Le moine incarné par Lee Kang-sheng devant le Centre Pompidou pendant le tournage de Where par Tsai Ming-liang.
La sortie de son nouveau film, «Days», et un hommage très complet au Centre Pompidou mettent en lumière un immense artiste et cinéaste contemporain.
Vêtu d’une ample robe orangée, il marche. Dans des rues ou des bâtiments, il se déplace avec une lenteur infinie. Et tout, autour de lui, change. L’espace, la lumière, les sons, la perception des rythmes de la ville, des gestes «normaux» de tout un chacun.
Il s’appelle Lee Kang-sheng. Quiconque a porté un peu attention à ce qui est arrivé dans le cinéma asiatique depuis trente ans sait qu’il est l’interprète principal de tous les films d’un des cinéastes les plus importants de cette partie du monde, le Taïwanais Tsai Ming-liang.
En pareil cas, l’expression convenue est «acteur fétiche», elle est ici singulièrement adaptée: le corps, le visage, les expressions minimales et intenses, la présence, tout ce qui émane de l’acteur et des personnages qu’il incarne est dans ce cas le matériau même de l’œuvre de Tsai Ming-liang, depuis son premier film en 1992, Les Rebelles du dieu néon. Fétiche, donc, au sens d’un être médium d’une opération qui a partie liée avec une forme de magie. Celle du cinéma.
Acteur dans les films, Lee l’est aussi d’une série d’œuvres au croisement du cinéma, de la performance et de l’installation vidéo, où il incarne ce moine bouddhiste à la gestuelle hyper-ralentie, qui fait désormais l’objet de neuf réalisations de durées variables, de vingt minutes à une heure et demie, composant la série des Walker Films.
La bande-annonce d’un des Walker Films, tourné à Marseille avec Lee Kang-sheng et Denis Lavant.
Le dernier de ceux-ci à ce jour, Where, a été tourné au Centre Pompidou, où vient de s’ouvrir un vaste hommage au cinéaste taïwanais (rétrospective intégrale des films pour le cinéma et la télévision, installations, performance, exposition, masterclass), sous l’intitulé général «Une quête». Cette manifestation a débuté le 25, juste avant la sortie en salle du nouveau long-métrage de Tsai, Days, mercredi 30 novembre.
Largement reconnu depuis le Lion d’or à Venise de son deuxième long-métrage, Vive l’amour en 1994 et le Grand Prix à la Berlinale de La Rivière en 1997, Tsai Ming-liang est un immense artiste du cinéma contemporain, désormais à sa place dans les plus grands musées du monde comme dans les principaux festivals.
Anong (Anong Houngheuangsy) prend soin de Hsiao-kang (Lee Kang-sheng) dans Days. | Capricci
Il faut découvrir ses films, jusqu’au plus récent mais de préférence en ne commençant pas par cette œuvre radicale, qui accompagne la souffrance au long cours du pauvre Hsiao-kang (le personnage récurrent interprété par Lee Kang-sheng), et sa rencontre à Bangkok avec le jeune Laotien Anong.
Expérience de la durée, des écarts entre les êtres, entre les manières d’agir, entre les capacités à partager les émotions et les douleurs, et aussi à surmonter ces écarts, y compris dans une relation érotique d’une singulière puissance d’humanité, Days renouvelle la longue quête de son auteur.
Celle-ci n’a cessé de s’exprimer et de se renouveler, exemplairement avec des films magnifiques comme I Don’t Want to Sleep Alone (2006) ou Chiens errants (2013). Tous élaborent de manière sensorielle, et même sensuelle, une perception matérielle du temps et de l’espace grâce aux moyens du cinéma.
Ces moyens sont de fait assez variés, et Tsai y convie volontiers aussi bien les musiques populaires et le fantastique, par exemple dans The Hole (1998), que le burlesque très sexué, jouant hardiment avec les codes du porno comme sur un comique kitsch, de La Saveur de la pastèque (2005).
Chen Shiang-chyi dans La Saveur de la pastèque. | Pan-Européenne Édition
Cette œuvre foisonnante et cohérente mérite d’être rencontrée pas à pas, pas forcément aussi lentement que marche le moine à la robe safran, mais en s’offrant les plaisirs singuliers, de plus en plus raffinés, y compris du côté du musial ou du gag pseudo-gore, du chemin auquel le cinéaste invite.
Ses trois premiers longs-métrages, Les Rebelles du dieu néon, Vive l’amour et La Rivière ressortent en salle en copies restaurées pour l’occasion et constituent une excellente entrée en matière pour la découverte de l’ensemble de l’œuvre.
Tsai Ming-liang réalise la pièce Le Grand Papier au Centre Pompidou. | Hervé Veronese / Centre Pompidou
Événement artistique à multiples facettes, la présence à Paris de Tsai et de ses réalisations est aussi exemplaire de plusieurs histoires significatives au-delà même de son œuvre.
Ces histoires concernent à la fois ce qui est advenu dans les cinémas chinois depuis quarante ans, les relations entre cinémas nationaux et formes mondialisées, et les rapports entre le cinéma et les autres arts visuels.
Il n’y a jamais eu de Nouvelle Vague taïwanaise
Tsai Ming-liang est le plus souvent présenté comme le principal représentant de la deuxième génération de la Nouvelle Vague du cinéma taïwanais. Disons que tout cela relève d’un storytelling qui a pu avoir son utilité pour attirer l’attention sur des phénomènes importants, mais qui étaient d’emblée qualifiés de manière biaisée.
Il n’y a jamais eu de Nouvelle Vague taïwanaise (dite désormais «NTC» pour «New Taiwanese Cinema»). Il y a eu l’apparition simultanée, étonnante, significative à plus d’un titre, de deux des plus grands réalisateurs de toute l’histoire du cinéma mondial au début des années 1980 à Taipei, Hou Hsiao-hsien et Edward Yang. (…)