La grand-mère ennemie des images, devant son image.
Le film d’Asmae El Moudir invente les moyens de redonner réalité et visibilité à des événements enfouis. Celui d’Abderrahmane Sissako vibre de la rencontre inattendue entre une langue et des corps.
Cette semaine du mercredi 28 février 2024 est marquée par la sortie sur les écrans français de la deuxième partie de Dune, la saga de science-fiction réalisée par Denis Villeneuve, qui se distingue entre autres par le déploiement spectaculaire de SFX.
Mais il est d’autres effets spéciaux au cinéma que les impressionnantes manipulations des images numériques au service de films de science-fiction. Cela passe, à l’occasion, par des maquettes et des poupées fabriquées au vu des spectateurs, ou par des corps utilisant un langage qu’on n’attendrait pas d’eux. Et les effets n’en sont pas moins riches d’émotions et de sens.
Le long-métrage de la réalisatrice marocaine Asmae El Moudir et le retour longtemps attendu du cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako s’appuient chacun, de manière très différente, sur ces constructions que rend possible le cinéma, y compris, ou plutôt d’autant mieux sans «trucage», à tous les sens du mot.
«La Mère de tous les mensonges» d’Asmae El Moudir
«Il faudra imaginer», dira Filip Müller, survivant revenu de l’enfer des crématoires d’Auschwitz. Imaginer, c’est produire des représentations mentales, même lorsqu’il n’y a pas de traces visuelles. Cela peut se faire avec d’innombrables moyens.
Par exemple des maquettes en plâtre et carton et des figurines en terre glaise. Mais aussi des récits et des silences, des visages et des gestes. Lorsque commence La Mère de tous les mensonges, on ne sait pas bien ce qui relève d’une chronique familiale, pourquoi cette vieille dame est aussi hargneuse, quel est le problème avec cette photo d’une gamine.
Mais tout se met en place. Et ainsi, la jeune réalisatrice produit une évocation, on pourrait dire une invocation, tant il y a quelque chose d’un cérémonial magique dans son film, avec pourtant seulement des matériaux du quotidien.
Évocation, invocation d’une tragédie historique méthodiquement ensevelie par le pouvoir de ce roi dont les portraits trônaient sur les murs de toutes les maisons; évocation d’un drame familial extraordinairement incarné par les protagonistes toujours présents, quarante ans après.
C’est arrivé, donc, il y a plus de quarante ans. Un massacre, en pleine ville, dans les rues de plusieurs quartiers de Casablanca. De ça, comme de tant d’autres histoires, il n’y a pratiquement pas d’images.
Mais Asmae El Moudir parvient, grâce à des dispositifs à la fois simples et riches d’effets, à évoquer à la fois un drame personnel et familial et la terreur de masse exercée par le roi Hassan II à l’occasion des «émeutes du pain» en juin 1981 et de la répression sanglante qui y a répondu.
Pas d’images de l’écrasement de la révolte, ni des cadavres qu’il a semé, pas d’images non plus de sa propre enfance, vécue à ce moment là par Asmae El Moudir. Alors on va les faire, en toute visibilité, poupées et dessins, reproduction du quartier et de ses habitants. Le père, maçon, la mère, couturière, des voisines et des amis vont y aider.
Parmi elles et eux, la grand-mère, tyrannique maîtresse de maison, qui a peut-être jadis sauvé la vie des siens en leur interdisant de participer aux manifestations et leur a assurément pourri l’existence en faisant régner une atmosphère de rigorisme religieux et de soumission à l’autorité politique.

La réalisatrice et son père devant la maquette reconstituant le quartier où ils vivaient au début des années 1980 à Casablanca. | Arizona Distribution
Parmi elles et eux, quelques proches, qui ont survécu aux geôles et aux tortures des sbires de «notre ami le roi», participent à ce récit qui est aussi un retour sur une enfance, des jeux, des amitiés, des rêves et des angoisses.
Reconstitution, modélisation, fragments d’archives, re-enactment, témoignages, oublis, refoulements, changements d’échelle: le temps est une construction, qui est reconnue comme telle. Et cette construction fait les émotions qui font l’intelligence.
La Mère de tous les mensonges prend souvent des airs de conte (avec en particulier la figure de la grand-mère), de récit d’initiation, de réflexion sur les images et sur le besoin d’images pour se construire, pour exister individuellement et collectivement. La Mère de tous les mensonges est un documentaire.
C’est même, avec des moyens parfaitement hétérodoxes par rapport à ce que l’on entend d’ordinaire par «documentaire», un extraordinaire exemple de documentation méticuleuse, pas les images, les sons, le montage, la lumière et les voix, d’un moment essentiel d’une vie et d’un événement historique ainsi sorti de l’obscurité.
Ce geste documentaire est un acte de lumière vitale pour l’histoire personnelle et familiale d’Asmae El Moudir, et pour l’histoire du Maroc. Et il est un acte de lumière vitale pour l’histoire de toutes et tous, en tous lieux, en tous temps et pour le cinéma toujours à réinventer.
C’était, aussi, ce qui en a fait un moment important du dernier Festival de Cannes, objet singulier et personnel participant de cette galaxie d’innovations documentaires qui éclairèrent les écrans, avec Les Filles d’Olfa, Little Girl Blue, Jeunesse (Le Printemps), Man in Black ou Occupied City.
«Black Tea» d’Abderrahmane Sissako
Elle a dit «non»! La jeune femme qui allait se marier contre son désir au dernier moment a rompu avec son entourage, dans cette ville d’Afrique où son destin était tout tracé par la famille, par les hommes, par la société.
C’est le premier choc, vigoureux, du nouveau film d’Abderrahmane Sissako, réalisateur de Bamako (2006) et de Timbuktu (2014). Et aussitôt, le second: la revoici, Aya, qui ne s’est pas mariée à Abidjan.
Elle est à Canton (ou Guangzhou), habitante fort bien intégrée du quartier mixte qu’on surnomme «Chocolate City» et où vivent de très nombreux Africains, mêlés à des Chinois. Fièrement, le film ne se soucie absolument pas de justifier le trajet qui l’a menée de la mégapole ivoirienne à la mégapole de la province du Guangdong (sud-est de la Chine). (…)