Mise en espace de fragments de films aussi complète qu’émouvante, fascinante et désorientante à la fois, « Éloge de l’image » a été conçu par les deux acolytes et complices artistiques de Jean-Luc Godard, Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia.
Supposons. Supposons quelqu’un qui ne saurait rien, qui entrerait par hasard au 12 de la rue de Léchevin dans le 11e arrondissement à Paris, parce qu’il fait froid et qu’il pleut, parce qu’il y a de la lumière et que c’est ouvert. Que verrait-il, que verrait-elle ?
Je n’en sais rien. Ce qui s’offre en montant le petit escalier en face de la porte d’accès, puis en circulant dans cet étonnant décor que sont les studios conçus pour la danse, planchers, barres et miroirs, mais aussi couloirs et recoins, ne peut être qu’en réponse à ce que chacun(e) y apporte. Ce que je sais est que l’accueil est immensément attentionné, et stimulant. Singulièrement modeste, aussi.
Comme autant de petites notes de musique, notre musique, voici cinq tout petits écrans en haut de l’escalier. Sur chacun, des plans de films, ou plutôt des traces de plans, comme les cartes postales sont traces de paysage. C’est bien aussi, les cartes postales, lorsqu’elles permettent d’envoyer juste un signe à des amis. C’est ainsi que cela commence, et n’est pas près de s’arrêter. Des signes (parmi nous, évidemment), et une forme d’amitié, oui – en tout cas d’hospitalité. Tout de suite après, en haut dans un corridor, en grand mais de guingois, ces images qui vibrent de multiples fréquences, noir et blanc et couleurs saturées, et toutes les autres qui ensuite vont surgir, se démultiplier, dans les grandes glaces sur les murs, sur des tulles qui pendent du plafond au milieu de la pièce, ou même en se reflétant sur le sol. Avec le grand son qui résonne de tout ce que les films ne disaient pas, mais laissaient pressentir. On devrait pouvoir aussi dire comme un compliment affectueux et non une apostrophe hostile : « à bon entendeur, salut ».
L’endroit où on se trouve s’appelle « Eloge de l’image ». Logique puisque ça commence avec Eloge de l’amour et se termine (un peu) avec Le Livre d’image. C’est très littéralement une histoire de fantômes, née de l’initiative de deux personnes qui depuis sont mortes, et sont si présentes, partout. Elle, Marie-Thérèse Allier, fondatrice et directrice de cet écrin magique voué à la danse, la Ménagerie de verre, l’avait convié, lui, Jean-Luc Godard, pour occuper cet espace avec ses films du 21e siècle. A l’époque, on disait « ses cinq derniers films », cela voulait juste dire les plus récents – désormais ce sont les derniers, du moins achevés de son vivant.
Elle est morte le 26 mars, lui le 13 septembre. Le projet a continué, avec eux deux mais autrement. Aujourd’hui, le metteur en scène Philippe Quesne, qui avait accueilli une grande exposition Godard au Théâtre de Nanterre Amandiers quand il le dirigeait, est désormais aux commandes de la Ménagerie. Il allait de soi qu’avec lui l’hospitalité promise se maintienne, par delà le double coup de faux. Aux côtés de Godard travaillent depuis plus de 20 ans deux acolytes, complices artistiques et virtuoses des techniques, Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia. Ils avaient coordonné la mise en espace à Nanterre, il était logique qu’ils orchestrent celle de la rue Léchevin, dédiée aux cinq longs métrages auxquels ils ont tant participé : Eloge de l’amour (2001), Notre musique (2004), Film socialisme (2010), Adieu au langage (2014) et Le Livre d’image (2018).
Il existe depuis trente ans de multiples manières d’exposer le cinéma, dont certaines se sont avérées fécondes. Plusieurs excellents esprits, à commencer par Raymond Bellour et Dominique Païni, en ont réfléchi et déployé les potentialités, les perspectives, les légitimités. Que l’on sache, il n’exista pas avant « Eloge de l’image » de mise en espace de fragments de films aussi complète et émouvante, fascinante et désorientante à la fois. En ce sens, l’exposition à la Ménagerie de verre est d’ailleurs le contrepoint radical de l’anti-expo ourdie par Godard au Centre Pompidou en 2006, « Voyage(s) en utopie », diabolique – et foudroyante – désarticulation des ressorts de l’acte même de mettre en espace.
La différence entre la proposition à la Ménagerie de verre et toutes les autres expériences de cinéma exposé auparavant répertoriées n’est pas d’abord qu’Aragno et Battaggia connaissent parfaitement les œuvres, et qu’ils aient plein d’idées quant aux façons d’occuper les beaux espaces emboités-décalés des studios de danse. La différence essentielle, radicale, séminale, est que ces films, ils les aiment éperdument.
Et cela est partout au long de ce parcours dans un labyrinthe spatial où le fil d’Ariane de la chronologie ne ligote en rien les embardées d’associations d’idées, de sensations physiques, de souvenirs que lève l’agencement des plans, comme autant d’orages désirés. Mais de quoi s’agit-il au fond, de la part de personnes qui se fichent des hommages et des consécrations, consécration et hommage dont de toute façon le grand poète si souvent assujetti au signe JLG n’a nul besoin ? Il s’agit de déployer dans l’espace, sur les murs, les portes même ouvertes, surtout ouvertes, et avec le renfort des miroirs, les n dimensions de l’image de cinéma elle-même. Sauf qu’avec un véritable cinéaste, qui aura fini par refuser le mot tant il était (et reste) usurpé, il y a un gag majeur, fatale beauté : les n dimensions étaient déjà là. Assis dans un fauteuil, on les expérimentait déjà devant l’écran en deux dimensions de la salle de cinéma. L’exposition ne les ajoute pas, au mieux elle contribue à les mettre en valeur. (…)
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