Un des possibles visages de la narratrice, amoureuse abandonnée engagée dans la défense de libertés écrasées.
Le premier film de la réalisatrice indienne Payal Kapadia invente des formes délicates et émouvantes pour invoquer les spectres de la violence politique et sociale dans son pays.
Ce fut peut-être la plus mémorable révélation du dernier Festival de Cannes. Hypnotique et tendre, dansant et traversé de violences, le premier long métrage de la jeune réalisatrice indienne mobilise une vaste gamme de moyens narratifs, visuels et sonores, avec un étonnant mélange de fermeté et de délicatesse.
Une jeune femme que nous ne verrons pas, dont nous ignorerons le nom, raconte en voix off l’effondrement d’une histoire d’amour. Et au fil de ses lettres de plus en plus tristes, cela devient la mise en récit de l’enfermement de ladite «plus grande démocratie du monde» sous l’emprise néofasciste et religieuse du BJP.
Toute une nuit sans savoir circule constamment entre plusieurs échelles. En douceur, il assemble les étapes d’une histoire personnelle, les événements advenus dans un lieu précis (une école de cinéma), et les évocations de l’emprise de Narendra Modi et de ses séides au niveau national.
Le drame intime n’est pas, ou pas seulement, la métaphore de celui qui a fait entrer l’Inde dans une ère d’obscurantisme. Les relations entre les deux événements, aussi incommensurables soient-ils, sont bien réelles: de la déception sentimentale au verrouillage du deuxième pays le plus peuplé au monde court notamment le fil du système des castes, sa brutalité que redouble le machisme érigé en vertu revendiquée.
Troisième horizon de ce récit sur plusieurs plans, le Film and Television Institute of India (FTII) de Puné fut le théâtre d’un puissant mouvement de protestation des étudiants et des enseignants après avoir été placé en 2015 sous la férule d’un acteur de séries aussi incompétent que «politiquement sûr».
Payal Kapadia, qui a été élève de cette école, une des plus réputées au monde, mobilise les archives des moments d’euphorie rebelle et juvénile, de démonstrations de masse et de répression brutale.
Aux foules enthousiastes ou confrontées à la violence font pendant des lieux désaffectés, que visite une caméra somnambule, saturée de mélancolie et d’incompréhension.
La circulation dans des lieux désaffectés devient immersion dans des émotions saturées de questions. | Norte Distribution
Cette errance flottante met en partage un état de sidération, qui renvoie aussi bien à la trahison amoureuse qu’à l’écrasement d’espoirs démocratiques, entre sidération, désespoir et instinct de survie.
La manière de filmer, l’usage du son aussi, donnent une présence vaporeuse à ces endroits pourtant très concrets, et a priori sans mystère particulier. L’étoffe des rêves, des cauchemars plutôt.
Une grâce musicale
Avec une sorte de grâce fluide, musicale, le film associe des images des luttes, notamment la longue occupation du FTII, des documents concernant d’autres mouvements démocratiques en Inde et d’autres interventions brutales des milices armées et des forces de police, des visions proches du rêve dans des lieux ayant abrité l’idylle en train de s’abolir et des fragments de textes, militants ou amoureux. (…)