En arpentant la ville et les films des Dardenne – sur un livre de Thierry Roche et Guy Jungblut

La ville belge de Seraing occupe une place importante dans le cinéma des frères Dardenne. Cet ancien territoire industriel ayant tramé leur enfance s’est enraciné dans leur œuvre au point de devenir un lieu quasiment incontournable de leurs tournages. Arpenter Seraing sous le regard des Dardenne, c’est rendre sensible une parole, dégager un murmure et prendre le temps d’écouter ce que l’environnement urbain raconte.

l s’agit du deuxième livre cosigné par l’écrivain et universitaire Thierry Roche et le photographe et éditeur Guy Jungblut dans la collection Cinéma/Paysage des Éditions Yellow Now, éditions que dirige Jungblut. Le premier livre, paru en 2016, Antonioni/Ferrare, une hypothèse plausible, invitait à une remarquable circulation dans la ville italienne et les films d’un de ses plus prestigieux enfants, où textes et images se faisaient écho en même temps qu’ils renvoyaient à une mémoire cinématographique et à une méditation sur une configuration urbaine. Les retrouvailles des deux complices à Seraing, cette ville (ex)industrielle belge à proximité de Liège où Jean-Pierre et Luc Dardenne ont tourné tous leurs films, répondent à la même définition. Et pourtant le résultat, tout aussi réussi, est très différent. Et la démarche de Roche et Jungblut s’avère plus féconde encore.

La raison principale de cette réussite tient au cinéma des frères Dardenne – et bien sûr à la façon dont les auteurs du livre ont su rendre sensible ce qui singularise ce cinéma. Deux caractéristiques importent ici. D’abord le parcours des réalisateurs, devenus des grands noms de l’art cinématographique à partir de La Promesse en 1996, mais qui ont auparavant accompli un considérable travail de documentation et de réflexion par les moyens du cinéma à propos de, ou à partir de l’histoire ouvrière de cette ville de Seraing où ils ont grandi. Les six documentaires réalisés entre 1978 et 1983 sont mobilisés par le texte de Thierry Roche à la fois comme des films à part entière et comme des ressources ayant irrigué les œuvres de fiction, de manière d’autant plus active que souterraine. Ensuite le rapport à la ville, et plus généralement au décor, à l’environnement dans lequel se déploie l’action, tel que le mobilise la mise en scène des frères.

Racontant les déambulations dans Seraing en compagnie de Guy Jungblut lors des sept séjours qu’ils y ont effectués de 2016 à 2019, Roche ne cesse de vérifier, et de réfléchir combien cette ville, omniprésente comme lieu de tournage, n’en devient jamais le sujet direct, combien la réalisation s’abstient méthodiquement de monter en épingle des endroits remarquables, dans un véritable labeur anti-folklorique. On sait par ailleurs le soin méticuleux que les Dardenne apportent au repérage des décors pour chacun de leur film, dans une ville que pourtant ils connaissent par cœur – autant qu’il est possible de la connaître, du fait de ses multiples et constantes évolutions. Il ne s’agit donc pas chez les cinéastes d’indifférence, encore moins de désinvolture, mais bien d’une stratégie qui mobilise intensément la présence de la cité, et sa mémoire, mais selon une approche subliminale, atmosphérique, qui participe de l’économie narrative et émotionnelle de chaque film selon des régimes singuliers, où le texte de Thierry Roche repère certaines constantes, certains motifs – la présence-absence de la Meuse, des espaces verts, des usines désaffectées, de certains bâtiments.

Il ne s’agit donc pas chez les cinéastes d’indifférence, encore moins de désinvolture, mais bien d’une stratégie qui mobilise intensément la présence de la cité.

Cette construction d’un rapport à l’espace urbain par un ensemble de films selon certaines stratégies de mise en scène, les photos de Guy Jungblut la racontent aussi, par l’intelligence silencieuse des images composées par le photographe. Et aussi par leur disposition dans l’ouvrage, selon deux principes graphiques différents, de petites photos dans les pages de textes, et des grandes photos, ou des assemblages de photos dans quatre cahiers iconographiques scandant le livre. Qui connaît l’admirable travail éditorial des éditions Yellow Now, travail pour l’essentiel dédié au cinéma et à la photo dans le cadre de plusieurs collections, ne sera pas surpris de la qualité expressive, tout autant que de l’élégance visuelle de ces assemblages inventifs. Des assemblages qui d’ailleurs ne craignent pas de jouer avec leurs propres règles d’organisation dans les pages en vertu des bénéfices de sens de ces images, toutes dépourvues de légende afin de pouvoir déployer leurs puissances de suggestion. On songe ici à la formule de Chris Marker à propos de ses propres livres de composition texte-photo (Coréennes, Le Dépays), où « les mots ne commentent pas plus les images que les images n’illustrent les mots ».

Ce qu’a photographié Guy Jungblut à Seraing, en tout cas ce qu’il publie, c’est ce que les frères Dardenne n’ont pas filmé, ce qui n’apparaît pas dans leur film, et qui les habite pourtant. Les immenses installations industrielles dévorées par la ruine et la rouille, les cheminées comme les colonnes de temples d’un Moloch cosmique, les perspectives à la fois infinies et à jamais bouchées des voies de chemin de fer envahies par les herbes et l’inutilité, les maisons ouvrières éventrées ou murées de blocs de béton grisâtre, la violence tape-à-l’œil d’un urbanisme post-moderne désordonné, court-termiste, souvent inachevé. Thierry Roche parle, à propos de Seraing, d’« une ville moche, sans le charme de l’extrême laideur », cette banalité du laid est partie prenante de la tragédie humaine et sociale qui hante tout le cinéma des Dardenne. Un cinéma qui n’oublie rien de ce que furent les combats, et les défaites, de la grande cité ouvrière, mais qui jamais ne se résout à en fabriquer la représentation nostalgique, encore moins la commémoration endeuillée.

Le texte de Roche et les photos de Jungblut aident à comprendre la dynamique politique du cinéma des Dardenne à partir de ces réalités jamais oubliées, mais jamais acceptées comme pouvant écraser irrémédiablement les hommes et les femmes qui existent, vivent, travaillent, se battent, se trompent, s’entraident dans ce monde là, et à qui le plus dégueulasse serait de leur refuser la possibilité d’un présent, et d’un avenir. Les textes publiés par Luc Dardenne, dont les si remarquables deux volumes de Au dos de nos images, notamment les écrits de l’anthropologue Tim Ingold et ceux de l’écrivain Jean-Christophe Bailly nourrissent cette enquête à la fois de terrain et d’imagination. (…)

LIRE LA SUITE

LIRE LA SUITE

« Marseille entre deux tours » : six personnages en quête de cité

4891506_7_124f_une-image-du-documentaire-francais-de_711608b64f59db136515fa9924c0f77eMarseille entre deux tours de Jean-Louis Comolli, Michel Samson et Jean-Louis Porte. Durée : 1h17. Sortie le 30 mars.

Depuis 25 ans, Jean-Louis Comolli flanqué de son acolyte le journaliste Michel Samson mène un travail de cinéma politique sans équivalent. Marseille entre deux tours est le xxe film réalisé à l’occasion d’une élection dans cette ville.

De la mort de Gaston Deferre, parrain politique et à certains égards spirituel de Marseille à l’explosion des gauches socialiste et communiste en passant par la montée en puissance du Front National, l’irruption de Bernard Tapie, l’apparition de candidatures « issues de l’immigration », cet ensemble si profondément inscrit dans un tissu urbain et un théâtre politique spécifique compose aussi une exceptionnelle représentation des mutations de la vie collective française, d’un siècle à l’autre.

Il le fait d’autant mieux que, film après film, Comolli et Samson ont eu à cœur de varier les angles d’approches, de définir chaque fois une question singulière. Pourtant il s’agissait toujours d’observer les acteurs – candidats, partis, associations, médias – du jeu électoral.

Lors des municipales de 2014, attendant le résultat du premier tour dans le local électoral du chef de file socialiste Patrick Menucci, Comolli et Samson (ainsi que le chef opérateur de toujours, désormais pleinement associé à la réalisation, Jean-Louis Porte) ont pris conscience d’une usure, d’un vide, et décidé de faire autrement.

Bien entendu, il ne s’agit pas seulement de leur propre lassitude, il s’agit de l’exténuation des formes politiques classiques, jusque dans une ville qui les a adorées, jouées et surjouées jusqu’aux frontières de la tragédie mythologique. Ce que montrent remarquablement certains des précédents films, Marseille de père en fils, Marseille contre Marseille, La Campagne de Provence en particulier.

En voix off dans cette permanence quasi-déserte à la veille d’une défaite annoncée, Comolli déclare donc « Nous avons voulu aller voir ailleurs. Dans le hors-champ des campagnes électorales. Voir ce que racontent les rues, les ports, les escaliers, les marchés, les collines. Entendre ceux qui pratiquent la ville autrement, la parcourent, la pensent et l’inventent, les artisans d’une autre Marseille. »

Ces artisans sont à des titres divers liés à une opération d’une ampleur exceptionnelle, et qui a été bien mal comprise (et encore plus mal relayée par les médias nationaux), Marseille-Provence 2013, l’année d’interventions et de mises en œuvres de projets lorsque la ville a été Capitale européenne de la Culture.

Les six personnes qui interviennent successivement avaient tous une pratique importante avant ce temps fort qu’a été MP2013. Le parcours de Christian Poitevin, poète, performer et ancien adjoint à la culture de Robert Vigouroux, qui a joué un rôle majeur dans la création du Musée d’Art contemporain et la mise en place de la Friche de la Belle de Mai, ou celui du musicien Gilles Suzanne en ont été moins marqué.

Au fil des séquences scandées par le jazz ludique et suggestif d’André Jaume et Alain Soler, tous les six parlent pourtant d’une ville dont il apparaît que cet ensemble de manifestations culturelles a été l’événement politique le plus important des ces dernières années, et non pas les modalités habituelles de l’action publique, à commencer par les élections.

C’est éminemment le cas avec les deux interventions passionnantes de Baptiste Lanaspèze et de Julie de Muer. L’un et l’autre rencontrent le désormais moustachu et chapeauté mais toujours jovialement inquisiteur Samson sur une hauteur de la ville. De ce point de vue surplombant, ils décrivent, très différemment, deux manières de parcourir la ville pour la comprendre autrement, deux intelligences en marche, intelligences physiques pedibus jambisque, politiques, sociales, gourmandes, historiques, sensorielles.

Et leur parole fait émerger un paysage, au sens complexe du terme, une agencement de récits, d’espaces, de relations matérielles et mentales – ce que font aussi, à moindre échelle, Suzanne à La Plaine ou le musicien et performer Pierre Sauvageot avec les escaliers de la Gare Saint Charles, tandis que le sociologue Michel Peraldi met en évidence le rôle décisif des « excursionnistes marseillais » déjà au début du 20e siècle, et les descendances de ce rapport à la marche.

Dans le cas de Julie de Muer, l’expérience a mené à la mise en place de lieux d’accueil répartis dans le tissu urbain des quartiers Nord, à l’enseigne de l’Hôtel du Nord, tandis que la pratique de chemins de grande randonnée en pleine ville développée par Baptiste Lanaspèze se déploie désormais dans de nombreuses autres cités du monde, sous le label Urban Trails.

On pourra s’étonner que le film se termine avec une scène de liesse à la permanence de la Samia Ghali, seule candidate socialiste élue lors du 2e tour – et dont Comolli et Samson avaient suivi l’entrée en politique dans Nos deux Marseillaises.

Ce soir-là était tout de même, pour le camp dont nous voyons des partisans, un soir de défaite, et l’ensemble du film avait mise en évidence d’autres modes de rapport à la cité (au sens urbain comme au sens politique), face auxquels les phrases convenues de la candidate élue sonnent terriblement creux. Au-delà de la joie des supporters de l’élue des Quartiers Nord, c’est bien un doute, une inquiétude, une exigence d’autre chose que les séquences précédentes font éprouver.

Par les chemins qu’il ouvre, par les questions qu’il pose, par le expériences qu’il partage, Marseille contre Marseille est une proposition de cinéma travaillant les enjeux politiques de notre temps de manière féconde. On ne peut que regretter qu’il souffre d’une diffusion minuscule, qui rend difficile l’accès à un film qui méritait mieux, beaucoup mieux.

«Beijing Stories», mélodies en sous-sol

chine_19Beijing Stories de Pengfei, avec Ying Ze, Luo Wen-jie, Zhao Fu-yu. Durée: 1h15. Sortie le 6 janvier.

Le symbole est presque trop évident. À Pékin, des centaines de milliers de personnes vivent dans les sous-sols des immeubles, anciennes galeries anti-atomiques, caves ou aménagements sauvages. Cette face cachée du sidérant boom économique chinois des quinze dernières années aurait pu suffire à constituer la trame d’une chronique de la misère urbaine de masse à l’ère de l’explosion économique. Mais pour son premier film, Pengfei réussit à jouer des ressources dramatiques et métaphoriques de la situation, sans s’y laisser en fermer.

Construisant une intrigue tissée par trois personnages principaux, le réalisateur raconte de manière attentive la situation tout en laissant se déployer les ressources de la fiction, et les émotions que suscitent les protagonistes. Aux côtés du jeune ouvrier, brocanteur à ses heures, et de la jeune femme qui gagne sa vie en s’exhibant dans un bar de pole dance, voisins de sous-sol, comme en compagnie du couple plus aisé qui refuse d’évacuer sa maison expulsée pour cause de promotion urbaine galopante, Beijing Stories se révèle surtout d’une attention délicate aux êtres et aux choses, aux gestes et aux parts d’ombre de chacun.

On peut y reconnaître l’influence de Tsai Ming-liang, dont Peifei a été l’assistant, même si la tonalité est finalement moins sombre que chez le grand cinéaste taïwanais, quand bien les situations évoquées n’ont vraiment rien de réjouissant. L’humour et l’empathie affectueuse pour les personnages, jusque dans leurs limites, leurs erreurs, voire leur ridicule, et une grande élégance dans la manière de filmer, élaborent toute l’épaisseur sensible de ce terrible constat au pays des immigrants (intérieurs) noyés comme des rats dans les sous-sols de la nouvelle classe moyenne, et de l’éviction brutale des habitants pour satisfaire les appétits d’entrepreneurs voraces et de fonctionnaires corrompus.

Beijing Stories n’élude en rien ces réalités, et apporte ainsi une nouvelle contribution de grande qualité à cette prise en charge par le cinéma chinois contemporain des effets les plus sombres de l’évolution du pays, terreau sur lequel continuent de s’affirmer des jeunes réalisateurs. L’ébauche d’une romance en sous-sol, les ressorts d’une comédie ou l’embryon d’un polar se fondent comme naturellement pour nourrir la plénitude du film. Les trajectoires en pointillés des trois protagonistes, et la manière dont elles se croiseront, dessinent ensemble une carte à la fois romanesque, réaliste et imaginaire. (…)

LIRE LA SUITE