Sophie (Frankie Corio) et son père (Paul Mescal), un instant de grâce.
Le premier film de Charlotte Wells invoque avec émotion et dynamique de très simples souvenirs de vacances hantés d’une question trouble, et affirme d’emblée la présence irréfutable d’une cinéaste.
Des fragments d’image, un cadre qui tremble et se décale, des miettes de moments intimes attrapées comme par inadvertance… On devine un homme jeune dans une chambre d’hôtel, une fillette d’une dizaine d’années qui dit au revoir à l’aéroport.
Quelque chose a commencé, un mouvement intérieur qui n’est ni un récit, ni la rencontre avec des «personnages». Plutôt une matière, temporelle, lumineuse et émotionnelle. Un flux aux éléments d’abord épars, qui vont ensuite s’assembler de façon plus lisible, sans jamais se figer, sans jamais faire bloc.
Il arrive qu’on parle d’un film «palpitant», ce qui signifie d’ordinaire que ses rebondissements sont de nature à faire palpiter le cœur de qui le regarde. C’est vrai d’Aftersun, mais le premier film de la jeune réalisatrice écossaise est d’abord lui-même palpitant, comme un animal vivant, qui respire vite, dont le corps est chaud et habité de mouvements intérieurs.
La matière des premières images évoque des vidéos amateur, plutôt celles d’un caméscope des années 1990 qu’un smartphone, on ne sait pas d’emblée quand se passe ce qu’on voit, ni si toutes les images appartiennent à la même époque.
Des éclats de lumière dans une boîte de nuit montrent une femme jeune qui danse, à d’autres moments un homme jeune, celui du début, lui aussi en train de danser. Est-ce le même lieu, la même époque?
Tandis que Sophie dit au revoir, le «bougé» des souvenirs –ou d’émotions instables, encore à explorer. | Condor Distribution
Le revoilà, cet homme jeune, il est avec la gamine de 11 ans, Sophie, il a le bras dans le plâtre. Ils sont dans un bus, en vacances, mais où? Une fausse piste vers l’Espagne («Torremolinos!») déstabilise un peu, l’hôtel est sur une plage turque, lieu touristique pour vacanciers sans beaucoup de moyens, destination apparemment uniquement fréquentée par des Britanniques.
Entre Calum, le jeune père, qui hors congés avec sa fille végète du côté de Londres depuis sa séparation d’avec la mère de Sophie, et elle qui grandit à Édimbourg, se compose scène par scène, instant par instant, un étonnant assemblage de relations, de regards, d’élans.
La caméra vidéo participe de ces relations, qui sont aussi bien les bribes de souvenirs de ces vacances, tels qu’ils reviennent à la jeune femme qui danse dans le noir –Sophie, 15 ans plus tard.
Un film comme une danse
C’est banal et c’est très beau, et la force sans arrogance du film est dans la fusion quasi miraculeuse de cette proximité ordinaire et de cette grâce, qui ne cesse de se réinventer. C’est joyeux, délicat, drôle, un peu absurde, comme une danse où le corps même du film s’abandonnerait aux rythmes, aux invitations.
Un fil plus sombre court sous ces instantanés souriants, les éclats stroboscopiques de la boîte de nuit éblouissent au sein d’une ombre où sont tapis des tristesses, des regrets, des blocages. Sans doute, d’une manière ou d’une autre, un deuil.
Avec une infinie délicatesse, Charlotte Wells laisse affleurer ces récifs du temps et des relations inapaisées, dans le flux des jours de vacances, entre excursion en bateau et drague adolescente autour de la table de billard, disputes futiles, jeu près de la piscine et karaoké.
De manière diffractée et qui pourtant trouve pas à pas son architecture et sa logique, Aftersun raconte ce moment privilégié mais pas simple entre Calum et Sophie, et la trace qu’il laissera chez celle-ci. (…)