Ce serait l’histoire d’une ascension apparemment fulgurante et en réalité construite pas à pas. C’est, assurément, l’accomplissement d’un événement de première magnitude dans le cinéma contemporain – et peut-être même de plusieurs événements, autour de cet homme de 43 ans, modeste et curieux de tout, le réalisateur Ryusuke Hamaguchi.
Le premier signal, immense mais qui pouvait paraître isolé, s’intitulait Senses, présenté et primé au Festival de Locarno en 2015, sorti dans les salles françaises en 2018 : en cinq parties et 5 heures 17, le récit intime, attentif et singulier des relations entre quatre femmes approchant la quarantaine, amies aux situations différentes même si appartenant toutes à la classe moyenne japonaise. Un film de cinéma, ô combien, et pas une série télé contrairement à ce qui a pu être dit à cette occasion, mais un film de cinéma de l’époque du règne des séries, et dont les choix audacieux de mise en scène étaient aussi une réflexion sur ce format et ce mode de diffusion.
À ce moment, Hamaguchi était déjà l’auteur d’une dizaine de réalisations, inédites hors du Japon. Mais, alors que Senses sort dans les salles françaises, son film suivant, Asako 1&2 était présenté au Festival de Cannes, et commençait à stabiliser l’importance de son œuvre, incitant à découvrir certains de ses précédents films, notamment le remarquable Passions (2008), qui sera distribué en 2019. Il semblait que la pandémie pouvait briser cet épanouissement, elle aura l’effet inverse, entrainant une concentration des puissances de proposition du cinéaste, et une reconnaissance croissante de son œuvre : en février 2021, Contes du hasard et autres fantaisies est sélectionné et primé au Festival de Berlin, en juillet Drive my Car est sélectionné et primé au Festival de Cannes, puis rencontre un succès aussi considérable qu’inattendu pour un film japonais (qui n’est ni un film d’action, ni un film d’horreur, ni un film d’animation) dans toute l’Europe et aux États-Unis, où il collectionne les récompenses, dont l’Oscar du meilleur film international[1].
La sortie dans les salles françaises le 6 avril des Contes du hasard, film en trois parties principalement centrées chaque fois sur des figures féminines, confirme avec éclat l’importance, la singularité et la cohérence d’une des plus belles propositions de mise en scène d’aujourd’hui. Le jeu de malentendus et de manipulations entre deux femmes et un homme de la première partie où se cristallisent des émotions et des failles chez chacun(e), la variation du même processus dans un registre érotique et cruel de la deuxième avec une femme et deux hommes, l’élégie tendre au croisement de deux solitudes féminines de la troisième composent, ensemble, un impressionnant et délicat assemblage, construit sur l’attention aux vibrations intérieures, aux élans et aux souffrances intimes.
Cinéaste qui accorde une place décisive aux mots, mais aussi à l’inscription dans l’espace et dans le temps de ses protagonistes, inventeur de méthodes de tournage originales et constamment remises à l’épreuve au fil de sa déjà prolifique carrière, Hamaguchi est un artiste du cinéma à part entière. Il figure ainsi de plein droit dans plusieurs ensembles dont il importe de prendre la mesure.
D’une part il est, à l’évidence, aux côtés de Kelly Reichardt, d’Alice Rohrwacher, de Jonás Trueba, de Xavier Dolan, de Radu Jude, de Nadav Lapid, une des figures de proue d’un renouvellement au XXIe siècle de la créativité cinématographique incarnée par une génération nouvelle, mais déjà signataire d’une œuvre conséquente et ayant su attirer un public significatif. Ensuite, il s’inscrit de plein droit aux côtés de son compatriote Hirokazu Kore-Eda (Palme d’or et nomination aux Oscars pour Une affaire de famille) et du Coréen Bong Joon-ho (Palme d’or et Oscar pour Parasite) comme ayant imposé à un niveau de visibilité inédit la richesse d’un cinéma asiatique où brillent également le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, le Chinois Jia Zhangke, le Coréen Hong Sang-soo. Enfin en incarnant un assez inattendu, et d’autant plus réjouissant, renouveau du cinéma d’auteur japonais. Tout cela grâce à des films sans effets de manche spectaculaires, mais d’une exceptionnelle finesse, d’une très rare capacité d’accueil. JMF
Le titre original de votre film est Guzen to Sozo, qui signifie « hasard et imagination ». Pouvez-vous expliquer ce qu’évoquent ces deux mots pour vous ?
Le hasard est une notion qui m’intéresse beaucoup, et depuis longtemps. En effet sur les tournages on est très soumis au hasard, aux aléas liés à la météo, à l’humeur des acteurs, à des problèmes matériels ou relationnels, et je me suis toujours demandé comment je pourrais intégrer ces hasards, qui sont les traces de la réalité dans le récit de fiction. Ces hasards amènent à capter des éléments très précieux, qui enrichissent le film, si on sait leur faire place. Je me demande toujours comment non seulement accepter, mais si possible déclencher des effets de hasards, et les intégrer dans le film. C’est délicat, parce qu’il faut éviter de se laisser entrainer trop loin de ce que le film voulait évoquer. Une façon d’apprivoiser cet enjeu m’a semblé pouvoir être tout simplement d’annoncer dans le titre la place que j’accorde à cette notion.
Au-delà de cet aspect, il y a évidemment dans ce film une influence très importante de l’œuvre d’Eric Rohmer. C’est lui qui m’a inspiré dans cette relation au hasard, mais simultanément il me semblait que je devais me l’approprier, en ne restant pas enfermé dans cette seule idée. D’où le rapport affiché à l’imaginaire, auquel renvoie le dispositif qui a donné naissance au film, c’est-à-dire un ensemble de contes. Le projet reposait sur sept contes, mais lorsque j’ai écrit les trois premiers, ceux qui composent le film dont nous parlons, je me suis rendu compte de la place qu’y tient l’imagination, à la fois la manière dont chacun sollicite l’imagination du spectateur et le fait que dans chaque histoire les personnages se basent sur des éléments imaginaires. D’où le fait d’avoir réuni les deux termes pour le titre original.
Avez-vous écrit l’ensemble des sept récits ? Et sont-ils rédigés sous forme de nouvelles, des textes littéraires, comme l’avait fait Éric Rohmer, en particulier pour le cycle des « Contes moraux »[2], ou plutôt d’emblée comme des scénarios, au moins des synopsis ?
Les quatre autres histoires existent, au moins au stade de l’idée ou du projet, aucune n’est entièrement rédigée, elles sont plus ou moins avancées selon les cas. Avoir été en situation de réunir les trois premières pour un long métrage n’était d’ailleurs pas prévu, à l’origine ce devait être à chaque fois un projet de court métrage, qui eux-mêmes m’auraient servi d’esquisses pour un long métrage à part entière. Il est possible que les autres récits aient cette fonction. Je ne crois pas être un écrivain, à la différence de ce que faisait Rohmer mes textes ne prennent pas la forme de nouvelles qui pourraient être lues pour elles-mêmes, ce sont dès le début des projets de films, conçus comme de brefs scénarios. J’ai besoin des dialogues pour entrer dans des situations, et je ne peux concevoir des dialogues que dits par des acteurs, je me trouve donc en situation de concevoir ces projets directement pour le cinéma.
Vous avez eu la possibilité d’être très productif depuis quelques années. Quels sont les interlocuteurs qui permettent que vos idées deviennent des films à un rythme aussi soutenu ?
Lorsque j’ai commencé à écrire les scénarios qui vont donner naissance à Contes du hasard et autres fantaisies, je sortais juste de Asako 1&2, qui avait bénéficié d’un budget plus conséquent que mes précédentes réalisations[3]. Je voulais revenir à une économie plus frugale, qui me convient mieux, me donne plus de liberté dans les décisions de tournage. J’ai écrit les trois courts métrages chacun en une semaine, dès qu’il était écrit je l’envoyais au jeune producteur Satoshi Takata, qui avait déjà produit Senses et mon court métrage Heaven Is Still Faraway, en lui disant que je souhaitais travailler dans un cadre de production très modeste, ce qu’il a accepté.
À partir de là commence le casting, qui est une étape décisive. Nous envoyons les scénarios à des agences d’acteur, finalement parmi les interprètes retenu(e)s j’avais déjà travaillé avec trois, les deux actrices du dernier épisode et le professeur du deuxième[4]. Mais ce n’est pas la raison principale pour laquelle je les ai choisi(e)s, l’important est que chaque acteur ou actrice m’apparaisse comme porteur d’une proposition stimulante par rapport au dialogue déjà existant, que j’aie le sentiment qu’il ou elle va m’inciter à aller plus loin. (…)