«La Grâce», «L’Homme d’argile», «Ici Brazza», «Un été afghan»: quatre aventures du regard

Porteurs d’images, de deuil et d’énergie vitale, la jeune fille (Maria Lukyanova) et son père (Gela Chitava), en route vers la lueur incertaine d’un ailleurs.

Road movie jusqu’au bout du monde ou conte contemporain, mutation d’un quartier ou mémoire d’un très long voyage, les films d’Ilya Povolotsky et d’Anaïs Tellenne, d’Antoine Boutet et de James Ivory sont des traversées des apparences inattendues et émouvantes.

Parmi les dix-huit nouveaux longs-métrages en «sortie nationale» ce mercredi 24 janvier, pléthore qui continue d’entretenir confusion et marginalisation des films sans grandes ressources promotionnelles, quatre titres méritent particulièrement l’attention.

Assurément pas les plus visibles, ils ont chacun le mérite d’ouvrir sur un regard singulier, d’être une surprise qui décale des cadres convenus du spectacle sur grand écran comme du seul énoncé illustré d’un «programme». Avec chaque fois des émotions singulières et multiples

«La Grâce», d’Ilya Povolotsky

Ils roulent. Lui conduit, elle râle. On voit qu’ils ne sont pas dans l’opulence. Précaires, jusqu’à quel point, ce père et sa fille, sur des routes d’une Russie loin des grandes villes et des images habituelles?

C’est une des possibles questions que pose d’emblée le film. Les corps, les mots, les silences en posent d’autres. Les questions sont nombreuses, à proportion de la parcimonie avec laquelle le cinéaste livre les informations concernant ses personnages et leur situation. Et ces lacunes sont littéralement le carburant de ce film en mouvement.

Pour filer la métaphore à propos de ce film pour l’essentiel centré sur un van en déplacement, si les silences et les incertitudes sont le carburant, le moteur en est l’évidente, l’irradiante présence des deux personnes –on ne sait séparer les interprètes des personnages– qui occupent l’habitacle, c’est-à-dire à la fois les sièges avant du véhicule et le grand écran.

Un grand écran, il s’avère, peu à peu, qu’ils en transportent un, eux aussi, trimballant de villages en bourgades, de montagnes du Caucase à la mer de Barents, un cinéma itinérant dont ils organisent des séances plus ou moins sauvages.

Ce qui les a conduits à cette activité, l’histoire du père et la nature de sa relation à sa fille, leurs rapports au monde, n’affleureront que peu à peu, au fil d’incidents, de situations quotidiennes, de conflits entre eux ou avec ceux qui croisent leur chemin. Et c’est magnifique.

Magnifique d’intensité et de variations, d’attention aux détails et de sensibilité aux harmoniques d’existence avec lesquelles on fait connaissance. Sans idyllisme aucun quant aux personnes, dans un monde dur, froid, brutal, d’une terrible pauvreté pas seulement matérielle, la camionnette bringuebalante fraie son chemin.

Celui-ci mènera à un garçon sauvage attiré par l’adolescente, à un village du bout du monde, en quasi ruine mais habité d’une météorologue solitaire et magnétique, cerné par une forme spectaculaire de catastrophe écologique. Poème de chair, d’espaces et d’ombres, ce chemin obstiné est comme hanté de mystère, de violence, de désir, d’inquiétude.

Scientifique, aventurière solitaire, amante maternelle, la femme en rouge (Kseniya Kutepova) semblait attendre au bout du chemin. | Bodega Films

Premier film de fiction d’un réalisateur qui ne savait pas vouloir faire du cinéma, La Grâce est une surprise que rien n’annonçait –et alors que le cinéma russe subit une mise à l’écart motivée par l’agression de l’Ukraine par Vladimir Poutine.

Ilya Povolotsky, qui vit à présent en France, est porteur d’un rapport au monde, aux humains et aux non-humains si radicalement à l’opposé de tout ce qu’incarne le dictateur russe que, pour cela aussi, il faut se réjouir que son film, découvert grâce à la Quinzaine des cinéastes à Cannes, arrive à présent sur nos écrans.

La Grâce
d’Ilya Povolotsky 
avec Maria Lukyanova, Gela Chitava, Eldar Safikanov, Kseniya Kutepova
Durée: 1h59
Sortie le 24 janvier 2024

«L’Homme d’argile», d’Anaïs Tellenne

Aujourd’hui, au château pas loin du village, Raphaël travaille. S’occupe de sa mère âgée mais alerte, retrouve la postière pour quelques galipettes polissonnes dans les bois. La routine, pas triste. Et puis un orage, et voilà que débarque en pleine nuit la châtelaine.

Venue de Paris et de la scène internationale, elle appartient à un autre monde, est artiste contemporaine, performeuse et sculptrice, un peu Sophie Calle et pas mal Marina Abramović. Garance est sombre, peut-être suicidaire, malheureuse assurément, désagréable d’emblée.

Dans le parc du château, Raphaël (Raphaël Thiéry) troublé d’être regardé par Garance «comme un paysage». | New Story

Employé de Garance, qu’il ne voyait presque jamais, Raphaël fait son service. Elle, elle le regarde, elle regarde son apparence, elle voit quelque chose.

Raphaël a un visage et un corps très loin des canons classiques de la beauté. Elle voit sa beauté à lui –comme une artiste. Ce n’est ni le regard de sa mère, qui l’aime comme il est, ni celui de Samia, la postière –et pas plus ceux de ses compagnons de groupe musical, avec lesquels il joue de la cornemuse au café et dans les petits festivals du Morvan.

La grande affaire, la belle commotion du film n’est pas tant que Raphaël soit attiré par Garance, mais qu’il soit profondément troublé par ce regard singulier sur lui. Son visage, son corps, il vit avec depuis longtemps, personne ne croit que cela a été facile –mais qui est à l’aise avec son visage et son corps?

Mais un autre regard, féminin, bourgeois, artiste, s’est posé sur lui. Sans discours et sans moralisme, ce sont les ondes de choc qu’active le premier film d’Anaïs Tellenne, avec une finesse et une délicatesse qu’alourdit seulement, par moment, un usage trop présent de la musique d’accompagnement –alors que la musique qui appartient au récit est si belle et si juste.

Les trois actrices sont impeccables. Mais à l’évidence, c’est la formidable présence de Raphaël Thiéry qui offre au film sa puissance et sa justesse. Depuis qu’il est apparu à l’écran dans l’inoubliable Rester vertical d’Alain Guiraudie, grand film à (re)découvrir, cet acteur incarne une relation au jeu, à la fiction, qui en fait, bien au-delà de son apparence hors norme, une offre féconde aux puissances du cinéma.

L'Homme d'argile


d'Anaïs Tellenne

avec Raphaël Thiéry, Emmanuelle Devos, Mireille Pitot, Marie-Christine Orry

Séances

Durée: 1h34

Sortie le 24 janvier 2024  

«Ici Brazza», d’Antoine Boutet

Après l’approche centrée sur un seul homme (Le Plein Pays) puis celle prenant en charge l’immensité de la Chine (Sud Eau Nord Déplacer), le troisième long-métrage de ce cinéaste explorateur de territoires se place à l’échelle d’un quartier. Celui-ci n’est pas au Congo mais à Bordeaux, Brazza désignant une vaste friche industrielle promise à une rénovation en quartier de petits immeubles conviviaux et ecofriendly.

Durant cinq ans, d’un état des lieux avant le début des travaux à leur achèvement et l’arrivée des premiers habitants, Antoine Boutet est retourné poser sa caméra, souvent aux mêmes endroits et avec le même cadrage. Et c’est la diversité des dynamiques, humaines, architecturales, urbanistiques, mais aussi lumineuses, sonores, plastiques qui se déploie. (…)

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