiqué que le film a été coproduit par FR3, ce qui lui promet une diffusion sur la chaine. Mais après la proclamation des résultats, la réalisatrice nous apprendra que FR3 ne manifeste aucun empressement à le diffuser. «Trop personnel », trop direct… Mes collègues du jury sont outrés, des portables bien intentionnés jaillissent pour appeler quelqu’un d’influent qui mettrait un terme à cette bêtise et à cette injustice. Pendant les délibérations du jury, j’avais essayé, pas toujours avec succès, de mettre en évidence les effets délétères du formatage télévisuel sur des projets qui, souvent, possédaient d’autres potentialités, celles du cinéma. Le cinéma où, je l’espère, on pourra un jour prochain voir La Pieuvre… avant qu’il passe (aussi) à la télé.